Va, vole et nous venge !

Par Bleiz

8 janvier : Hier, avant-hier et avant-avant-hier ont été vides. Je n’ai rien remarqué de nouveau ou d’intéressant, donc pas la peine de gâcher mon temps sur ce journal. De toute façon, quoi que je fasse ces derniers temps, mes journées tournent mal. 

Comment quelqu’un peut-il jouer avec le destin de centaines, que dis-je, de milliers de personnes comme avec des marionnettes, et pourtant être aussi démunie quand il s’agit de maîtriser le sien ? Il faut être stupide. Et ces maudits héros impossibles à dénicher…

Ma mère a décidé que ma « pause blues » dans la sécurité et le confort de ma chambre a suffisamment duré. Me voilà donc sur le siège passager de sa voiture, trainée dans je-ne-sais-quel supermarché. Peut-être qu’elle me laissera la convaincre d’acheter des caramels.

Bonne nouvelle : j’ai mes bonbons. Mauvaise nouvelle : alors que nous étions presque de retour à la maison, ma mère s’est aperçue qu’elle avait oublié des bananes. D’où ma présence ici, coincée entre le rayon surgelé et celui des produits ménagers. J’ignore ce qui est pire : l’air quasi-cristallisé de froid ou les lumières du plafond qui clignotent faiblement, projetant des ombres grotesques à mes pieds. À moins que ce soit les pigeons qui me regardent d’un sale œil, perché sur le dessus des étagères. Dieu seul sait comment ces bestiaux sont rentrés ici, moi, je ne veux pas le savoir. Et les gens ! À ma droite, un couple de petits vieux qui se disputent sur la qualité de la baguette et à ma gauche, un garçon qui fourre des DVD dans sa veste.

Attendez un peu. Du vol à l’étalage ? Il faut que je voie ça de plus près.

Je me suis rapprochée, il ne m’a pas encore repérée. Je ne me cache pas pourtant. Je crois qu’il est trop concentré sur le caissier à moitié endormi un peu plus loin. La vie est amusante, parfois : je cherchais un Voleur et voilà que j’en trouve un… Enfin, je me comprends.

Oh. Oh ! Bon sang, c’est la solution !

—Hé, toi !

Il sursauta violemment et se retourna, cherchant qui l’avait interpellé. Ma première impression ? Pas un héros. Pas même un personnage secondaire. Plutôt les dessins des gens dans le fond, informes et dont le visage n’est pas dessiné. Quelle est cette obsession des jeunes gens d’aujourd’hui avec les joggings ? Je dis pas qu’il faut porter une queue-de-pie pour chourer une vieille copie de Terminator, m’enfin il y a des limites. Et encore, s’il n’y avait que les vêtements ! Un teint pâle et boutonneux, qu’on ne voit que sur ceux qui s’enferment dans leur chambre, les yeux rivés sur un écran de jeu vidéo… Comme mon frère, la santé en moins. En parlant d’yeux ! Les morues du rayon poissonnerie exprimaient plus de vie et d’émotions que lui. Quant à sa posture… je pense qu’on a dû lui voler sa colonne vertébrale. Peut-être est-ce pour ça qu’il vole ? Pour revendre son butin et s’acheter des vertèbres ? Il va pas aller loin avec des DVD discount. Une bijouterie serait plus indiquée. C’est là que vient l’intérêt de porter un costume ! Mais je m’égare. 

L’important, c’est que Charlotte allait le détester.

—Tu peux y aller. Il ne te regarde pas et les caméras sont pointées dans la direction opposée, dis-je.

Il ne me répondit toujours pas, l’air toujours hagard. J’enchainais, jouant avec une petite flaque sur le carrelage de la pointe de ma chaussure :

—Pardon, je manque à tous mes devoirs. Je suis la Pythie. Tu as sans doute entendu parler de moi ?

—…Oui.

Oh, cette voix. Basse, lente, sans intonation, soporifique, la réponse aux problèmes d’insomnie. 

—Comment t’appelles-tu ?

—Jamy…

—Jamy ? Ça colle pas vraiment avec ta tête. Je peux t’appeler Martin ? 

—Non…

—Mais si, tu vas voir. Martin, ça te va comme un gant. Si tu n’aimes pas, vois ça comme un surnom ! Entre amis, on ne s’appelle pas par son vrai prénom.

—Amis ?

Il savait faire des phrases de plus de deux syllabes, n’est-ce pas ? Je classai ce manque de paroles comme une peur sacrée que peuvent éprouver les gens normaux en ma présence, souris et me plantai sous son nez. Je m’exclamai, tout sourire :

—Évidemment ! Car figure-toi que j’ai besoin de ton aide. Tu sais qu’une Quête va bientôt avoir lieu ?

—Tu as vu le futur ? souffla-t-il.

—C’est exact, et il se trouve que j’ai besoin de héros.

—Pour sauver le monde ?

Je laissai une poignée de secondes s’écouler, pour maintenir un peu de suspense, avant de lâcher avec lenteur :        

—Précisément. 

Il détacha son regard du mien pour mieux fixer le sol. Je crus un instant être allée trop vite pour lui, mais c’est alors qu’il plongea sa main dans sa veste. Le DVD, une clé USB et un paquet de gâteaux en surgirent ; il les reposa sur une étagère.

—C’est d’accord.

Son attitude avait changé du tout au tout. Adieu, voix trainarde et blasée. Ses joues de cire s’étaient légèrement colorées. Moi, je n’en revenais pas :

—Pardon ? 

Il rougit plus encore et son excitation sembla retomber un peu.

—Je veux dire… J’aimerais être un des héros. C’est ce que tu voulais me dire ? Tu as eu une vision de moi ?

J’en aurais eu la larme à l’œil. Si seulement Baptiste et Gemma avaient été aussi enthousiastes !

—Oui, Martin. C’est exactement ça.

Il inspira profondément et je crois que ses jambes faillirent se dérober sous lui. Je ne pourrais pas en jurer, car du coin de l’œil j’apercevais ma mère qui tentait d’attirer mon attention. Hors de question que je subisse les foudres maternelles à cause d’un héros en carton ! Je devais conclure l’affaire, et vite. 

—Je suis pressée, Martin, tu as un bout de papier ? J’ai besoin de ton numéro.

—Ah, non, désolé… Je peux enregistrer mon numéro dans ton téléphone, si tu veux.

Je l’observai taper avec la lenteur d’un paresseux grabataire, tentant vainement de ne pas montrer mon agacement croissant. Enfin, il me rendit l’appareil. Aussitôt je pris la poudre d’escampette en m’écriant :

—À la prochaine !

À peine ma ceinture de sécurité attachée que ma mère me prit d’assaut :

—Qu’est-ce que tu as fait, cette-fois ?

—Les affaires reprennent, maman !

—Allons bon, soupira-t-elle. J’en déduis que tu vas mieux ?

—Et comment ! Vois-tu, j’ai compris que mon approche n’était pas la bonne. M’assommer de travail, même pour de l’argent, ce n’est pas pour moi. Je ne suis pas faite pour me plier aux caprices des gens. À partir de maintenant, je suis en grève !

—Tiens, ça me fait penser qu’il faut je tourne après la rocade, il y a un blocage.

J’ignorai ses réflexions pour mieux continuer d’expliquer ma nouvelle façon de faire :

—Désormais, je vais aller à fond ! La nouvelle Pythie ne fera pas de quartiers !

Et ça, lecteurs, c’est une promesse que je compte bien tenir !

9 janvier : Vous savez, lecteurs, je suis la première à utiliser la notion de « destin » à tort et à travers. S’il y a des dieux, ils ne doivent pas me supporter. J’imagine aisément une photo de moi, accrochée sur un nuage, là-haut dans l’Olympe, tandis que Zeus et Aphrodite balancent des fléchettes sur ma personne. Je les comprends : j’ai non seulement pris le contrôle de l’avenir avec ma formule, mais en plus je me moque constamment d’eux en empruntant leurs noms.

Néanmoins, je ne pense pas exagérer en disant que le destin me joue un tour. Outre l’état lamentable de ma vie sociale…

Note pour plus tard : Quelle vie sociale ? Cette biographie doit rester honnête, certes, mais elle doit aussi préserver ma dignité. Autant enlever toute mention du sujet.

J’avais désormais sur les bras de plus gros problèmes. Aujourd’hui, les dieux prenaient leur revanche en la personne de Vercran. 

J’eus une pensée pour mon frère. D’abord parce qu’il avait, hélas, raison : j’avais l’art et la manière de me fourrer dans les problèmes. Ensuite, parce que je savais qu’il aurait rêvé d’être à ma place. Logique, cela dit. N’importe quel fan d’informatique aurait voulu se trouver en tête à tête avec le patron de Star-all. Je méditais ainsi sur l’ironie du sort, les yeux plongés dans ma tasse de chocolat, tandis que Vercran sirotait son café. Au moins, ses vêtements étaient plus discrets que la dernière fois. Avec son costume gris et sa cravate bordeaux, il se fondait presque dans le décor. Je m’étais installée à la petite table près de la fenêtre, comme à mon habitude, et ce rustre s’était invité sans me laisser le temps de protester. Il mijotait quelque chose de sinistre, pour sûr. Or, depuis qu’il avait commandé, il n’avait pas pipé mot. Je connais bien ce petit jeu. Faire monter la tension entre soi-même et son interlocuteur est un vrai rapport de force. Qui craquera le premier ? Qui laissera échapper l’info de trop ? Soudain ses yeux croisèrent les miens. Je sursautai et m’en voulus aussitôt. Cela dut lui paraître preuve suffisante de ma faiblesse car il parla le premier :

—Mme Karlsen, j’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir interrompu votre… Qu’est-ce que vous faisiez, exactement ?

Je noyais mon chagrin et mes regrets dans un nuage de lait, de cacao et de suffisamment de sucre pour abattre un cocaïnomane. 

—Juste un peu de lecture, dis-je en désignant mon exemplaire d’Yvain, chevalier au lion, prêté par Tristan bien évidemment.

—Ah, les livres ! Des portes vers un autre monde. La meilleure manière de voyager, et il sourit. 

—Si vous le dites. 

—Je le dis. La lecture nous rend meilleur. J’ai toujours été très admiratif des grands écrivains. Hugo, Rimbaud, Racine… Ils ont su partager leur talent avec le monde, et le monde en est devenu meilleur.

Ah, nous y étions. Pas que je n’apprécie pas le préambule, mais je me disais quand nous allions rentrer dans le cœur du sujet. Il poursuivit :

—Comme vous, chère Pythie. D’ailleurs, mes félicitations.

—À quel sujet ?

—Votre nouveau héros, bien sûr. Combien vous en manque-t-il à présent ?

—Ils seront cinq, répondis-je en détournant le regard. La Quête sera bientôt prête.

—Aaah, bien sûr. La fameuse Quête. J’ai suivi votre intervention télévisée, vous savez. Pourtant, je n’ai toujours pas compris ce qui devait s’y passer.

Enfin, l’ouverture des hostilités ! Je bus une gorgée avant de faire feu à mon tour :

—Le but final m’est encore inconnu, mais l’aura de la mission est claire. Un grand danger menace notre monde tel que nous le connaissons et mes Héros devront le protéger.

—Protéger ? Y a-t-il donc un ennemi ? demanda-t-il alors que son sourire s’élargissait.

Lecteurs, je veux être franche sur un point : je me moque de ma famille régulièrement, toutefois ma confiance en eux est entière. Si mon père a décidé de boycotter Vercran, alors il doit avoir une bonne raison. Ma méfiance innée envers cet entrepreneur aux manières de serpent était une chose, la position de mes parents envers lui était une autre. Elle confirmait mon instinct. C’est pourquoi je dis avec assurance :

—Peut-être bien. Après tout, il y a beaucoup de gens mal intentionnés de nos jours.

Je vis que j’avais fait mouche. Son visage ne trahit aucune colère, ses gestes restèrent maîtrisés. Mais j’avais suffisamment joué la comédie pour reconnaître un égo blessé quand j’en voyais un. Quand il se pencha vers moi, ce fut pour me murmurer comme un secret :

—Attention, Pythie. Attention de ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre. Ce serait dommage que des paroles légères viennent plomber vos plans.

—Ma Quête est à la hauteur de mon don, M. Vercran, et je n’aime pas vos menaces, répliquai-je sur le même ton.

—Continuez votre Quête, si vous le souhaitez. Mais signez un contrat avec moi. Votre talent ne sera pas gaspillé. Il leva la main avant que je ne puisse l’interrompre. Je sais que votre père vous a monté contre moi, mais réfléchissez-y vraiment. Star-all vous aidera dans toutes vos entreprises. Que ce soit pour vos prophéties ou votre carrière académique. Ce serait dommage d’abandonner les mathématiques, vous ne trouvez pas ?

 

Mon sang se glaça. Immédiatement, je passai en revue les quelques mots que nous avions échangés lors de notre première rencontre. Je n’avais pas soufflé mot à ce sujet. Pourtant, ça n’avait rien de surprenant : n’importe qui avec un peu de détermination et de ressources pouvait trouver sur Internet mes prix de concours et mon inscription à l’université. L’université et M. Froitaut ! Était-il entré en contact avec Vercran ? Non, paniquer ne servirait à rien. Froitaut ne m’aurait pas trahi, pas comme ça. Je maintins une expression neutre et ne baissai pas les yeux. 

——L’éducation a toujours été un sujet de la plus haute importance dans notre famille.

Ça, je veux bien le croire, dit-il. Il s’adossa à son fauteuil et avala ce qui lui restait de café. Il se leva, manteau sur les épaules et écharpe au bras, et me quitta sur ces mots : Mme Karlsen, petite Pythie, ce fut un plaisir. Nous nous reverrons.

Rien qu’en réécrivant la scène pour vous, lecteurs, j’ai froid dans le dos. Quel sale type ! Jusqu’à quel point est-il au courant de ma combine ? Au moins, il n’a pas accès à ma formule, j’en suis certaine. Elle n’existe que dans mon ordinateur et sur mes feuilles de calcul -et je les brûle toutes. Tu parles d’un chocolat chaud gâté.

 

10 janvier : Je n’ose pas envoyer de message à Charlotte. Je me suis pourtant dépêchée de finir le dernier contrat qu’elle m’avait passé, au cas où elle me contacterait en premier, mais rien. Mes parents s’inquiètent un peu de ma morosité, mais j’ai pas envie de leur en parler. Ni de ça, ni de ma rencontre avec Vercran. Je relis mes lettres de fans pour me consoler ; pour l’instant, pas l’ombre d’une nouvelle lettre de menaces. Ça me distrait presque de mes soucis.

 

11 janvier : Je ne supporte plus cette incertitude. Je ne supporte plus la quantité de travail. Cette fois-ci, lecteurs, j’ai bien réfléchi. J’ai décidé d’arrêter les prophéties à la chaîne. Adieu contrats, cochons, couvée ! La Pythie rend son tablier, elle met la clef sous la porte. À partir d’aujourd’hui, je ferai ce que je veux, quand je veux, comme je veux ! Et ce que je veux vraiment, c’est le succès de ma Quête. Je conquerrai les cœurs, je vaincrai les combats les plus ardus et gagnerai face aux ennemis les plus vicieux. Je laisse tomber mes états d’âme, mes peurs, je prends des risques. À partir d’aujourd’hui, la Pythie n’obéit plus à personne. Elle est libre. Et pour que ce soit véritablement le cas, je vais faire la chose dont j’ai le plus peur.

Je vais tout révéler à Charlotte.

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Fractale
Posté le 09/05/2024
La rencontre avec Jamy/Martin est rafraîchissante ! Je suis contente de retrouver le talent d'Ingrid pour les descriptions… élogieuses, j'ai ri en voyant celle qu'elle faisait de lui. Et j'ai été étonnée de le voir accepter si vite, j'aurais imaginé un manque d'enthousiasme à l'image du personnage de mollasson qu'il joue au début... mais il révèle une toute autre facette en entendant parler de la quête. Est-ce qu'il volait pour l'adrénaline ?
Contente de voir Ingrid reprendre du service en tout cas !

Bon, le patron de Star all est toujours détestable. J'aurais aimé qu'Ingrid creuse un peu pour savoir ce qu'il peut bien attendre d'elle mais je comprends qu'elle préfère s'abstenir ! Il a l'air d'avoir pas mal d'infos sur Ingrid, j'espère qu'il n'a rien deviné parce que je doute qu'il se laisse avoir comme Tristan. Et j'ai peur de l'influence qu'il peut exercer sur François, j'espère qu'il ne laissera pas l'amour des jeux vidéos l'emporter sur le bon sens.

J'aime beaucoup qu'à la fin Ingrid décide de tout révéler à Charlotte, elle le mérite je pense. Et c'est pas plus mal qu'elle arrête les prédictions…
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