Un miracle de Noël

Par Bleiz

22 décembre : On m’a chassé de ma chambre. Vous y croyez, vous ? Apparemment, quand je suis nerveuse, je deviens « insupportable ». Donc, pour palier à ces cruelles et injustes remarques, j’ai décidé de passer la journée à mon bureau. J’avais tout un programme : envoyer la prédiction du dernier contrat à Charlotte, puis des mathématiques, quelques statistiques pour ne pas perdre la main et enfin saupoudrer le tout avec une poignée d’exercices de physique quantique. Une bonne journée en perspective. Loin de la foule, des journalistes et surtout de ma famille, dont les cœurs de pierre se moquent éperdument de mes pauvres nerfs ! Hélas, rien ne s’est passé comme prévu.

Il semblerait que sous l’effet du stress, je sois incapable de poursuivre quelque activité que ce soit calmement. « Tu calculais agressivement, » m’a dit ma mère, soutenue par un hochement de tête affirmatif de mon père. Qu’est-ce que ça veut dire ? Allez savoir. 

Après réflexion, ils mentionnaient peut-être mes hurlements de rage quand un problème refusait de céder… à moins que ce soit mes lancers de stylos à travers la pièce lorsque je relisais les demandes d’un client particulièrement stupide ? On ne saura jamais.

C’est ainsi que je me retrouve au centre commercial, sous l’œil attentif de ma mère. Il était temps que j’aille à la chasse aux cadeaux de Noël. J’ai du pain sur la planche. Pour être franche avec vous, lecteurs, j’avais l’intention de trouver mes présents au fil du mois de Décembre, pour ne pas me presser, faire ça naturellement… Je m’imaginais, flânant dans les rayons colorés et encombrés, me faufilant entre ces gigantesques décorations pleines d’ours polaires scintillants, de lutins cliquetant de clochettes et de neige artificiel. J’aurais alors eu l’occasion de regarder avec soin les jouets et les livres, réfléchir à ce qui plairait le plus à ces êtres aimés que je voulais réjouir en cette fin d’année…

Mais non ! Comme l’année dernière et les années précédentes, j’étais à la ramasse. Ma mère aussi, d’ailleurs. Il ne nous restait plus qu’à plonger tête la première dans le rush des courses de Noël et faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Ou, tout du moins, cœur résigné. Faut pas pousser.

Me voici donc, trottinant à côté du caddie, tournant comme une girouette au beau milieu d’un cyclone. Par où pourrais-je commencer ? Pour ma mère, c’était vite vu : j’avais mentionné dans ces pages vouloir lui offrir une journée de soins et de massages dans un spa (elle a tendance à corner les pages des magazines qui l’intéressent). C’était l’occasion parfaite ! C’est dans ce genre de moments que je suis absolument ravie d’être une richissime devineresse. En revanche, mon père restait un sujet de mystère… il faut dire qu’il passe tellement de temps dans son bureau ! C’est comme si sa principale activité était de rester dans cette petite pièce tapissée de bouquins et de classeurs, les fesses glués à sa chaise et le nez plongé dans ses papiers. Je suppose que j’ai de qui tenir.

Je ne pouvais pas lui prendre un livre, il en a déjà un millier ! Je finis par trouver une idée : une tasse pour boire son café. Certes, notre collection de mugs menace d’exploser nos placards. J’étais néanmoins persuadée qu’il en serait très content.

À présent, au tour de l’affreux troll qu’est mon frère. J’ai bien envie de lui offrir un déodorant, tiens. Ça le pousserait peut-être à se doucher plus régulièrement. À aérer sa chambre, aussi. Chaque fois que je veux venir l’embêter, je suis obligée de repartir aussi sec tant l’air est nauséabond ! Et puis l’insulte qui vient avec ce cadeau n’est pas pour me déplaire. Vendu ! J’y attacherai un gros ruban rouge. J’imagine déjà la scène. Ma mère m’a jeté un regard suspicieux, mais j’ai fait mine de ne pas m’en apercevoir.

Passons à présent aux choses sérieuses : pour Tristan le triste sire, ce kit de calligraphie qui avait attiré son attention sera parfait. Quant à Charlotte… c’est une surprise ! Oui, même pour vous, lecteurs. Ne prenez pas la grosse tête ! Personne ne doit savoir ce que c’est avant qu’elle ne l’ait ouvert. Vous saurez donc quand je vous ferai le récit de sa réaction. Surprise et enthousiasme, à n’en pas douter. 

Wouah. Il se peut que ma mère ait eu raison, finalement. Cette virée shopping est parvenue à me changer les idées. Qui l’eût cru ? 

23 Décembre : Après une longue séance d’introspection, je crois avoir saisi mon pire (seul ?) défaut : l’impatience. Il est à peine midi et déjà je ne tiens plus en place. J’aimerais me précipiter à l’Hôtel de Ville sur-le-champ et régler la question. Si seulement je pouvais voyager dans le temps ! Il faut que je rajoute ça à ma liste de choses à faire.

 Oh, vraiment, c’en est presque ridicule. Je ne vois pas pourquoi je suis stressée. Ce n’est pas comme si ç’allait faire avancer les choses. Vous savez quoi ? En vérité, je ne suis pas stressée. Disons plutôt que j’ai hâte de réaliser que mon plan a été un succès. Moi, nerveuse ? Ah ! Lecteurs, vous me connaissez très mal. 

Il est 14h22 et je suis au bout de ma vie. Je ne parviens pas à me concentrer sur les demandes des clients qui, soit-dit en passant, sont de plus en plus tirées par les cheveux. Quel genre d’abruti peut croire qu’une météorite pourrait s’écraser sur son usine ? C’est à cause d’imbéciles comme ça que je suis si riche.

Je griffonne le début d’une équation, mon regard se pose sur la fenêtre, glisse sur la rue en face de chez moi et, brusquement, les passants deviennent les êtres les plus fascinants sur lesquels j’ai jamais pu poser le regard. Mon travail pâtit du refus de Baptiste ! Non, non, il n’a pas encore refusé. Peu importe. Puisque je n’ai pas la tête aux équations, je vais aller discuter avec ma famille. Resserrer les liens filiaux et fraternels, c’est très important selon les magazines de développement de soi.

Je refuse de croire que François est mon frère ! L’un de nous est un imposteur, c’est forcé. J’ai vérifié, et à multiples reprises, auprès de ma mère et elle m’a assuré que je n’étais pas adoptée. C’est donc lui ! Mes parents ont dû le trouver, bébé, dans une poubelle. Ils ont eu pitié et l’ont ramené à la maison : grossière erreur ! Car la poubelle était son environnement naturel Il suffit de voir l’état de sa chambre, c’est une preuve suffisante. Me prêter sa console une petite, minuscule, microscopique heure est intolérable pour ce troll. Il faut dire qu’il était d’extrême mauvaise humeur. Son ordinateur tout neuf serait la victime d’un virus particulièrement retors… L’informatique ne m’intéressant pas vraiment, je l’ai laissé se débrouiller. Il ne me reste donc plus qu’à périr d’ennui.

16 heures. J’ai imprimé les contrats. Les avoir entre les mains était censé me motiver à travailler. Sentir le poids des mots entre mes mains, tout ça. À la place, je suis obnubilée par l’odeur d’encre et de papier tiède. Faites place à Rocket et Libellule, mes deux fidèles avions de chasse en papier. Les loopings sont plus difficiles à maîtriser qu’on ne pourrait le croire.

J’ai craqué. Il est 18 heures et j’attends le métro. Dans ma précipitation, j’ai attrapé mon manteau vert au lieu du rouge. Je me sens comme un sapin à qui il manque des guirlandes. Bah, je reste dans les tons de Noël, je suppose que c’est déjà ça.

Je ne sais pas ce qui me prend. Mes bras sont mous et mes jambes pendent de mon siège. On dirait presqu’elles vont se détacher de mon bassin et tomber sur le sol tremblant et collant comme du goudron du wagon. C’est arrivé à plusieurs de mes poupées, de perdre des bouts. J’observe les volutes d’air gelé quand je respire, tout en gardant un œil sur les stations qui défilent. Inspire, expire, inspire, expire. Je suis fatiguée, je crois. Si Tristan était là, il pourrait m’aider à trouver les bons mots… Vague à l’âme ? Abattue ? Le blues ? Un peu des trois. 

Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas posée comme ça, à juste exister. J’ai appuyé sur le bouton pause. Les autres passagers ne sont qu’une marée trouble et bruyante, mais ça ne me dérange pas plus que ça. Non, le problème, c’est cet instant suspendu. Pas un bon signe : dès que je ne suis pas occupée, mon cerveau déraille. Il réfléchit à tout ce qui lui passe sous la dent ; il pense trop. Naturellement.

Est-ce que cette Quête en vaut la peine ? Est-ce que la Pythie m’est vraiment utile ? Que vais-je devenir si Pythie prend le pas sur moi ? C’est déjà fait, tiens. Pourquoi le monde refuse d’accepter Ingrid Karlsen mais accueille Pythie à bras ouverts ? Ok, je n’ai pas vraiment présenté Ingrid. Ça me blesse néanmoins qu’ils n’aient pas essayé de la trouver. C’est trop injuste. Je suis mécontente et énervée. Je doute et je suis fatiguée. Je suis…

Je suis arrivée.

À peine un pied dehors que le froid m’arrête. Il me surprend toujours, même en décembre. J’ose à peine imaginer le mois de Janvier. Je me mis en marche, bien contente que l’Hôtel de Ville soit si proche du métro. Mes yeux trainaient sur les guirlandes électriques, perchées des mètres au-dessus de moi. Elles recouvraient tous les bâtiments et tranchaient l’obscurité en une multitude de points lumineux. Pendant une fraction de secondes, je crus que le ciel avait engouffré le sol et recouvert les murs d’étoiles.

Mais les étoiles ne clignotent pas et je doute que l’espace contiennent autant de badauds.

J’accélérais le pas : les fêtes de fin d’année me chamboulaient la tête. Je n’avais pas le temps pour de telles absurdités !

On y voyait comme en plein jour : la façade de la mairie brillait de mille feux. On pouvait entendre la circulation quelques rues plus loin, les claquements des semelles de caoutchouc sur les pavés, les rires et les bribes de conversation des gens en terrasse. Le sol chancela sous mes pieds, mais je tins bon. Il me suffisait d’ignorer les odeurs âcres de la pollution et les relents de bitume humide ; ne pas prêter attention aux lourdes vibrations de la musique qui résonnait sur la place serait simple, si je me concentrais un peu. Quelle heure était-il ? 19 heures 02. J’allais devoir me trouver un endroit pour attendre…

Lecteurs. Je ne comprends pas. J’ai la berlue, ou quoi ? Nous nous étions mis d’accord sur l’heure et je suis en avance, et de loin. Pourtant, c’est bien Baptiste Payen que je vois, assis sur ce banc ! Sans réfléchir, je courus dans sa direction et me plantai face à lui :

—Tu n’es pas censé être ici avant 58 autres minutes !

Il redressa la tête, surpris. 

—Toi aussi, répondit-il en glissant son téléphone dans sa poche, à nouveau sur ses pieds.

J’avais vaguement conscience que j’étais bouche bée, mais le choc était tel que je ne fis rien pour changer ça. Je finis par reprendre contenance et passais une main dans mes cheveux ébouriffés par le vent.

—Un tel enthousiasme pour répondre à mon invitation… Je crois connaître la réponse à ma question !

—Probablement, oui.

Son honnêteté m’arracha mon sarcasme. Mon sourire s’effaça et je me laissai à une expression songeuse.

—Pourquoi ?

—Pourquoi quoi ?

—Tu sais pertinemment ce que je veux dire. Pourquoi es-tu là une heure en avance ? À ce propos, ça fait combien de temps que tu es là ? 

Il balança son poids d’un pied à l’autre, les yeux balayant la foule.

—La nuit tombe rapidement, il fait froid… j’ai pensé que tu viendrais plus tôt que prévu.

—Oh, dis-je d’une petite voix.

Je me sentis soudain très gauche. Par réflexe, je cherchais dans ma mémoire un évènement que j’aurais pu comparer avec ça, qui puisse ressembler un tant soit peu à cette scène. Personne n’avait jamais été aussi prévenant envers moi. Brusquement, j’eus envie d’être lui. Comment serait ma vie, si j’affichais une attitude aussi désintéressée et généreuse ? L’illusion s’enfuit aussi rapidement qu’elle était apparue. J’étais Pythie et je devais parler. Je m’éclaircis la gorge avant de dire :

—Eh bien, mm, merci. Ahem.

—De rien.

—Écoute, soyons francs. Tu n’es pas ici parce que j’ai une chance de te convaincre, n’est-ce pas ? Annonce-moi plutôt ta décision, ne me fais pas languir ! 

—Tu as raison. J’ai décidé de ce que j’allais faire. Mais j’aimerais confirmer quelque chose, d’abord. 

—Vas -y, le défiai-je de ma voix la plus ferme.

Je claquai mes talons au sol, prête à nier toute information qu’il avait pu obtenir. Il planta ses yeux dans les miens et demanda dans un souffle :

—Pourquoi moi ?

Deux, trois battements de cœur s’échappèrent. Je battis des cils, puis m’exclamai :

—Quoi, c’est tout ? C’est ça, ta grande question ? Bon sang, tu m’as fait peur…

—Je suis sérieux, Ingrid. Qu’est-ce que tu vois en moi de si spécial ? Je ne suis pas un héros, vraiment, alors pourquoi-

—Parce que tu es là, le coupai-je. 

Ce fut à mon tour de le fixer, sans flancher. 

—Il est 19 heures, et tu es là.

La partie rationnelle de mon cerveau qui fonctionnait toujours me hurlait de poursuivre avec une invention, n’importe quelle fable impliquant mes visions. Je ne m’en sentis pas le courage. Ce n’était pas d’audace dont j’avais besoin pour comprendre, et convaincre, Baptiste Payen. Il me fallait un marché équitable, le seul qu’il accepterait : vérité pour vérité.

—Je vois, murmura-t-il. Il parut absent, le menton reposant sur ses poings joints. Enfin, il me dit : Je marche. 

Mon Chevalier a fini par rejoindre mes troupes. Plus que deux héros à trouver.

24 Décembre : Toutes ces émotions hier ont eu raison de ma santé de fer. J’ai donc décidé de me faire porter pâle auprès de ma chère manager et de passer la journée au lit. Charlotte s’est laissée convaincre assez facilement, trop contente que j’ai enfin mis la main sur Baptiste. Enfin, elle a du nouveau à poster sur les réseaux sociaux ! Quant à moi, je compte bien passer ma journée à ne pas lever le petit doigt. Après tout, il faut bien que je récupère des forces pour demain.

25 Décembre : J’ai beau avoir reçu le meilleur cadeau possible deux jours auparavant, je dois reconnaître que j’ai passé un délicieux moment en famille !

Tout d’abord, j’ai pris la décision d’occuper cette journée au repos (oui, comme hier, je sais). J’ai ainsi ignoré les messages à répétition de cette vieille baronne qui a déniché mon numéro je-ne-sais-comment et qui insiste pour avoir des prédictions gratuites. Elle rêve ! Ce n’est pas parce que c’est Noël que je vais brader mon art. Je me suis toujours plus considérée comme un mini Père Fouettard, de toute façon. Les affaires sont les affaires !

Laissez-moi deviner : vous êtes curieux de savoir ce qu’on m’a offert en termes de cadeaux ? Vous tombez à pic, je m’apprêtais à le faire. Mon père a eu l’excellente idée de me faire don de la saison trois d’une de mes séries préférées : de longues et délectables heures de visionnage en ignorant mes responsabilités en perspectives. De la part de ma mère, un coffret en bois recouvert de de peinture rouge et dorée qui se révéla être une boîte à musique. Un présent très enfantin et peu approprié pour un génie de mon standing, mais je changeais vite d’avis en y découvrant une petite fée au tutu écarlate qui tournait en cadence. Ce n’est pas un jouet ! C’est un petit morceau d’art.

Étonnamment, François n’a pas apprécié le déodorant au pied du sapin. La taille du ruban n’avait rien à voir, semblerait-il. Il retrouva néanmoins sa bonne humeur quand je compris ce qu’il m’avait offert… Une gigantesque boule de cristal, aux volutes de fumée figées mauves et argentées. J’avoue avoir fait la grimace.

—Pour tes prochaines consultations, qu’il m’a dit avec un grand sourire aux lèvres.

Mais dommage pour lui ! La boule trône désormais dans mon bureau sans la moindre trace d’ironie. Quant à mes parents, ils étaient tout simplement ravis de ce que j’avais trouvé pour eux. 

Outre l’échange de cadeaux, cette journée n’était pas loin de mériter la qualification de parfaite. J’avais oublié à quel point il pouvait être agréable de s’asseoir avec sa famille et de discuter de tout et de rien… Ce n’est que quand je suis montée me coucher que je me suis rappelée de la Quête, des héros et de Pythie. Je ne regrette rien : une pause, aussi agréable soit-elle, est loin de me faire oublier mon ambition ! Au contraire. Ingrid Karlsen revient en force sur la scène, dès demain !

26 Décembre : Je laisse cette courte note afin que tout le monde (vous lecteurs, la terre entière dans quelques années) que je me suis remise au travail, que ma formule reste un bijou de perfection mathématique, que les gens sont stupides et que pour la première fois de ma vie, j’ai bu du café. Ignoble.

27 décembre : Les fêtes de Noël sont un moment à passer en famille, j’en suis convaincue. Mais maintenant que le jour même est passé, je peux me consacrer aux autres ! 

À mes trois héros, j’ai envoyé à chacun un petit bracelet en argent. Puisse-t-il éloigner toute tentative d’empoisonnement et envie de se trouver une activité plus lucrative.

Tristan vient d’ailleurs de m’envoyer un message, tiens. Apparemment, le kit de calligraphie a fait mouche. Ah ! Je savais que j’étais géniale. Même l’art d’offrir des cadeaux ne me résiste pas.

Il ne reste plus que Charlotte. Son cadeau trône sur le tapis à côté de moi. Oui, lecteurs, je suis assise sur le sol, même les devineresses ne peuvent pas passer leur temps en hauteur. Il faut bien toucher terre de temps à autre.

Note pour plus tard : J’espère que ça va lui plaire !

Étrange. j’ai essayé de contacter Charlotte : sans succès. Je ne vois qu’une réponse possible à son silence. Lecteurs, je crois que Charlotte Marchand… mange les pissenlits par la racine. C’est la seule explication possible. Elle est, d’ordinaire, toujours joignable ! Seule la Mort aurait pu l’empêcher de travailler et de me harceler. Comment a-t-on osé ne pas me prévenir de son soudain décès ? Vous savez ce qui arrive aux Pythies qui perdent leurs agents dans des circonstances tragiques, de nos jours ? Elles perdent les pédales ! On va me retrouver d’ici quelques semaines, désœuvrée, desséchée, dans une gouttière, entourée de chats errants. Une tragédie.

 

Fausse alerte, elle m’a rappelée. Apparemment, elle déjeunait. Mouais. Ça reste suspect. Toujours est-il que nous avons discuté des contrats, de la Quête… l’annonce de Baptiste rejoignant nos rangs a beaucoup enthousiasmé les foules. Et puis de tout et de rien. Seulement, ce n’est qu’après avoir raccroché que j’ai réalisé que j’avais oublié de lui demander quand elle serait disponible. Il faut que nous nous voyions au plus vite ! Comment vais-je lui donner son cadeau, autrement ?

Ah, en plus, la traitresse m’a envoyé de nouveaux documents pour… pour qui, déjà ? Bon sang, c’est ridicule. J’enchaîne les boulots tant et si bien que je ne sais même plus pour qui je travaille. Elle pourrait être plus sympa avec moi, tout de même. Les contrats pleuvent sur ma tête avec la force de giboulées. Pas besoin de boule de cristal pour savoir que les jours à venir vont être chargés…

28 Décembre : Je crois que je vais me faire porter disparue. Quoi, j’ai bien réussi à convaincre le monde entier que j’avais le Troisième œil, alors leur faire croire que j’ai été kidnappée, ça devrait être de la tarte ! 

La vérité, c’est que j’avais sous-estimé la quantité de travail à abattre. Même en me levant à l’aube et en suivant mon programme quotidien à la lettre, ma journée s’achève sans que j’aie complété toutes mes tâches. Rien que là, je vais en avoir jusqu’à minuit ! Quid de mon cycle de sommeil ?

Je réalise bien que me plaindre ici ne va pas résoudre mes problèmes ; c’est pourquoi je m’en vais. N’empêche que j’en ai marre !

29 Décembre : Que quelqu’un m’achève. Mon royaume pour une demi-heure de paix !

3 Janvier : Pardonnez ma longue absence ! J’ai été absolument débordée. Mes calculs atterrissent dans les boîtes mails à la vitesse de l’éclair, ma réputation atteint des sommets à faire pâlir l’Everest et moi, je veux dormir. Tout va bien, cependant ! C’est juste que je me sens comme un citron en fin de vie, qu’on presserait pour en sortir tout le jus prophétique avant de balancer au compost.

Et dans tout ça, je n’ai toujours pas pu voir Charlotte ! Ni regarder la série que j’ai reçue pour Noël ! Je suis au comble du désespoir. Vivement, mais vivement que je trouve ces satanés, maudits deux derniers héros, que je me lance dans la Quête une bonne fois pour toutes ! Où sont-ils, mon Voleur et mon Assassin ? Ras-le-bol de jouer le comptable des Parques ! Je vais prendre une retraite anticipée, ça va leur faire drôle à tous !

4 janvier : Lecteurs, je ne sais pas par où commencer. Je crains d’avoir commis une terrible erreur. Tout s’est passé si vite ! 

Quelques minutes plus tôt, mon téléphone s’est éclairé, affichant le numéro de Charlotte. Je bondis de mon siège et décrochai :

—Marchand !

—Karlsen.

—Contente de voir que tu tiens à vérifier si je suis toujours en vie.

—Très drôle, répliqua Charlotte en cachant mal son amusement.

—Je sais, je suis hilarante. Ça tombe bien que tu appelles, je voulais discuter avec toi.

Et j’en avais, des choses à lui dire ! D’abord, je voulais lui faire part de mon épuisement récent. Ensuite, il fallait impérativement que nous nous mettions d’accord sur un jour et un lieu pour nous rencontrer, qu’enfin je puisse lui donner son cadeau ! Il y avait tant de sujets que je voulais aborder… Je n’eus cependant pas l’opportunité de m’expliquer plus avant car elle s’empressa de lancer :

—À propos de la Quête ?

—Non, je…

—Oh, tu veux parler des contrats ?

—Non plus, bon sang ! m’énervai-je. Je me forçai à rester calme et enchainai. Je voulais te dire que je me sens un peu fatiguée, ces temps-ci, et…

Sans attendre, Charlotte s’écria avec un enthousiasme qui m’écorcha les nerfs :

—T’en fais pas, ça va passer. C’est vrai que les contrats se sont un peu enchaînés, récemment. C’est normal d’avoir un coup de mou !

Un coup de mou ? J’étais au bout de ma vie, au bord du gouffre émotionnel, et elle me disait que ce n’était qu’un moment de faiblesse ? Je repris, plus sèche :

—Marchand, je pense qu’on s’est pas compris. Je suis morte, là. Il me faut une pause.

—Bien sûr. Repose-toi un peu, regarde la série dont tu me parlais. C’était quoi, Abbaye quelque chose ?

—Downtown Abbey. Écoute-

—Dis, j’ai pas reçu les prédictions pour Mme Blandin et sa fille. Tu sais, l’histoire de la fiancée dont la mère refuse qu’elle épouse le gars, et l’autre qui tient à tout prix à avoir son mariage d’hiver sous prétexte que ça porterait bonheur ? Mal barré vu qu’on est en janvier…

—Oh, Marchand, tu sais où tu peux te le mettre, ton contrat ?

Elle ne voyait rien. J’avais beau parler et essayer de me faire entendre, elle était ailleurs et hors de ma portée. C’était à pleurer.

—J’en ai marre de ces prédictions à la chaîne ! Ras-le-bol ! Toute ma journée se passe à chercher la « vision » qui correspond. Et dès qu’en j’ai fini avec un, un nouvel email apparaît pour me dire que je dois recommencer le processus à zéro ! C’est éreintant. Sans parler de la Quête qui avance à reculons, et mon prof de maths qui se moque bien de ce qui m’arrive… Et toi, tu me parles du mariage de je-sais-pas qui ? T’es pas croyable, Marchand !

—Attends, c’est notre projet, on s’était mise d’accord là-dessus ! On va pas arrêter quand même, si ?

—Non, pas arrêter, juste… une pause ! Je suis pas que la Pythie, moi aussi je veux avoir une vie ! Je suis pas une machine ! Je suis quelqu’un !

Et je raccrochai. Les premières minutes, j’exultai. Enfin, j’avais laissé ma rage exploser, je m’étais faite entendre, les choses allaient changer ! Mais bien vite, l’excitation retomba. D’où ma présence ici, à taper sur le clavier. Lecteurs, je suis nulle. Comment ai-je pu lui parler comme ça ? Elle ne va plus vouloir être mon agent et, quand elle sera partie, je serai vraiment seule. Je n’ai pas eu l’occasion de lui offrir mon cadeau de Noël non plus.

Je n’aurai même pas eu le cran de lui demander d’être mon amie.

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Fractale
Posté le 09/05/2024
Pendant tout le chapitre je me suis dit qu'elle frôlait le burn-out, notre Ingrid, puis qu'elle était carrément plongée dedans jusqu'au cou... évidemment, fallait que ça explose. Charlotte et elle ne se rendent pas compte de ce à quoi elles s'exposent, là !

Pas mal de choses qui m'interpellent dans ce chapitre, comme le virus sur l'ordinateur de François… Une manigance du patron de Star all ?

C'était amusant au début du chapitre de voir Ingrid se lancer dans les cadeaux de Noël, elle s'en tire plutôt bien (à part pour son frère, mais bon…) !
Je suis curieuse de connaître le cadeau qu'elle réservait à Charlotte…
Benebooks
Posté le 14/03/2024
"Je n’aurai même pas eu le cran de lui demander d’être mon amie." --> je me touche tout autant que la première fois <3

Et je crois avoir pigé un truc. Le président du groupe d'électronique (star all ? Désolée j'ai oublié le nom). Il prépare un truc, j'en suis sûre !
Bleiz
Posté le 15/03/2024
Hey Bene ! Contente de voir que ça fait encore son petit effet, malgré la relecture. Oui, ce type n'est définitivement pas net...
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