Un Monde en Larmes : Chapitre I

Par Rânoh
Notes de l’auteur : Grand saut de dix ans entre "Le Légionnaire" et "Un Monde en Larmes". Au départ, une autre histoire ("La Malédiction") séparait ces deux-là, mais, après de nombreuses versions, aucune ne trouva satisfaction à mes yeux. Cette dernière illustrait la manière dont Kapris acquit son don d'immortalité, et comment Maeva fut infectée par le sang de la Bête à un œil (qu'elle tua au passage), d'où sa maladie ici. J'ignore si elle paraîtra un jour. De ce fait, bonne lecture à vous.

Un cercle de lames se dressait depuis les ruines enneigées de la cité. La rouille en souillait l’acier, des gardes pointant vers les cieux grisonnant jusqu’aux lames enfouies sous la pellicule blanche. Elles étaient au nombre de vingt-huit, une pour chacun des membres de la guilde des défenseurs disparus au combat, lors de la chute des murs, puis du bourg, quartier après quartier, maison après maison. Il ne restait, de cette antique ville fortifiée contre la montagne, qu’un ou deux pans de murs, de discrètes fondations, un amas de pierres d’un côté, quelques ossements craquelés de l’autre. L’empreinte de l’Homme s’effaçait peu à peu, les monts éternels reprenaient possession de ces terres trop rudes pour la chair et le sang. À présent, un silence immuable remplaçait le chant des farandoles de jadis, le rire des enfants jouant entre les ruelles et les cris d’horreur de leur trépas lors du Cataclysme. La neige était de sang, elle couvrait les morts tel un linceul immaculé, s’étirant de la vallée inerte aux sommets acérés, tandis que le vent chantait l’oraison funèbre. L’on oyait les sanglots de cette nature endeuillée, le silence glaçant des animaux, l’absence d’oiseau dans le ciel, l’écho lointain d’une roche plongeant depuis les hauteurs de la montagne. C’était le cri de la veuve, étouffé par le temps passant, le deuil des survivants, sans cesse harcelés de visions cauchemardesques et de rêves terrifiants. Il s’agissait des larmes du monde, s’écoulant de la voûte céleste en une myriade de flocons, chargés de douleur et de folie. Une vision qui faisait trembler même la mort, prenant conscience de ses actes furieux en ces temps insensés du Cataclysme. Princalas désolée, une région dévastée, des terres sans vie. Un monde en larmes.

Maeva observait ce monument à la gloire des combattants de sa patrie. Elle se tenait au milieu de ce qui fut jadis la maison commune, un lieu de rencontre et de convivialité, aujourd’hui invisible à son œil valide. En face, à l’emplacement exact du cercle d’épées, se tenait, du temps de sa jeunesse, le bastion de la guilde des défenseurs, un imposant fortin crénelé qui disposait de sa propre enceinte au sein de la cité. Elle s’imagina alors la fureur des combats qui y eurent lieu, les vaillants défenseurs épaulés par la garde, luttant à la lance, à la hallebarde et à l’épée contre l’ennemi. La population, réfugiée à l’intérieur des murs, s’écroulant sous les assauts de l’infâme, prenant les armes en acceptant sa destinée. Voici la façon dont elle se représentait les derniers instants de sa cité, toutes ces âmes piégées, l’arme au poing, frappant sous les hurlements autoritaires de Dame Firel, sa cape verte ensanglantée. L’ancienne écuyère avait elle-même vécu la chute d’Escare, elle en rêvait parfois, cela la hantait. Alors, la vision de sa patrie en feu lui parut trop familière. Maeva regrettait déjà son pèlerinage en ces terres qui l’avaient vue naître, car son cœur se serra. Qu’était-elle venue chercher ici ? Elle l’ignorait, ce fut une envie subite, l’obsession d’un instant qui l’avait poussée à voir de son œil l’affligeante réalité.

La femme tourna la tête et vit son fils farfouiller dans la neige. Il grattait là, au milieu d’un grand rien, sous l’ombre colossale des montagnes environnantes. Interloquée, elle alla sans hâte à la rencontre de son garçon, ses pas lourds traînant sur la neige comme si le passé pesait sur ceux-ci. Ses pieds butèrent contre les restes d’un bâtiment dissimulé sous le couvert hivernal, manquant de la faire choir. Ces lieux inertes parurent absorber l’énergie de son corps, elle se sentait aspirée vers le sol, attirée vers le royaume des défunts, la tête lui en tournait. Partout la mort, partout les lamentations des damnés. Elle ne parvenait plus à se concentrer tant le monde basculait, les fantômes de ses parents, de ses amis et de ses voisins voletaient dans les airs parsemés de flocons. Où était-elle durant la chute de Princalas ? Lui demandaient ces esprits, ils la maudissaient de s’en être allée pour Escare durant son jeune âge, ils accusaient sa déraisonnable soif d’aventure et de nouveauté. Qui témoignera de leur mort ? Qui saura conter la fin du bourg nordique ? Maeva saigna abondamment du nez, elle y porta les mains, tandis que le sang se mêlait aux larmes qui se rejoignaient sous son menton. Alors, appelant la force qui faisait sa réputation, elle se concentra sur les événements du passé, sur la chute d’Escare, sa première rencontre avec Sainte Lycorias, la mort de son fiancé le même jour. Elle pensa à sa fuite jusqu’à Phylas, à bord d’un navire de pêche trop étroit, sa décision de se joindre à l’Ordre de la Citadelle afin de mener le combat. Ses souvenirs affluèrent, depuis le jour de la venue de Sire Kapris, à l’ultime bataille pour la survie de l’humanité.

Soudain, le calme revint. Le vent souffla tendrement contre les parois de la montagne, la neige craquelait sous ses bottes de cuir, et ses oreilles percevaient la voix enfantine du petit garçon.

— Mère, êtes-vous souffrante ? demanda-t-il l’air inquiet.

Maeva regarda ses gants couverts de sang et pesta contre ses fantômes et la maladie, elle se renfrogna en maudissant les traumatismes du Cataclysme.

— Tous les adultes souffrent, mon enfant, souffla-t-elle. Il n’y a pas d’âme en paix parmi les gens de l’ancien monde, pas de sérénité, nul autre que la folie causée par l’illogisme d’un instant. La nuit nous hante, nous craignons les vastes espaces comme la forêt, nous redoutons la nature, le ciel comme la terre, car l’univers nous terrifie.

Le jeune garçon voyait sa mère trembler, le visage crispé et le teint blême. Il lui attrapa la main et voulut la rassurer, mais elle retira ses doigts à la vitesse de l’éclair avant de se baisser face au visage de son fils.

— Toi et moi ne sommes pas du même monde, voilà ce qu’est mon monde, dit-elle en désignant le cercle d’épée. C’est pour te l’enseigner que je t’ai mené ici, sur ma terre natale. N’oublie jamais d’où je viens, et tu n’oublieras pas qui tu es. Souviens-toi que tu es le fils de Maeva la Borgne et de Kapris l’Immortel, que si tu te tiens ici, sur la tombe de tes ancêtres, c’est parce que nous avons sacrifié notre vie pour cela.

Le fils de Maeva lui lança un regard interrogateur, les sourcils arqués, il ne savait que répondre et ne comprenait pas très bien l’accent haché de sa mère. Il vivait depuis quatorze ans aux côtés d’Isidor, sous son toit et sa bienveillante personnalité, car ses parents partaient souvent par-delà les murs d’Eve, ne revenant qu’une ou deux fois le mois. Sa mère n’était qu’une vague connaissance, une femme qu’il aimait sans comprendre pourquoi, dont il attendait chaque jour le retour avec angoisse. Il aimait la côtoyer, il aimait ses compliments, ses encouragements, mais redoutait son regard, cet œil perçant surmonté d’un sourcil plissé, même s’il s’adoucissait de temps à autre. Le garçon haussa les épaules et la femme soupira. Elle lui déposa un baiser sur le front avant de se relever. Sa natte voletait au gré de la brise, ses cheveux noirs contrastaient avec la blancheur immaculée du paysage et la pâleur de ses traits. Maeva laissa le garçon et se dirigea en direction du cercle d’épées, dressé à l’emplacement de l’ancien bastion de la guilde des défenseurs, tout en dénouant la lame qu’elle portait à sa ceinture. L’arme, enserrée en un modeste fourreau en cuir de mouton, était sertie d’une pierre jaune, de l’un de ces cœurs de Nymphes qui ornaient les lames durant la guerre du Cataclysme. Elle serra l’épée contre sa poitrine, car il s’agissait de celle qu’elle brandissait lors de la bataille de Phylas aux côtés de Sire Kapris, de Sire Marco et de ses autres compagnons. Le fourreau enfermait les souvenirs et le poids des horreurs vécues lors de cette journée infernale, où le sang pleuvait et les démons tombaient du ciel. Où Korag en personne s’était manifesté entre les nuages des cieux obscurcis par la fumée des brasiers. Tant de choses tenaient en un si petit objet, dans l’étui à jamais condamné des blessures de l’esprit.

Arrivée au centre du monument dressé par Dame Firel, Maeva s’agenouilla, grognant de douleur à cause des cicatrices de son corps, puis ferma son œil. Elle se concentra sur les moments du passé, sur les mois d’obscurité du Cataclysme, la corruption et la Blanche Légion, sur les héros disparus qu’elle fréquentait alors. Le visage de Sainte Lycorias lui apparut dans les ténèbres de ses pensées, un visage doux et souriant, une chevelure translucide aux reflets arc-en-ciel. Inspirant, la borgne planta solidement l’épée au centre de la formation. Ainsi constituait le témoignage de sa contribution, le cadeau fait à ses ancêtres et aux générations futures.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez