Un Air de Rébellion (nouvelle, partie 2/4)

Patrocle faisait une tête et demie de moins que son second-maître ; pourtant, leurs yeux bruns et bleus s’étaient croisés longtemps, sans ciller… Malappris, malgré sa lippe hargneuse, avait encaissé l’humiliation sans mot dire. Satisfait de ce rappel à l’ordre, le capitaine Jacasse fit mine de le relâcher comme un vieux mouchoir… Mais il n’avait pas la force nécessaire pour l’envoyer valdinguer, et Malappris resta droit comme un piquet. L’ordure ! Ce vieux soudard persistait à ne voir qu’en lui un intrus qui avait usurpé sa place naturelle de chef au sein du clan des Aiglefins. Peu lui importait, au fond, les sommes tonitruantes que l’expertise technologique de Patrocle avait rapporté à sa famille étendue… C’était LUI qui avait motorisé leurs deltaplanes, LUI qui avait dessiné les plans de l’Aire-de-Rien, LUI, encore, qui avait fait de ces pillards barbares une bande de pirates digne de ce nom…

« Si j’abandonne ces hommes aux loups, les Poissons-Pilotes se diront qu’un jour, eux aussi se retrouveront dans une situation difficile… Et ils sauront qu’eux aussi, je les sacrifierai à la moindre anicroche pour un petit profit. C’est comme ça que débutent les mutineries, Malappris. Avec ce genre de doutes pernicieux… Ces gouttes croupies, qui érodent, moisissent et s’infiltrent par les fissures. »

Le second-maître s’apprêtait à répondre lorsque retentit le premier coup de tonnerre. Tout le monde sursauta. Perplexe, Patrocle leva le menton et découvrit de gros moutons sombres qui couvraient désormais la majeure partie du ciel… Malmort ! Depuis combien de temps se trouvaient-ils à terre ? La météo lui avait pourtant paru si clémente, à l’atterrissage… Un éclair, fatidique, le nargua aussitôt.

« Vous vous disputerez plus tard, les héla Dorothée à quelques mètres de là. Il y a un vent mauvais… La tramontane ! Ça ne va pas s’arranger, croyez-moi.

— Foutus orages pluves, pesta Malappris. C’est ton pays qui nous ramène le mauvais temps, vieille morue !

— Les rafales du nord, jacta-t-elle en retour. À moins que le soleil ait changé d’habitudes durant ma captivité, il me semble que ma patrie est toujours à l’est…

— Nous ne devrions pas traîner, concéda Patrocle d’un ton sec. Venez donc, Monsieur de Malappris ! Procédons au recrutement, et vite. »

Aussi, ils revinrent avec leurs nouveaux compagnons vers les gardes pirates, qui n’avaient pas bougé d’un iota. Ceux-ci s’étaient même remis à chanter… faux :

« Du pain rassis, du rhum fissa… Je suis pas né d’hier !

Dans ce métier, j’ai peu d’espoirs de passer la trentaine…

Mais vivre libre et dans les airs vaut bien quelques ornières !

Je prendrai soin de mon vaisseau de la poupe à l’antenne ! »

Quant à leurs anciens adversaires, ils attendaient leur sentence sans moufter. Après quelques applaudissements polis, Patrocle reprit ses airs les plus débonnaires et théâtraux pour les enjôler :

« Daignez m’excuser, mes braves, pour ces manières de cachalot ! C’est votre trésor de guerre, vos fournitures médicales et votre sainte-barbe qui m’ont attiré ici. Pas l’odeur de votre sang… Alors, détendez-vous : dès que j’aurai fini mes emplettes, vous pourrez prendre congé de moi. Et bien que je puise dans le coffre-fort de votre belle armée, j’ose espérer, messieurs les prolétaires, que l’expérience s’avère tout aussi… “enrichissante” pour vous. Voyez ! »

Tout en retirant son couvre-chef, Patrocle en désigna du doigt la pierre luisante, grosse comme son poing. Celle-ci en ornait le rebord au sein d’un chaton doré, à la manière d’une véritable tiare :

« Voyez-vous ceci ? Cette broche, c’est l’Œil-de-l’Eau. Le plus gros saphir du monde… Je l’ai… disons, emprunté lorsque j’ai bombardé le temple de Pont-l’Ost, il y a quelques années… Le premier voyage officiel de l’Aire-de-Rien, le premier casse aérien de l’Histoire… il fallait bien marquer le coup !

— C’est un faux », retentit la voix de Dorothée Sceau derrière lui.

Comme un animal écorché, Patrocle s’était retourné aussitôt. La dame avait dû lâcher ces mots sans réfléchir, car son visage perdit son masque d’assurance lorsqu’elle vit l’expression sur la figure du capitaine… ainsi que le pistolet de Malappris, dirigé vers sa tempe. Ce dernier n’attendait qu’un signal de son supérieur pour tirer. Rabrouer le capitaine Jacasse, c’était une chose… remettre en cause les accomplissements de son équipage, c’en était une autre. Patrocle, souriant comme un squale, railla Dorothée qui restait muette comme une carpe :

« Je vous en conjure, madame, finissez donc votre phrase ! Vous nous faites tous… “mourir” de curiosité.

— Eh bien, déglutit-elle. Je… supposais juste que… que le bijou actuellement conservé dans la crypte de Pont-l’Ost est un faux, voilà. Forcément, vu que vous avez volé l’original. »

La petite maligne !

« Vous avez l’esprit vivace, ricana Patrocle tout en faisant signe à Malappris de baisser sa pétoire. Oui, une cave sombre, que seuls quelques rares élus peuvent visiter une fois l’an, pour des raisons religieuses… Comme par hasard ! Les prêtres ont dû se sentir humiliés, lorsque je leur ai arraché leur petit trésor. La pierre qui repose désormais dans leurs souterrains n’est qu’une verroterie sans valeur. Il est dit que les impies qui osent souiller de leur regard l’Œil-de-l’Eau sont aveuglés par un courroux divin… Bien entendu, ce sont les prêtres des Quatre Dieux qui se chargent eux-mêmes d’énucléer les resquilleurs ! Comme c’est aimable à eux. »

Sans plus prêter attention à cette insolente, Patrocle en profita cette fois-ci pour s’adresser aux soldats agenouillés :

« Mais rassurez-vous, messieurs : désormais, n’importe quel mortel peut toucher cette magnifique pierre… avec les yeux, bien entendu. Car oui, vous ne rêvez pas : l’Aire-de-Rien embauche ! Vous vous êtes bien battus. Je sais reconnaître la valeur d’un homme vaillant, et vous paierai bien mieux que vos généraux à col blanc… Alors ne manquez pas cette opportunité ! Qui parmi vous rejoindra…

— Des violeurs, le coupa d’un air sec le maréchal Noy à qui personne n’avait rien demandé. Des voleurs, des assassins d’enfants ! Voilà ce qu’il vous propose de devenir, pauvres fous ! Ne… AÏE ! »

Un garde venait de lui asséner un coup de crosse sur le haut du crâne. En dépit du sang qui dégoulinait sur son front, le gorille grisonnant redressa la tête et ravala son râle de douleur pour scruter Patrocle avec force mépris. C’était un dur, il fallait bien le reconnaître. Intrigué par cette proie un peu plus coriace que les autres, le capitaine replaça le splendide tricorne à joyau sur ses cheveux en brosse et se dandina vers le maréchal bardé de médailles…

« J’oublie tous mes égards, s’amusa-t-il tout en l’applaudissant lentement. Nous recevons un invité de marque, aujourd’hui. Tallard Noy, le grand héros de la Guerre du Phosphore… ou le “Boucher de Carat”, à en croire ces indigènes diamisses qui ont eu le bonheur de vous rencontrer. J’ai beaucoup d’admiration pour votre efficacité, maréchal, alors, par pitié… tâchez de rester professionnel. Nous sommes en affaires.

— J’ai servi mon pays, lui postillonna Noy à la figure. J’ai mis mon bras au service de grandes causes… Ma conscience est tranquille. Peux-tu en dire autant, chien galeux ? Qui sers-tu, à part toi-même ? »

Surpris par cette intensité soudaine et suicidaire, Patrocle gambergea quelques secondes. Et lorsqu’il renvoya un regard neutre et entendu vers ses hommes cagoulés… aucun d’eux ne sembla réagir. Puisque ce haut-gradé en faisait une affaire personnelle, sans doute attendait-on du capitaine qu’il réglât le problème par ses propres moyens. Celui-ci ressentit un frisson familier le long de son échine. S’il demandait à un de ses hommes de le débarrasser de Noy, il passerait pour un faible auprès de l’équipage… Mais s’il s’en chargeait lui-même, il effraierait sans doute ces potentielles recrues qui le trahiraient à la première occasion.

Le seul moyen de gagner, c’était de ne pas jouer.

D’un soupir dédaigneux, Patrocle décida de jouer son dernier atout. De son col, il sortit un sifflet attaché à un cordon… puis le montra à la foule.

« Enfants de Pluvède, entonna-t-il avec ferveur. Une magnifique opportunité s’offre à l’un de vous : une place d’officier au sein de mon équipage… ainsi qu’une prime de dix mille roseilles. Prélevée sur mon compte personnel, de suite. Mais ce privilège, il va falloir le mériter. Celui d’entre vous qui portera le coup fatal à son précédent chef… sera le gagnant du concours ! TROIS.

— Quoi, éructa Noy. Vous vous ridiculisez, mon pauvre…

— DEUX.

— Nous sommes patriotes ! L’honneur est notre seule ambition.

— UN.

— Aucun de mes sergents n’oserait me… »

Nul n’entendit le son strident de l’appeau car un des soldats pluves, dans un hurlement bestial, s’était déjà rué sur son supérieur. Noy tenta aussitôt de se débattre ; mais deux autres candidats rampaient vers les deux lutteurs… Ce fut un chaos de corps entrechoqués, superposés : tiraillé entre ses trois agresseurs, le maréchal fut jeté, plaqué, piétiné… Cette confusion furibonde lui offrit quelques secondes de répit, alors que se cognaient ses anciens soldats pour s’arroger l’honneur du coup-de-grâce. Pourtant, un gagnant plus costaud que les deux autres se détacha vite du lot. De ses deux bras puissants, il cogna les crânes de ses compétiteurs l’un contre l’autre. Puis, tandis que ceux-ci dégringolaient sur le côté, il attrapa in extremis le pied du maréchal qui tentait de s’échapper… En se plaçant à califourchon sur lui, l’homme enfonça ses paluches autour des cervicales. Noy, dont la langue avait doublé de volume, tentait de le griffer ; néanmoins, ses forces l’abandonnaient peu à peu tandis qu’il se faisait étrangler. Deux atroces minutes plus tard, il s’échoua pour de bon dans la boue gelée. Ses yeux exorbités regardaient le ciel gris, ainsi que son meurtrier.

Le capitaine Jacasse et ses hommes avaient contemplé le spectacle, appréciateurs. Quant à Dorothée et aux autres otages, ils avaient détourné la tête en silence… sans bouger. Malappris tendit un mouchoir brodé au vainqueur, et lui tapota le crâne en guise d’adoubement. Ses hommes, d’un commun accord, abaissèrent alors leurs armes et entonnèrent ce refrain qu’on destinait aux bleus :

« Ma bonne amie, j’en suis gaga : c’est une meurtrière !

Libératrice ou pochetée ? Une chose est certaine…

Filouterie, piraterie, voilà ma conseillère !

C’est ma chérie, mon égérie, ma jolie puritaine ! »

Comme pour juger leur performance musicale, le tonnerre retentit une fois de plus. Des trombes d’eau métamorphosèrent aussitôt les chevelures pluves en vieux tas d’algues mouillées. Quant aux tricornes des pirates, leurs rebords prirent des allures de gouttières. Patrocle se retint de pousser un juron. S’il avait senti tomber les premières gouttes, il aurait pu ordonner à chacun de se mettre au sec…

« Ce n’est pas le moment de vous enrhumer, hurla Malappris avant de se retourner vers son capitaine. Rentrons, et vite !

— Certes », maugréa Patrocle qui ne goûtait guère cet ordre implicite qu’on lui donnait.

Heureusement, ils n’avaient pas fait atterrir l’Aire-de-Rien. Quelques allers-retours en nacelle suffiraient à embarquer tout le monde et déguerpir. Ni les soldats nouvellement enrôlés ni les otages récemment libérés ne se firent prier pour monter dans l’incroyable engin : ils avaient froid, ils étaient trempés… Certains, à en juger leur air appréhensif et leur façon de se cramponner au bastingage, souffraient du vertige… ou d’une quelconque crainte sacrée qui leur donnait l’impression de commettre un sacrilège, en s’envolant ainsi pour les cieux. À en croire la propagande de leur pays, l’Aire-de-Rien n’était qu’un mythe…

Dorothée, les bras croisés, attendit néanmoins la dernière navette pour s’élever aux côtés de Malappris et Patrocle. Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter le plancher des vaches, elle osa demander :

« Et eux, alors ? »

Elle désignait du doigt les cadavres à moitié découverts… dont celui du maréchal Noy, étendu la gueule ouverte. La pluie avait déjà recouvert sa silhouette en croix d’une pellicule luisante. On avait bien sûr remonté les trois pirates perdus au combat, mais pas leurs adversaires. Comme Patrocle ne comprenait point cette remarque lapidaire, elle expliqua avec condescendance :

« Il ne faut jamais laisser de corps abandonné aux rats et aux corbeaux… Votre mère-grand ne vous a jamais appris ça ? Les pires malédictions poursuivent ceux qui manquent ainsi de respect aux morts…

— L’armée pluve leur donnera une sépulture décente, supposa Patrocle sans passion. Ils ont l’éternité devant eux, ils peuvent bien attendre quelques jours qu’on les retrouve !

— Mais cela nous porterait malheur, souffla Malappris à l’oreille du commandant. Prenons au moins le temps de recouvrir ces gars avec un peu de terre… Sinon, ces nouvelles recrues pourraient nous le reprocher !

— Vous oubliez votre place, l’avertit Patrocle. Nous perdrions du temps à nous exposer ainsi, il faut fuir. Le salut des vivants avant celui des morts… toujours. »

Le capitaine Jacasse exécrait toutes ces bondieuseries … autant d’obstacles dans sa course vers le progrès. Il n’avait jamais reçu d’instruction religieuse, sinon cette vague sentence, assénée dans sa prime jeunesse par des gens mieux nés, moins contrefaits que lui ; à savoir qu’il n’était qu’un monstre répugnant, indigne de toute considération. Et ce, sans la moindre explication logique de leur part. Puisque Dieu n’avait rien d’utile à lui offrir… Patrocle avait décrété qu’il n’en avait point besoin.

« Cet étron décoré et ses larbins resteront là, annonça-t-il à Dorothée. Ceux qui voyagent sur l’Aire-de-Rien doivent laisser leurs superstitions à terre… Un homme qui tutoie les cieux n’a que faire des dieux ! J’ai forcé la bande des Aiglefins à abandonner ses anciennes croyances pour s’élever avec moi, Madame… ainsi que tous ceux qui m’ont rejoint. Je ne ferai aucune exception pour vous.

— C’est de la folie, s’horrifia-t-elle. Le Torque… Cette montagne est une terre sacrée ! Un refuge pour les dieux ! Vous la souillez en laissant dériver ces gens dans les Limbes.

— Vous vous souciez de ces pauvres garçons, sourit Patrocle en haussant les épaules. Eh bien, dans ce cas, vous n’avez qu’à rester là, Madame… Priez pour le salut de leurs âmes ! »

Dorothée grimaça. Le capitaine fit signe à son second et ses hommes de le suivre vers la nacelle. Malgré les scrupules de Dorothée, son instinct de survie prit le dessus ; au dernier moment, elle s’élança vers le portillon pour rejoindre les derniers membres d’équipage. Alors que s’élevait la passerelle, elle jeta un dernier regard inquiet vers l’immobile maréchal… mais posa aussitôt des questions à son sauveur quant à leur destination. La galanterie obligeait Patrocle à garder patience, et répondre :

« Zouste, évidemment. Le Plein-Sud est une terre sans loi, notre petite utopie. Le repaire sacré de tous les bandits… et des parias. De là, vous trouverez bien un convoi pour rentrer chez vous.

— Cela ne m’avance guère ! Je vous suis bien reconnaissante de m’avoir libérée, mais… je n’ai nulle part où aller, après cela.

— Allons ! Les brillantes jeunes femmes de votre genre rebondissent toujours.

— Pas celles de mon genre.

— C’est-à-dire ?

— Heu… les cartographes, lança-t-elle au bout d’un moment. Tous les instituts géographiques ont été réquisitionnés à des fins militaires… J’ai eu l’imprudence de refuser de travailler pour l’armée. Comment croyez-vous que je me suis retrouvée dans les pattes de Noy ? »

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