— Que fais-tu ici, Sibilha ? demanda Maeva sans lâcher son arme.
L’ancienne prêtresse de Korag essuya les larmes qui coulaient de ses yeux.
— Maeva, je peux te poser la même question, mais je pense connaître la réponse. L’univers est une chose curieuse, tu ne trouves pas ? Entrez, il fait meilleur à l’intérieur.
La Princalienne resta plantée dans la neige, tandis que le fantôme disparut sous le toit de chaume. Elle demeura crispée sur le bois de son pistolet, les mains serrées à lui en rompre les os, la mâchoire contractée. Le sang bouillonnant, les lèvres pincées, un frisson parcourut ses membres figés comme la glace, se propageant des pieds à la tête. Immobile, en conflit avec sa propre personne, saisie de paranoïa. L’œil incrusté dans sa face taillée au burin s’agitait frénétiquement, scrutant la pénombre de gauche à droite afin d’y déceler quelque traîtrise. Les ombres dansaient sur la neige au rythme des ondulations du feu, elles peignaient sur le sol de sombres figures éphémères et terrifiantes, comme autant de silhouettes suspectes qui narguaient les sens de Maeva. Un mouvement la fit sortir de sa torpeur. Elle vit son fils avancer, la tête encapuchonnée, le corps transi de froid et tremblant, attiré par la promesse d’une chaleur réconfortante à l’abri du vent et des aléas de la nature. Il n’était pas un enfant du pays, à l’inverse de sa mère, et craignait les basses températures de la région et ses vicieuses morsures. Alors, la femme rangea l’arme qu’elle tenait pour saisir la main de son fils, celui-ci la guida à l’intérieur de la hutte, où les attendait déjà la maîtresse des lieux.
Entre les murs en bois du modeste édifice, tous deux découvrirent l’univers de cette âme exilée, terreur jadis de la Tèrra Maudichia. Le refuge était bien entretenu, exempt de la moindre poussière et de la moindre toile d’araignée, les meubles rangés et le feu alimenté comme dans l’attente d’invités. Une agréable odeur de pain chaud flottait parmi celles, enivrantes, de fleurs séchées, offrant aux narines le parfum familier d’une maison vivante, à l’atmosphère tendre et apaisante. L’air tiède réconforta les cœurs lourds, qu’un long tapis en laine incitait à la détente et au repos. La décoration sembla d’origine, des tentures aux meubles, de l’agencement aux ustensiles de la vie quotidienne, tout s’imprégnait du style typique de Princalas, à la fois sobre et fin, pragmatique et poétique. Le symbole du Nord, icône de la cité perdue, ornait les boiseries comme tapisseries aux figures végétales, dominées par les couleurs vert et brun. Outre cet aménagement d’une totale banalité, un détail attira l’œil de Maeva tandis qu’elle prenait place sur le sol douillet. Au fond de l’unique pièce de l’édifice, à l’ombre des regards les moins vifs, s’étendait une large broderie inachevée. Celle-ci se fondait dans cet ensemble chargé, comme une étoffe mise de côté pour une occasion particulière, un linceul destiné à couvrir le corps inerte de la prêtresse de Korag. À la lueur timide des flammes rougeoyante, les formes patiemment dessinées au fil de l’aiguille prirent vie.
Elles s’animèrent en autant de personnages mutilés, le corps couvert d’entailles et de blessures mortelles, desquelles s’écoulaient des sillons de sang pourpre, alors que les bouches grandes ouvertes hurlaient. Leurs cris produisaient de faibles vibrations sur la toile, se propageant au reste du tissu à la façon du raz-de-marée furieux qui, jadis, balaya les terres déchirées de Phylas. Une représentation du cataclysme, des survivants, des âmes à jamais brisées et meurtries, suppliant Helrate au milieu des corps déchiquetés de leur famille et ami, parmi les ruines de leur existence, les cités en cendre et la raison perdue. Ils rampaient au sol, la douleur les accablait, les souffrances physiques, les mutilations, les amputations se mêlaient à l’affliction irréversible des esprits fragmentés. Alors, ces gens pleuraient en silence, car ils ne voulaient plus du fracas assourdissant des batailles, des détonations effrayantes de la Blanche Légion, le bruit sourd des bâtiments rompant sous les assauts. Il y avait ceux qui hurlaient, ceux qui pleuraient, puis, en dessous, une rangée de personnages inexpressifs. Ceux-là revêtaient de belles armures blanches et portaient fièrement un étendard, une tour azur cernée de deux chevaux cabrés l’en ornait, il s’agissait des chevaliers de l’Ordre de la Citadelle. Le corps de ces guerriers soutenait le reste de la fresque, piliers sur lesquels s’écrasait le fardeau de l’ancien monde, la sombre et éphémère réalité du Cataclysme. Puis, au beau milieu de cette rangée uniforme d’armures étincelantes, une représentation inachevée, une silhouette tenant un long bâton entre ses mains couvertes de sang. Elle faisait la jonction avec ce qui devait être la suite de cette broderie inachevée, la passerelle entre l’ancien et le nouveau monde. Était-il porteur d’une symbolique optimiste ou pessimiste ? Cela resta impossible à déterminer en l’état. Maeva se reconnut en lui, le bâton représentait la tìu qu’elle portait lors de l’ultime bataille, lorsqu’elle combattit aux côtés des chevaliers et de Sire Kapris.
— J’ai passé près de dix ans à broder la chute du monde, souffla Sibilha en s’approchant de la femme borgne. Sa renaissance ne sera pas mon œuvre, ce travail n’est pas le mien, car je suis un être prisonnier du passé, l’avenir m’est à jamais inconnu. J’ai maudit Herlate et ses Saints, j’ai voulu détruire l’espoir que portaient les chevaliers en détruisant le fruit de leur labeur, voilà le résultat de cette folle aventure. Je ne suis qu’une ombre, Maeva, mon corps se tord face au souffle du vent, il ploie sous les scrupules et le mal que j’ai engendré. Ma haine allait au nouveau monde, car il me demeurait impossible d’apporter ma pierre à l’édifice, d’engendrer à mon tour une âme nouvelle sur cette terre. Et c’est dans cette pensée que je me suis enfermée, les ténèbres ont enveloppé mon cœur. Comme toi, Maeva, j’ai vécu à travers le cataclysme. Comme toi, Maeva, je voulais que l’on se souvienne des douleurs du passé. Comme toi, Maeva, ma vie ne fut qu’un long gâchis.
Les paroles de la prêtresse furent de moins en moins audibles, elles se perdirent en ce souffle unique qui venait de propager des mots emplis de sincérité. Elle joignit ses mains contre sa poitrine secouée de sursauts irréguliers, ses yeux de saphir disparurent derrière des paupières brunies par la fatigue de la vie. À bout de force, ne pouvant contenir la désolation de son cœur, elle fondit en larmes, des larmes de sang, un fleuve écarlate qui se déversait dans les sillons creux de ses joues. Un torrent qu’illuminaient les flammes mourantes du foyer. Il vint entacher sa tunique en peau, les gouttes dessinèrent des formes effrayantes, et s’étendaient toujours plus, encore et encore, alimentées par le courant affligeant du désespoir. Pourtant, elle ne pleurait pas pour sa personne, non. En vivant dans les terres mortes de Princalas, elle était parvenue à faire le deuil de sa vie, de son propre rejet du bonheur et du calme serein qu’offraient les horizons ensoleillés du nouveau monde. Non, elle ne pleurait pas pour les malheurs dont elle était seule responsable, pour les crimes et les actes guidés par la démence dont elle fut jadis victime. Non, ses pleurs pourpres étaient pour Maeva. Elles matérialisaient le courant de regret harcelant à chaque instant les décisions de la femme borgne, la matérialisation de ses crimes à elles, de son rejet du bonheur et d’une vie dévorée par une soif inextinguible de vengeance. Elles étaient les doutes, les craintes, l’angoisse, l’affermissement de sa pensée, plus radicale au fil des jours, plus haineuse au fil des années. Les larmes de Sibilha coulaient en abondance, car les yeux de Maeva demeuraient secs, inexpressifs, exempts de la lueur des jeunes années, ils étaient éteints et vides de toute passion.
Les pleurs chantaient sous la chaumière, comme une berceuse à l’enfant mort-né, un cantique funéraire prononcé en ode aux âmes égarées sur le chemin invisible de l’existence.