« C’est incroyable !, pesta Léonard.
- Quoi donc ? demanda son épouse en abandonnant la page de son livre. Elle avait investi la cuisine du manoir impatiente de tester des recettes pour son projet food truck.
- De toutes les photos que j’ai prises, il n’en reste pas une seule. Tu m’entends pas une seule !
- C’est peut-être un korrigan, qui les a effacées ? répondit-elle avec malice.
- Oh ! Arrête avec ces fadaises, c’est comme…
- Un tour de magie, c’est ça chéri. Et bien, si c’est le cas, c’est ton domaine.
- Marie, je n’ai pas envie de plaisanter. Cet endroit, ce jardin, Awena, ce chat, y compris la pendule, tout est bizarre ! Même flippant parfois. Et je ne parle pas de l’apparition.
- Amour, arrête d’en parler comme d’un revenant. Il s’agissait d’une rencontre made in Bretagne, voilà tout ! Et s'il faut y voir un signe, ce ne peut-être qu'un heureux présage ! »
Léonard leva les yeux au plafond excédé, Marie cessa de tourner les pages du manuel, soudain attendrie. Elle se remémora la scène de la veille. Dire qu’elle avait cru qu’un affreux sanglier aux défenses dures et tranchantes allait surgir des buissons et fondre sur Merlin ! Elle s’en voulait terriblement d’avoir montré si peu de sang froid. Mais elle, la citadine avait imaginé le pire.
« Il était inoffensif et tellement beau ! "
Elle se corrigea. "Beau" s'avérait bien trop banal pour parler d'un tel animal.
" Tellement noble et majestueux." Là, on aurait pu penser qu'elle évoquait un lion dans la savane. Peu importait, cette créature à tête couronnée qui évoluait avec la délicatesse d'un ballerine au milieu des fourrés le valait bien.
"C’était un cadeau de la nature. Un instant où le temps semble suspendu, un pur moment de grâce comme on en vit peu."
- Chéri, les cerfs blancs, ça ne court pas les forêts. On n’en rencontre quasiment que dans Harry Potter. Alors, mon intuition me dit qu’il y a quelque chose de pourri au domaine d’Awena.
- Ton intuition ne te dit rien du tout ! C’est juste la Bretagne, mon amour, il faudra t’y faire. »
Léonard quitta la pièce agacé pour rejoindre le jardin. A peine pointait-il du doigt un phénomène étrange, que Marie lui rétorquait immanquablement : "Bretagne". Rien n'était jamais "bizarre", tout était simplement "breton". Et sa femme s'était éprise avec passion de ce coin reculé, au point d'en être aveuglée, ce qui est le propre de toute passion, pensa avec dépit Léonard. Il lâcha entre ses dents: "Elle a bon dos la Bretagne !" Il n’en démordrait pas, une atmosphère anormale régnait à Bréchéliant. Il ne comptait pas pour autant s’aventurer dans le labyrinthe de verdure où les avait menés la veille Awena, pour en faire la démonstration à Marie. La vieille bique avait le dessus pour l’instant. Elle maîtrisait le terrain et elle les avait coupés de tout. Le val sans retour portait décidément bien son nom. Aucun touriste, aucun visiteur, aucun voisin. Il n' y avait pas âme qui vive à moins de vingt kilomètres, si bien que Marie aurait bien du mal à vendre ses plats dans les environs immédiats. Sans compter que la voiture avait refusé de démarrer, quelques heures auparavant. Hasard ou sabotage ? Et si la bretonne n’était autre que le gourou d’un genre de secte ? Ca s'était déjà vu. L'art de la manipulation n'était pas une question d'âge. D'ailleurs, Marie était bel et bien tombée dans ses filets, comme victime d'un charme ou plus sûrement d'une espèce de lavage de cerveau. Elle ne jurait plus que par le domaine.
D’habitude, c’était pourtant elle qui se montrait méfiante. Mais cette fois-ci, il avait le sentiment d’être le seul à demeurer lucide. Il avait beau avoir fait de l’illusion son gagne-pain, son esprit rationnel le mettait en garde. Un magicien averti en vaut deux. Même si ces derniers temps, il avait mis entre parenthèses sa profession. Au lieu de répéter ses nouveaux tours de cartes, de s’inspirer des lieux pour un spectacle, il remettait toujours au lendemain, dérangé par ce trop plein de légendes pour créer sereinement. Et, il y avait quelque chose qui l’intriguait bien davantage encore que l’insolite cerf blanc, c’était le vœu qu’avait émis leur hôtesse quelques instants plus tard d'enseigner l'histoire et la littérature au petit Merlin. En fait, plus qu’un vœu c’était presque un ordre qui ne souffrait nulle contradiction.
Marie s’était réjouie à cette idée, Léonard avait pâli à cette perspective.
« Tu comprends, c’est une ancienne institutrice, sa fibre éducative est toujours là. »
Léonard doutait qu’Awena ait jamais eu la moindre fibre positive à proposer et il redoutait ses méthodes pédagogiques, qu’il imaginait digne d’un cerbère.
« Ca va créer un lien entre le petit et son arrière grand-mère. » avait conclu son épouse, débordante d’enthousiasme.
A cette occasion, il apprit que leur parente aidait aussi la fille du jardinier pour ses devoirs. Sur le coup, Léonard ne sut ce qui le surprit davantage, qu'Awena consacre du temps à une fillette, ou qu'un homme aussi rustique et âpre que ledit jardinier ait trouvé sabot à son pied et fondé une famille.
Il observa la fenêtre de la tour où la vieille maîtresse d'école dispensait son premier cours à son jeune élève. La fameuse bibliothèque faisait partie des appartements très privés du manoir. Il avait juste été autorisé à mener Merlin au pied de l'escalier en colimaçon sculpté dans la pierre. "Monte" avait lancé une voix ferme.
Merlin avait alors offert un sourire timide avant de gravir les marches. Léonard l'avait suivi du regard, avant de voir disparaître sa silhouette dans les méandres de la tour. De toute façon, il était résolu, si son fils montrait le moindre signe inquiétant, ils quitteraient sur le champ Brochéliant, quoi qu'en dise son épouse. Qui sait ce que cette étrange créature allait mettre dans le crâne du petit ? Jusque là, elle n’avait témoigné aucune marque de sympathie pour Merlin. Elle s’était juste montrée curieuse de sa date de naissance. Que cachait ce regain d’intérêt aussi soudain que suspect ?
Pendant son ascension, Merlin était partagé entre joie et appréhension. Il brûlait d’envie de découvrir la collection de livres d’Awena et d’accéder à un endroit pour une fois interdit à ses parents. Cela rendait la bibliothèque d’autant plus précieuse et mystérieuse. En revanche, la perspective du tête à tête avec l’ancêtre le réjouissait beaucoup moins. Il commençait à manquer de souffle quand il se retrouva enfin devant le seuil de sa nouvelle salle de classe. Il se pencha pour observer le chemin qu’il avait parcouru, il eut l’impression d’avoir pénétré dans une coquille d’escargot au fil des hautes marches. Le petit garçon prit une profonde inspiration, comme pour chasser le trac d’un premier jour d’école. Il pressentait bien que ce cours allait être particulier dans tous les sens du terme, pourtant il était loin d’imaginer ce qui l’attendait en se glissant dans l’antre de la dame de Bréchéliant.
Léonard n'est pas sensible à ce qui est "breton" semble-t-il ha ha
Il est le seul à n'être pas sous le charme du Val sans Retour. Etre magicien ne l'empêche pas d'être lucide, au contraire. Et son inquiétude pour Merlin est légitime. Cette lucidité provoque des passages plein d'humour qui se dégustent le sourire aux lèvres.
Mais que va apprendre l'ancêtre à cet enfant ? Toujours des questions.
A bientôt
Merci beaucoup pour tes retours de lecture réguliers et le temps que tu y consacres. J'espère que la suite continuera à susciter ta curiosité et à te plaire. A bientôt.
Merci infiniment pour tes retours réguliers et précis. J'espère que la suite te réservera de belles surprises. J'ai hésité entre "Brochéliant" et "Bréchéliant", du coup je m'embrouille parfois. Je vais corriger. A bientôt.
Léonard n'est pas sensible au charme breton, il soupçonne quelques manigances ! En fait, c'est un pragmatique, il sait que derrière chaque illusion se cache une ficelle. Mais qui ici tire les ficelles ? That is the question ? Je crois qu'il n'a pas fini d'avoir des surprises !
Toujours très agréable de te lire
A bientôt
_ C’est incroyable !, pesta Léonard : pas de virgule après le point d'exclamation
C'est très agréable et enrichissant de lire tes impressions au fil des chapitres et de connaître tes interrogations ou hypothèses sur la suite de l'histoire. Merci encore pour le temps que tu y consacres. A bientôt.
Tu nous proposes encore un chapitre intéressant. On se demande ce que représente le cerf blanc et pourquoi la date de naissance de Merlin est si importante. L'histoire des photos effacées est bien trouvée. Deux petites remarques. Tu as noté "Brochéliant", c'est bien le manoir de Bréchéliant ? J'aurais peut-être choisi un autre titre... A bientôt !
Merci beaucoup pour tes commentaires précis et bienveillants. C'est bien Bréchéliant, mais je pense souvent à Brocéliande. Pour le titre c'était pour faire un clin d’œil comique à Hamlet, mais je pense effectivement que je vais le changer. A bientôt.