«Tant qu'il n'est pas minuit, le tigre ne dit pas qu'il dort sans souper.»
Toast à déclarer peu avant la nouvelle année.
Tenant la lettre que je viens d'écrire à Luciole à deux mains, je tente de me relire pour me corriger. Tant de fautes d'orthographe... Triste, j'ai peur que ça attriste encore plus Luciole si elle voit la langue française malmenée par mes soins.
«Tendre Luciole,
Tu auras deviné que je suis au courant de ce qui s'est passé. Tellement triste pour toi... Tu vas bien, j'espère ? Tu sais que je suis là si tu déprimes trop...
Tu en doutes ? Tu ne ferais pas la même chose si j'avais été à ta place ?
Tout ça à cause de Xavier...
Tu ne pourras pas dire que je ne t'avais pas prévenue...
Tu t'es fait manipuler par un garçon. Tu n'as pas à t'en vouloir : ça aurait pu arriver à n'importe qui. Tu n'as pas à culpabiliser d'être tombée sur un idiot...
Touchant, tu l'as trouvé touchant le Xavier quand il t'a demandé de sortir avec toi, sous la pluie, juste avant d'aller au collège. Tu n'arrêtais pas de me le répéter : «Tu sais, il est touchant, il est touchant, il était trop mignon, trop mignon.»
Tu parles !
Très crédible il était lorsqu'il te tenait la main dans les couloirs ou quand il te laissait entrer dans la salle de classe avant lui. Talent, quel talent de comédien !
Tu n'as qu'un mot à dire, peut-être deux, voire trois, et je me jette sur lui pour lui donner la correction qu'il mérite !
Très souvent, avant le mariage de Quentin et de ta tantine, il a cherché à se faire inviter. Tu l'as cru sincère et il s'est tout le temps montré sous son meilleur jour en ta présence. Tu ne pouvais pas savoir qu'il allait te faire un sale coup...
Tu n'as qu'un mot à dire et je ramasse avec plaisir les restes de confettis du mariage pour qu'il s'étouffe avec !
Tu lui as même fait rencontrer tes parents : il a osé les trouver charmants, soi-disant. Tu peux te rassurer : je ne dis pas que tes parents sont horribles mais voir Xavier aussi gentil, parfait et bien sous tous rapports... Tout m'indiquait que quelque chose ne tournait pas rond.
Tu m'aurais écouté si je t'avais prévenue ?
Tout compte fait, j'ai bien essayé de t'avertir plusieurs fois mais tu ne m'as jamais pris au sérieux... Tu disais que j'étais jaloux, que je voulais t'avoir rien que pour moi. Tu avais un peu raison mais je savais au fond que je n'étais pas dans l'erreur et que les choses allaient mal finir...
Trêve de plaisanteries ! Toujours, je serai toujours là pour toi et, au départ, je t'écrivais pour te changer les idées... Tu dois avoir l'impression que je remue le cutter rouillé dans la plaie béante et j'en suis tout désolé...
Tu te souviens du mariage de ta tantine ?
Tu ne le sais sûrement pas mais ce jour-là, Quentin m'a fait beaucoup rire... Tu n'ignores pas qu'il m'a choisi comme témoin, ce qui m'a valu de passer toute la journée avec lui. Trente minutes avant le mariage, Quentin était rouge, plus rouge qu'une tomate farcie. Tout ce temps, il respirait aussi fort qu'un avion à réaction, il tournait en rond comme un hamster hyperactif qui cherche à se mordre la queue. Tout à coup, il a trébuché bêtement... Tu dois savoir que la fenêtre de la pièce dans laquelle nous nous trouvions était ouverte. Tout à coup, il a trébuché bêtement, donc, et il s'en est fallu de peu pour qu'il ne bascule dans le vide, sachant que nous étions au cinquième étage. Tête la première, il aurait pu se tuer en tombant la tête la première. Très heureux que je l'aie rattrapé en plein vol ! Treize secondes plus tard, nous étions pliés de rire, incapables de nous arrêter.
Tu vois, c'est ce genre de moments que je préfère garder en mémoire, pas toutes les fois où j'ai aperçu la tête de Xavier au mariage...
Tu devrais en faire autant : chasser Xavier de ton esprit et ne penser uniquement qu'à ces petits instants de franche rigolade ! Tu n'es pas sensée ignorer que nous en avons eu des instants de franche rigolade, toi et moi ! Tu sais bien que nous avons treize années de bons et joyeux souvenirs derrière nous que nous prenons plaisir à partager !
Tu te rappelles du jour où on a essayé de faire croire à ta grand-mère que Syllabus parlait couramment le latin ? Tu te rappelles de la fois où on faisait semblant de lui parler en ancien français, à ta grand-mère, pour lui faire croire qu'elle était tombée dans une machine à remonter le temps dans son sommeil ? Triste échec, ce jour-là, mais aujourd'hui encore, je trouve notre petite tentative bien drôle.
Tu te rappelles quand on a fait courir le bruit qu'un trésor était enterré au parc municipal et qu'un mercredi après-midi, on a croisé une foule de gens creusant partout ? Tu te souviens quand on allait aux machines à sous pour voir si personne n'avait laissé de pièces derrière lui ?
Tu te souviens de nos goûters où on faisait parler nos gaufres ? Toutes nos gaufres avaient des vies palpitantes à chaque fois. Tu te souviens de toutes nos discussions où on se racontait nos rêves étranges ? Tomate farcie poète attaquée par un pain d'épices cannibale, rien n'a encore détrôné ça...
Tous ces bons souvenirs, ne les chasse pas d'un revers de main à cause d'un idiot... Tu peux te servir de ce qu'il t'a fait comme une leçon que tu auras apprise à tes dépends mais oublie-le, ce Xavier !
Tu n'as qu'un mot à dire et je lui ferai regretter de s'être fichu de toi !
Tu sais que je ne supporte pas qu'il soit sorti avec toi durant trente-trois semaines, à cause d'un pari stupide ! Tu sais que je ne supporte pas qu'il se soit fichu de toi durant tout ce temps ! Tu sais que j'ai envie de vomir rien que d'y penser ! Tu sais, avant toute chose, qu'il te trouve trop fillette et qu'il a voulu te faire croire aux contes de fées pour mieux te ridiculiser, mais ce n'est pas ce que moi je pense de toi !
Tu dois te mettre en tête qu'en réalité, Xavier n'a jamais pris le temps de te connaître : il ne sait rien de toi, il n'a rien compris...
Tu n'as qu'un mot à dire et je te venge, Luciole !
Ton ami le plus dévoué.»