Un verre d'eau pour Chibi

61. un verre d’eau pour Chibi
(By Kiwi)

Litchi s’est jetée dans mes bras. J’ai essayé de lui rendre son câlin comme je pouvais.

- Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, disait-elle. Les monstres. Qu’est-ce qu’ils vous ont fait à Chibi et toi ?

J’avais pas grand-chose à répondre à ça, à part que ce sera bientôt fini, mais c’est pas le genre de chose que je peux balancer comme ça. Noisette m’a tapé sur l’épaule. Neuf mois qu’on s’était pas vus, alors que pendant dix ans on s’était jamais séparés.

- Yo les amoureux. Vous m’avez trop manqué ! C’est incroyable ce que vous avez fait avec les étudiants ! C’était une idée géniale de libérer les cobayes, j’en reviens pas qu’on y ait jamais pensé. Vous êtes les meilleurs !

Litchi s’est rembrunie. C’est vrai qu’on savait pas comment cette histoire finirait. Si la révolte étudiante ne survivait pas aux vacances d’été comme le prévoyait la police, tout ça n’aurait servi à rien. Et Litchi, je la connais, elle devait s’en vouloir d’avoir abandonné le navire. Je m’inquiète un peu pour elle et pour les ex cobayes, on devrait réfléchir à une solution, leur trouver un endroit... Mais j’arrive pas à me projeter au-delà du 16 juillet 2038, même pour de faux. La suite de l’histoire ne me concerne plus.

FdB et Driss étaient restés dans l’entrée. FdB nous a contourné prudemment. Il en menait pas large, le pauvre, il voulait pas s’approcher de Litchi. J’aurais bien aimé voir comment leurs retrouvailles s’étaient passées. Vu la tête qu’il faisait, il s’était surement pris une baffe ou deux.

Grenade est sorti de la cuisine. Litchi et Noisette l’ont d’abord regardé dans un silence stupéfait.

- Grenade c’est toi ? a murmuré Noisette. Hé, je te rencontre enfin.

J’avais dit à Litchi que Grenade ne portait plus son masque, mais le voir en face pour la première fois, c’était pas la même chose. Les deux l’ont à leur tour serré dans leurs bras.

- C’est bien, disait Litchi sans le lâcher. C’est bien, Grenade.

Il a dû être un peu mal à l’aise, en tout cas j’ai eu l’impression, mais il n’a pas raccourci leurs embrassades. Enfin, Grenade est allé chercher un gâteau qu’il avait fait pour fêter le retour de la team, et tout le monde s’est installé. Litchi sur le canapé à côté de moi, Grenade sur l’accoudoir près de moi aussi, Noisette à côté de Litchi, Driss sur le fauteuil, et FdB est allé se chercher une chaise dans la cuisine et l’a posée le plus loin possible, en guettant Litchi d’un œil méfiant. On commençait à être à l’étroit dans l’appart de Champi.

- Alors, nous a demandé Litchi, le plan ? On est prêts.

Elle et Noisette étaient déjà au courant de comment on allait procéder, la finale, la nitro, la mort de Chibi. J’en avais parlé à Litchi avant d’en parler à qui que ce soit d’autre. Si je n’avais pas réussi à la convaincre, j’aurais laissé tomber je pense, parce que la manière de penser de Litchi elle marche avec la mienne, je saurais pas expliquer ça correctement, ça a toujours été comme ça. Mais c’est justement pour cette raison qu’elle avait approuvé tout de suite, sans hésiter, et ça m’avait donné le courage d’aller jusqu’au bout.

On a fait quelques mises au point sur le plan, décidé qui ferait quoi. On devait être quatre pour être des livreurs d’amnio crédibles. Litchi ne pouvait pas en faire partie pour la raison la plus nulle : parce que c’est une femme. Les barils d’amniofluide sont lourds et il n’y a jamais de femme dans les équipes de livraison, ce genre de détail risquerait d’attirer l’attention de la personne du standard, et il fallait qu’on soit les plus quelconques possible. Quant à Champi, il devait rester à distance pour nous protéger des alarmes et des caméras. Ça laissait Grenade, FdB, Noisette et moi. FdB s’est étouffé avec sa part de gâteau :

- Toi ?

Je lui ai fait mon regard de Dark Kiwi. Oui je me sers un peu de ça avec lui quand ça m’arrange, j’aime bien le voir avoir peur.

- Un problème ?

- Euh...

Il a tourné vers Grenade des yeux désespérés. Ça allait être le moment délicat de mon plan secret : pour mourir avec Chibi, il fallait que je participe à l’action, que j’entre chez Santorga. Convaincre les autres allait être difficile.

- Kiwi je sais que tu as envie de participer, a attaqué Grenade après un long silence collectif, mais sincèrement je ne vois pas comment ce serait possible. Tu... t’arrives pas encore à bien te coordonner, si on veut avoir l’air le plus quelconque, même Litchi attirerait moins l’attention.

- Surtout qu’avec ces bras de crevette, a ajouté Litchi sèchement, même en marchant correctement tu ne fais pas un livreur plus crédible que moi.

Merde. Je m’attendais à ce que les choses se passent comme ça, et je n’avais pas trouvé de solution. Je comptais sur Litchi pour être de mon côté, mais elle avait été évincée aussi, elle n’appréciait pas.

- D’ici le 16 j’irai peut-être mieux, ai-je tenté. Si je fais beaucoup d’exercices, si j’ai un déclic...

- On verra dans ce cas là, a tranché Grenade. En attendant, on part du principe que tu restes en retrait pour cette fois.

J’ai envisagé de faire un caprice, de piquer une colère et me rouler par terre en hurlant, mais je ne pouvais pas exiger de Litchi qu’elle reste derrière et en même temps m’imposer dans l’équipe d’action. Et puis l’idée de monter un bidon de 200 litres de liquide explosif jusqu’à l’ascenseur me paraissait franchement insurmontable. Depuis tout ce temps, j’étais même pas encore capable de marcher correctement, de faire des mouvements fluides. Alors j’ai rien dit. J’allais tout miser sur un déclic de dernière minute, ou alors il faudrait que je trouve un moyen d’entrer dans la tour Santorga seul. En attendant, nous nous sommes répartis les rôles comme ça : Au coup d’envoi de la finale, ils partaient tous chez Santorga, Litchi seule dans la voiture de Champignon, les autres déguisés en livreurs dans le camion conduit par Grenade qui était le seul à avoir un permis poids-lourds. Litchi attend dans la voiture pendant que les autres amènent la nitro à l’ascenseur. Une fois que c’est fait, Litchi ramène Champignon ici en vitesse, dix minutes max, et elle revient stationner devant Santorga, prête à démarrer si les choses tournent mal. Grenade Noisette et FdB se chargent de répandre la nitro, puis ils sortent rejoindre Litchi. Grenade emmène le camion hors de la grande couronne pour le détruire, Noisette et Litchi le suivent en voiture pour le ramener. FdB rentre à pieds mater la suite du match.

Ça voudrait dire que Champignon serait dans l’appart avec moi presque tout le temps. Mais la vie des autres dépendrait de sa concentration, il n’allait pas faire attention à moi. Il fallait que je quitte l’appart avant le retour de FdB sinon c’était foutu, mais que j’entre dans la tour après qu’ils en soient tous sortis, sinon Litchi stationnée devant me verrait. Ça va pas être facile de te rejoindre, Chibi, mais c’est hors de question que tu meure sans moi dans cette explosion.

On n’a pas parlé de ce qu’on ferait en cas d’échec de l’équipe de France, est-ce que ça voulait dire que tout le monde était d’accord pour maintenir le plan ? A mon avis, Champi ne nous aidera pas si la France perd. Sans son aide, on y arrivera quand même, on va juste mourir ou se faire prendre. Est-ce qu’ils sont tous d’accord pour ça ? Le quart de finale est après-demain, si on perd j’essaierai de leur en parler.

Quand tout a été clair pour tout le monde, on s’est dispersés. Driss est allé dans sa chambre faire son sac : il laissait les lieux à Litchi et Noisette et irait dormir chez FdB. Celui-ci l’a suivi, en nous contournant toujours aussi prudemment. Par moments, j’arrive pas à m’empêcher de trouver FdB adorable et trop marrant, encore aujourd’hui. J’ai eu envie de le rejoindre, de me foutre de lui gentiment parce qu’il avait peur de Litchi. J’aurais toute la soirée pour rattraper le temps perdu avec les anciens de Kartrouville Ex, alors je suis allé frapper à la porte de la chambre de Champi.

- Entrez ! m'a fait la voix de notre hacker.

Il était en train de chercher des vêtements dans son placard. FdB était assis en tailleur sur le lit, les deux avaient l’air un peu énervés, mais ils se sont tus quand je suis entré.

- Ça va, vous deux ? ai-je demandé en m’asseyant à côté de FdB. Litchi vous a pas trop détruits ?

Driss a replongé le nez dans son placard alors que FdB m’adressait un regard piteux.

- Nan ça va.

Ça m’a fait rire. J’allais lui dire d’arrêter sa frime mais il a été plus rapide :

- Dis Kiwi, je peux te parler d’un truc ?

- Mais non, l’a coupé Champi, ça sert à rien de l‘emmerder avec ça.

Evidemment, ça a attisé ma curiosité.

- Si, dites-moi.

Champi était pas très content, mais comme toujours FdB s’en foutait. Il m’a expliqué :

- On est emmerdés parce qu’on a une ex-collègue qui s’appelle Brigitte, c’est une vieille de genre 100 ans...

- 75, a corrigé Champi.

- ...Elle bosse aux étages des chambres à clones, pile là où ça va péter, et on est quasi sûrs qu’elle ira pas voir le match dans l’amphi, même si la France est en finale. On essaie de trouver un moyen de l’empêcher de venir bosser ce jour là.

- T’occupes pas de ça. On sait que t’as autre chose à faire et que les vies humaines sont pas ta priorité. On va trouver un moyen d’éloigner cette personne sans que ça interfère avec ton plan. Te soucie de rien.

FdB avait l’air contrarié, lui qui d’habitude se fout de tout, qui hésite pas à tirer dans le genou d’un ambulancier.

- C’est une amie à toi ? lui ai-je demandé.

- Quoi, Brigitte ? Trop pas, c’est une chieuse pas possible, elle me déteste. Mais n’empêche que...

Il s’est adouci.

- N’empêche que le jour ou Chibi Kiwi s’est livré, quand on l’a remis dans la capsule, y avait plein de monde, des journalistes et tout, ils le mataient comme un genre d’alien, tout le monde était là à lui poser des questions de merde, mes collègues, aussi, personne voulait louper une miette du scandale... Et Brigitte, et ben elle est allée lui chercher un verre d’eau, parce qu’il a dit qu’il avait un peu soif. J’arrête pas de revoir la scène.

Il y a eu un long silence où on a tous dû penser, le cœur lourd, aux derniers instants de Chibs. Champi n’avait pas tort : le sort des employés de Santorga était son problème, pas le mien. Mais comment il a pu croire une seconde que je me soucierais pas de la dernière personne sur cette planète à avoir donné de l’eau à mon clone, à avoir eu de la compassion pour lui ? Brigitte ne mourrait pas de la main de Kartrouville Ex.

Ils m’ont expliqué les idées qu’ils avaient eu pour éloigner la vieille femme de Santorga, et pourquoi elles ne fonctionnaient pas.

- Et si vous lui voliez son badge, ai-je proposé. Elle pourra pas entrer sans badge avec les nouvelles mesures de sécurité, elle devra attendre d’en recevoir un nouveau.

C’est un truc qu’ils avaient dit aux infos : les employés qui perdaient leur badge perdaient leur droit à venir travailler tant qu’un nouveau badge ne leur était pas assigné. S’ils lui piquaient la veille...

J’ai pensé à un truc soudain : s’ils piquent le badge la veille de notre opération, s’ils le laissent trainer ici... j’aurais un moyen d’entrer dans la tour. L’idée m’a donné un pic d’adrénaline, j’ai dû faire un effort pour rester tranquille. Champi et FdB débattaient déjà de comment s’y prendre pour piquer le badge. Je les ai aidés du mieux que je pouvais, et on en est arrivés à ce plan : La veille de la finale, FdB devait croiser Brigitte “par hasard” alors qu’elle rentre chez elle (très facile, puisque Champi peut trouver son adresse en deux clics). Ils engagent une conversation, FdB demande des nouvelles de Santorga, ils parlent du bon vieux temps et se découvrent tellement de choses à se dire qu’ils vont diner ensemble (facile aussi, car apparemment cette Brigitte a une vie sociale encore plus triste que celle de FdB). Etant une vieille femme, elle ira forcément aux toilettes, c’est le moment ou FdB prendra le badge dans son sac. Si elle va aux toilettes avec son sac à main, dans ce cas FdB devra donner de sa personne et faire en sorte qu’elle l’invite à un after chez elle.

- Trop bien le plan, a conclu FdB l’air fâché, mais vous oubliez un micro-détail, c’est que Brigitte me hait comme vous pouvez pas imaginer. A cause de la fois ou je l’ai engueulée en la braquant avec le flingue, elle m’a jamais pardonné ça la vieille conne. Si je lui dis bonjour dans la rue elle va m’agresser avec une bombe lacrymo c’est sûr. Elle voudra jamais diner avec moi. C’est Drissou-Lapin qui va être obligé de s’y coller.

- Bien sûr. Parce que j’ai rien de mieux à faire la veille de notre mission que d’aller dîner en tête à tête avec Brigitte.

- Il s’agit de lui sauver la vie, oh, lui ai-je rappelé gentiment.

Il a haussé les épaules.

- Je sais. Si on trouve rien d’autre je peux m’en charger.

- Bien. FdB t’es rassuré ?

- Oh tu sais, moi je m’en fous de Brigitte, c’était plutôt par rapport à Chibi, je sais pas.

Ouais c’est ça. Enfin, grâce à Brigitte, j‘avais maintenant un moyen d’entrer dans la tour Santorga.

___

Driss et FdB sont partis après le dîner. Alors que Grenade et Noisette débarrassaient, je me suis retrouvé seul avec Litchi.

- Il faut que je te parle de plusieurs choses, Kiwi.

- Je t’écoute.

Elle s’est rapprochée de moi.

- Est-ce que tu penses à l’après ? Ce qu’on fera, où on ira ?

J’ai eu l’impression qu’elle me posait la question parce qu’elle m’avait percé à jour. Impossible, idiot, elle aurait pas réagi comme ça.

- Euh... je t’avoue que pour le moment j’ai un peu de mal à voir aussi loin, il y a déjà tellement de choses qui peuvent changer d’ici la finale... Mais bon je pense qu’on pourra continuer à nous cacher ici en attendant de voir comment le monde évolue.

- Moi j’y pense, et ce qu’on va faire, tuer tous ces clones, ça va pas nous apporter l’approbation de l’opinion publique. Pendant un moment on sera encore plus menacés.

- C’est un risque à prendre Litchi. Ne pas agir par peur des représailles c’est les laisser gagner.

- Je sais ! Et je t’ai déjà dit que j’étais d’accord avec le plan. Mais je pense aux répercussions que ça aura. Ça va être une période difficile, on aura pas le droit à l’erreur.

J’ai compris ce qui la tourmentait. Litchi avait passé ces derniers mois au cœur d’une autre bataille, à protéger les clones des facs de médecines, à leur apprendre à grandir. Et alors qu’ils étaient menacés par les vacances d’été, elle les abandonnait.

- Tu penses aux cobayes ?

- Oui. Et j’ai une idée pour eux. Ce camion que vous avez trouvé pour transporter la nitro, il est dépucé j’imagine ?

- Bien sûr.

- Au lieu de le détruire, on pourrait l’utiliser, pour aller récupérer en secret les clones des facs et les regrouper à Rennes Pontchaillou, qui est la mieux organisée. On dit aux étudiants de se rassembler là-bas, tout ceux qui sont motivés, qui ne partent pas en vacances. Si on a qu’un seul endroit à défendre, on y arrivera. Qu’est-ce que t’en penses ? Tous les quatre. On a besoin de Grenade pour conduire le camion, et de notre leader.

Je nous ai imaginés tous les quatre sur les routes, à sauver des clones, comme avant. Et je sais pas ce qui m’a pris, j’ai eu envie de le vivre. Champignon veillerait sur nous à distance, FdB serait dans les parages. On rejoindrait une fac et on guiderait une foule d’étudiants à la révolte, on continuerait le combat.

Puis j’ai pensé à Chibi. L’intérieur de mon bras s’est mis à me démanger, là où il y avait le tatouage maladroit. J’essaie de pas me gratter devant les gens, il est déjà rouge et strié de traces d’ongles. Chibi qui explose. Peut-être qu’il est encore temps de revenir en arrière, d’aller sauver les clones cobayes au lieu de tuer ceux de Santorga Cergy. Peut-être qu’avec le temps, ce sont les révoltes étudiantes qui feront changer les choses, et pas notre attentat. Peut-être que si on était assez patients, Dans quelques années Chibi serait libéré en toute légalité, et aurait droit à des prothèses, de la rééducation, peut-être une greffe. Peut-être qu’on lui pardonnerait d’être le clone d’un terroriste.

Ou alors, le gouvernement en aura marre de cette histoire. Les étudiants cèderont à la pression et à la peur de gâcher leur avenir. La police entrera dans le CHU et récupèrera les clones. Comme il s’agit de clones sans souches, de cobayes, pour faire taire toute polémique ils les aligneront contre un mur et les tueront.

Dans tous les cas, c’est l’histoire de Litchi, pas la mienne. Moi je n’ai plus la force. Avec ses projets, Litchi m’a fait un peu rêver, elle m’a donné un peu d’espoir, mais ça n’ira pas plus loin, je ne peux pas me battre avec les bras et les jambes de mon clone. Au moins... j’ai souri à Litchi. Au moins, elle allait donner un but à Grenade. Maintenant je pouvais l’imaginer après ma mort non pas anéanti, mais concentré sur les routes à conduire le camion qui amènerait les clones en sécurité, entouré des siens.

- C’est une idée terrible, ai-je bafouillé ému. On va carrément faire ça.

Je voulais la serrer dans mes bras. J’ai soulevé les bras de Chibi péniblement et elle a compris.

- Tu sais, a-t-elle murmuré contre mon oreille, ça me rassure que tu restes en stand by pour cette fois. Si tu devais entrer dans Santorga, j’avais le pressentiment que t’en ressortirais pas.

- Haha, n’importe quoi ! Le plan est bien foutu, on risque rien.

- Même.

Ça m’a fait mal au cœur. Litchi est trop perspicace.

- Je pense que si j’avais fait partie de l’équipe, a-t-elle alors ajouté, si j’étais montée dans les étages répandre la nitro, je me serais fait sauter avec Chibi.

J’ai reculé pour la regarder :

- Sérieux ?

- Ouais.

Elle m’a souri, un truc qu’elle faisait jamais :

- Chibi Kiwi, c’était pas seulement ton clone. C’était mon gosse.

Une larme a coulé d’un de ses yeux. Toutes ces années depuis qu’on se connaissait, tout ce qu’on avait traversé, les pertes, les échecs, les crimes, je n’avais encore jamais vu Litchi pleurer. Je l’ai reprise dans mes bras, j’avais envie de me mettre à pleurer aussi :

- Je sais, Sol-Sol. Je suis désolé.

- Le sois pas. On va lui offrir une mort grandiose, digne de lui, pas une vie de merde dans des liquides et des tuyaux. Il t’a sauvé, et il doit en être fier. C’est à nous maintenant de le libérer. Au moins toi...

- Chut, Litchi. Je veux pas entendre la suite.

- Au moins toi, a-t-elle continué sans m’écouter, tu restes. Aucun de nous deux ne participe à la mission, aucun de nous deux ne pourra aller crever là-bas. J’aurais pas supporté de te perdre aussi.

- Moi non plus...

Je me sentais lâche et minable.

- Moi non plus, j’aurais pas supporté que tu te suicides avec Chibs.

Voilà ce qu’on appelle une trahison. Je suis pire que FdB, il est temps que ça s‘arrête.

___

La France a battu l’Italie en quart de finale, puis le Sénégal en demi. On avait suivi ces deux matchs dans des silences glacés. Quand on a appris qu’on avait gagné, que les étages des chambres à clones de Santorga seraient vides, au lieu de sauter de joie on est restés muets pendant tout le reste de la soirée. J’étais nerveux. J’avais eu beau me dire que ça changerait pas grand-chose qu’on soit en finale ou non, que le plan resterait le même dans les grandes lignes, le fait que la France gagne ça donnait une dimension, c’était comme être face à un symbole. Si on avait été mieux organisés, plus nombreux, si on avait eu plus de temps, on aurait pu avec le même plan faire sauter tous les autres Santorga en même temps. Imaginez la gueule que ça aurait eu, tous les Santorga du pays qui explosent au même moment, alors que la France marque le but de la victoire (ou pas). Mais on n’avait plus les moyens. Kartrouville Ex n’a jamais été une machine de guerre, c’était surtout du bidouillage. Et maintenant on partait en lambeaux, on n’avait pas la force de détruire plus qu’un Santorga. Mais au moins, on prendrait celui de Cergy. Il fallait que ce soit Santorga Cergy, pas parce qu’il abritait le siège social, mais pour une question de vengeance toute bête et puérile. Santorga Cergy m’avait pris Chibi.

Et aussi, quelque part, il m’avait pris FdB.

On était à la veille de l’opération, tout était prêt et on était tous réunis à part Driss qui n’était pas encore rentré de son rendez-vous avec Brigitte. Litchi, Noisette et Grenade s’étaient absentés deux jours, entre les quarts et la demi finale : ils avaient pris le camion et récupéré les clones des facs de la grande couronne, puis ils les avaient amenés à Rennes dans la plus grande discrétion. Champi les aidait à se coordonner, bien que Litchi lui fasse toujours autant la gueule. Ça allait bien se passer. Ça allait bien se passer. De mon côté, j’avais profité qu’ils me laissent tout seul pour me procurer un pistolet : si je n’arrivais pas à récupérer le badge de Brigitte, je devrais entrer par la force. Je l’avais commandé à notre contact habituel, le même qui nous avait vendu la nitro. Il avait accepté de se déplacer jusqu’à Cergy, je n’ai eu qu’à sortir une demi-heure pour le rejoindre, en faisant croire à FdB que je devais marcher un peu dehors pour ma rééducation et que je voulais être seul. Un truc que je faisais presque tous les jours maintenant, pour pas qu’ils s’inquiètent le jour J en voyant que je ne serai pas à l’appart. J’avais pas beaucoup d’argent, alors le flingue que j’avais acheté était tout petit et ridicule, j’avais pas de munitions en rab, juste les 6 qui étaient déjà dedans, mais bon, si j’en tirais rien qu’une seule, j’étais mort. Pas besoin d’artillerie lourde pour mon plan.

Champi est rentré alors qu’on finissait de manger. Il avait l’air crevé et un peu triste.

- Alors ? lui a demandé FdB.

Sans répondre, son plan cul lui a montré le badge de leur ancienne collègue. FdB lui a pris des mains.

- Génial ! Hacker et voleur, rien te résiste, putain.

- Surtout pas toi.

Les deux sont repartis dans leur manège. J’ai demandé à FdB de me montrer le badge, soi-disant pour voir la photo de la personne qu’ils venaient de sauver. Une femme âgée aux cheveux blancs et rares, à l’air pas commode. J’ai posé le badge sur un meuble et puis plus tard dans la soirée je l’ai fait tomber avec un faux mouvement malencontreux. Je crois que ce n’était même pas nécessaire, tout le monde l’avait oublié très vite. FdB et Champi ont fini par rentrer chez eux, et le badge d’entrée de la tour Santorga était en ma possession. Brigitte, si tu n’avais pas offert un verre d’eau à Chibi, tout aurait été différent, bien plus violent. Alors merci. J’emmènerai quand même le flingue avec moi, juste au cas où.

La nuit est tombée et on a rejoint nos chambres, même si on savait tous qu’on arriverait pas à dormir. Grenade partageait la chambre d’amis avec moi, depuis déjà pas mal de temps. Il se passait rien, bien sûr. Une fois il avait tenté de me prendre dans ses bras et j’avais mal réagi, j’avais piqué un genre de crise d’hystérie, j’en ai un peu honte aujourd’hui. Je lui avais dit “Quoi, tu veux baiser Chibi ?” tout l’appart avait dû m’entendre. C’était vers le début. Aujourd’hui c’était différent. Je me sentais un peu mieux dans ce corps d’emprunt, maintenant que je savais que j’allais le rendre, et puis c’était la dernière nuit que je passais avec Grenade. Ensuite il serait seul pour toujours. J’aurais voulu qu’on fasse l’amour une dernière fois, ça faisait tellement longtemps.

Mais il s’est couché sagement, face à moi, et je pouvais rien faire parce que... parce que... j’osais pas. Avant c’était pas un problème, toutes nos premières fois c’était moi qui les avais amorcées. Grenade était nerveux comme tout, et moi je le rassurais je lui disais t’inquiètes, on fait rien de mal. Et puis il y avait eu l’incident et j’ai plus été capable de faire aucun premier pas d’aucune sorte, même infime ou subtil. Même si j’en avais très envie, je pouvais pas m’y résoudre. Je ne pouvais pas infliger ça, mes envies, à qui que ce soit. J’avais été de l’autre côté. Petit à petit, Grenade a commencé à prendre les devants, et ça me convenait, jusqu’à ce qu’il arrête tout l’an dernier. Et puis, il y avait eu FdB. Lui, il voyait le sexe comme un jeu, comme moi avant. Il avait tout de suite flairé que j’étais plus à l’aise en le laissant décider, et je sais pas pourquoi il s’est mis dans la tête de pas se contenter de ça, de me pousser à exprimer ce que je voulais. Ça m’énervait, je me disais : il se prend pour qui cet ahuri cosmique ? Pour un thérapeute ? Alors que c’est le mec le moins empathique de la terre, il se fout de moi ? On n’avait pas beaucoup couché ensemble, l’été que ça avait duré. Mais n’empêche qu’une ou deux fois, j’avais rassemblé mon courage et je m’étais jeté sur lui, je lui avais dit “viens on baise”, un truc impensable pour moi. Alors avec cette expérience là, couplée au fait que cette nuit était la dernière de ma vie, j’ai avancé ma main vers Rahim et je lui ai touché la joue.

Il a ouvert les yeux et on s’est dévisagés aussi stupéfaits l’un que l’autre. Je sais pas lui mais moi je trouvais ça terriblement surréaliste. Ma main, de chair et d’os, sur la peau de son visage, réelle, pas protégée. La chaleur qui passait entre les deux, la sensation du contact, c’était de la science-fiction, un truc que j’aurais cru plus jamais possible, scientifiquement irréalisable.

Il a reproduit le mouvement. Sans rien dire, il a mis ma joue dans la paume de sa main. Il faisait une chaleur à crever cette nuit de juillet, et on était torse nus tous les deux. Je voyais le labyrinthe de ses tatouages, dans lequel je m’étais perdu tellement de fois. Sur son pec gauche, ces mots durs qu’il avait pris de son livre préféré et qui lui allaient si bien : Ne pas frapper, ne pas entrer. Et un peu en dessous, mon nom griffonné négligemment. Je l’ai effleuré. Je sentais son cœur battre au bout de mes doigts, quelque chose que j’avais oublié.

Grenade avait envie qu’on couche ensemble, j’en étais certain, mais il ne tenterait rien parce qu’il m’avait rejeté trop de fois, parce que je lui avais fait peur la dernière fois qu’il avait proposé. Il suffisait que je descende ma main un petit peu, et il comprendrait. Ça demandait qu’un petit effort, avec FdB j’y arrivais bien, pourquoi j’avais aussi peur avec Grenade que je connaissais tellement mieux ? Je me suis rapproché et j’ai descendu ma main d’un centimètre, deux. Il va te rejeter, il va te rejeter, il va te rejeter. Un troisième. Il va accepter pour te faire plaisir. Il va se forcer pour toi. Tu vas le forcer et tu sais quel effet ça fait.

J’ai laissé tomber. C’est bon Frankenstein, c’est pas grave. T'as quand même baisé pas mal de fois dans ta vie, n’en demande pas trop. J’allais me tourner de l’autre côté, tout au bord du lit comme je faisais depuis qu’on le partageait, mais Grenade m’a ramené vers lui d’un mouvement calme. Il m’a embrassé. Je suis bête, moi, ai-je pensé alors que je lui rendais son baiser, le premier depuis tellement d’années. J’aurais dû commencer par là. Il avait porté son masque tellement longtemps que je m'en souvenais plus.