Il y a des jours qu'il ne faut pas oublier. Comme les dates d'anniversaire, tout ça. Mais il y a aussi des jours qu'on ne peut pas oublier dans tous les cas.
Ce jour-là, deux des quatre classes de première de mon lycée, ainsi que leurs correspondants anglais, se rendaient en car à Planet Ocean, à Montpellier.
Je ne sais pas qui a eu l'idée, ni comment il a réussi à faire chanter tout le fond du car, mais voilà que les six dernières rangées de sièges s'étaient mises à casser les oreilles des précédentes. Un des derniers tubes du moment, dont on n'entend absolument plus parler aujourd'hui. Les anglais étaient tout fiers tout cons de chanter un texte dont ils ne pigeaient pas même un mot sur deux – et nous non plus d'ailleurs.
J'avais tout fraîchement installé l'appli Google Traduction sur mon téléphone, et me suis alors empressé d'inscrire en lettres capitales « SHUT THE FUCK UP », avant de poser d’un air faussement distrait mon smartphone, message en plein écran, sur mon accoudoir.
Un ou deux gars ont rigolé. Et très rapidement, quelqu'un s'est emparé de mon smart.
J'ai réagi par un « Eh ! » naturel, en essayant de rattraper l'objet au vol, mais tout en me levant je me suis lamentablement rétamé dans le couloir entre les sièges. Ça s'est passé aussi vite que ça. Et c'est ce moment-là qu'a choisi le chauffeur pour freiner brusquement.
La piste était toute tracée : j'ai donc glissé jusqu'aux premières rangées de sièges, en rencontrant les jambes de madame Brooks au passage.
Elle était debout et discutait avec deux filles qui font partie de ces personnes dont on finit par oublier l'existence jusqu'à revoir ses photos de classe. Elle ne m'avait même pas vu tomber ni arriver. De ce qu'on m'a raconté après, il paraît qu'elle n'était pas loin d'effectuer un salto complet grâce à mon strike.
Le plus drôle c'est qu'elle a essayé de se rattraper comme elle pouvait pour ne pas tomber à son tour, mais au lieu de ça elle a giflé la première des deux filles avec qui elle conversait.
C'est aussi ce jour-là qu'a choisi ma copine pour me quitter. Oh, elle avait déjà prévu le coup depuis un moment, c'est pas mon numéro de cirque dans le car qui l'a subitement inspirée. Le fait est que lorsqu'on s'est retrouvés au coin des requins, à Planet Ocean, elle et sa clique se sont rameutées vers moi et mes deux potes – ça sentait déjà pas bon vu qu'on ne faisait pas la visite ensemble –, et elle me l'a annoncé en ces termes :
— On n'est plus ensemble, Yoann.
Mes potes étaient à côté. Ça a donc momentanément anesthésié ma tristesse et permis de répliquer sans broncher :
— Merde, on m'avait pas prévenu. Depuis quand ?
Une de ses copines a gloussé, une seule. Mais elle l'a vite fermée, après avoir croisé le regard des autres. C'est marrant parce que c'est la seule avec qui j'ai pas couché après.
Nan, je vanne, et je me la joue un peu, mais en réalité ça m’a pris au moins un an avant d'avoir de nouveau ne serait-ce qu'un contact physique avec une fille. Et c'était ma mémé, au funérarium.
J'en parle avec humour de ce jour, mais j'ai mis des années à m'en remettre. J'ai tout perdu en un laps de temps d'à peu près six heures. Après ma copine, c'était Gaspard qui me quittait. Qui nous quittait tous, en fait. Accident de voiture alors que son père le ramenait chez eux. Ils se sont fait doubler par un connard qui s’est rabattu brusquement alors qu'un renard traversait la route à ce moment précis. Aucun survivant : le chauffard s'est suicidé à l'hôpital dans les jours qui ont suivi.
Si la nouvelle a profondément touché l’ensemble du lycée – pendant à peu près une semaine, jusqu’à ce que tous les premières partent en voyage scolaire en Allemagne ou au Royaume-Uni –, un évènement bien moins tragique a fait l’objet de tous les ragots jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Le soir de ce même jour définitivement maudit par les dieux, rentré chez moi, pleurant sans larme ma rupture avec Éveline, et sans savoir encore que Gaspard n’était déjà plus de ce monde, je reçus une vague de notifications sur mon portable. Messenger, Insta, SMS… Et encore, je n’avais pas les notif's de Facebook – j’avais supprimé l’appli.
« Mec c’est quoi ces conneries ? » ; « D’où ? » ; « Mais t’es taré en fait, ça va pas du tout là-haut ! » ; « C’est vraiment toi sur les photos ? Dis-moi que non stp. » ; « Quel bouffon ce gars » ; « Il m’a toujours paru bizarre mais je ne pensais pas ça de lui » ; « J’aurais jamais pensé ça possible, pas toi Yoann… » ; « Appelle stp » ; « Oh gars tu m’expliques ce qui se passe ? » ; « Faudra qu’on parle demain » ; « Yo, désolé mais je pense qu’il vaut mieux qu’on ne se reparle plus, tu comprends, ce n’est pas contre toi mais ce que tu as fait c’est quelque chose de vraiment… J’ai pas les mots, ça ne se fait pas, et il vaut mieux qu’on prenne nos distances. » ; « Jte bloque mec sorry » ; « Quelqu’un peut le virer du groupe ? » ; « Non, c’est un groupe de classe, ça se fait pas » ; « Tu crois que ça se fait ce qu’il a fait lui ?! » ; « Hey mec t’es là ? » ; « Descends manger, la soupe est prête. »
Tristan, le garçon qui avait pris mon téléphone dans le car ce matin-là, avait trouvé au fond de ma galerie des photos qui l’avaient fait rire, lui et son voisin, sur l’instant. Il les a alors lui-même photographiées, avec son téléphone, et les a publiées sur Facebook une fois rentré chez lui.
L’école m’a renvoyé dans la semaine, sans argument autre que « Pour mon bien, et celui des autres ». C’était suffisant, et justifié.
Ma mère ne m’a plus jamais regardé dans les yeux. Elle avait vu les quatre photos sur Facebook, c’était plus qu’évident. Elle n’en a jamais parlé. Lorsque je suis descendu pour le dîner ce soir-là, sans avoir ni l’envie de descendre, ni celle de manger, elle m’attendait, le bras tendu dans ma direction. Un téléphone au bout.
— C’est l’anniversaire de Papy. Tu ne l’as pas appelé.
J’avais oublié.
Le reste de la soirée fût silencieux. Seul mon père faisait comme si de rien n’était. Mais peut-être n’en savait-il rien à ce moment donné. Dans tous les cas, il ne joua plus aussi bien la comédie après que lui et ma mère eurent été convoqués par la direction du lycée.
Vous m’imaginez peut-être écrivant ces lignes d’une main tremblante, couché sur des cartons dépliés, et sous un pont. Peut-être pensez-vous que j’ai atteint un certain âge, et que c’est au fond d’une cellule de maison de retraite que je ressasse ces souvenirs qui me hantent. Peut-être encore me croyez-vous toujours aussi jeune, et aussi bien portant que faire se peut, mais pourtant sur le point de faire quelque chose d’aussi grave qu’irréversible.
Peu importe où j’en suis, au fond. J’en suis au fond.
Il suffit d’un jour pour qu’une vie bascule.
Un battement d’ailes, de cils, de cœur…
Une erreur. Un jour.
_______
A bientôt
à+ ;)
Très fan de ta photo de profil au passage !!
Après avoir lu ton texte et les commentaires qui suivent, je suis impressionnée ! Moi aussi j'ai cru à cette histoire et j'en ressors presque avec un enseignement. Il suffit d'un rien pour ruiner une vie, chacun de nos actes, chacune de nos paroles à des conséquences énormes !
Très bien écrit, je n'ai rien à y redire :)
Merci pour le partage !
Fy
J'aime bien quand tu dis "j'en ressors PRESQUE avec un enseignement", parce qu'on pourrait tout à fait trouver une forme de morale à cette histoire, mais en même temps pas tant que ça - il est surtout question de fatalité, qu'on n'a aucune prise sur le cours des choses, qu'on subit juste. mais en même temps... Ben le héros méritait peut-être certaines choses qui lui sont arrivées, qui sait ?
C'est tout à fait ça tu as bien compris ce que je voulais dire x)
Bonne suite !
Fy
C'est d'autant plus difficile de savoir si c'est vrai que c'est une histoire malheureusement très "courante". J'ai aucune idée de ce que pouvaient être ces photos mais celui qui aurait du être puni c'est celui qui les a mis en ligne, clairement. Peut importe ce que s'aurait pu être.
En tout cas, je note une écriture très fluide et assez subtile, qui, là encore, transporte dans le récit.
Sinon, je te remercie si tu as trouvé que l'histoire avait l'air authentique, parce qu'elle ne l'est pas. Le seul élément que j'ai tiré de mon histoire personnelle, c'est le fait d'avoir un jour inscrit SHUT THE FUCK UP sur mon portab avec l'aide de l'app Google Traduction, mais ça n'a pas eu lieu dans les mêmes circonstances, heureusement d'ailleurs 😅