Une bouteille à l'amour (nouvelle, partie 2/4)

Comme ils s’enlisaient dans le silence chacun de leur côté, il tenta une banalité :

« Pour quelqu’un qui vient du fond des mers… tu parles très bien ma langue.

— L’ondéen ? Tu trouves ? Je ne m’en rends pas bien compte, ça vient naturellement. Parler, c’est comme chanter mais en beaucoup moins dur, non ? Je ne comprends pas pourquoi vous autres humains avez autant de mal avec le langage. C’est tellement… primitif.

— Mince, s’étrangla-t-il. Mais si tu comprends tout… ça veut dire que tu connais mon nom ?

— Ne t’inquiète pas. C’est ta cousine qui me l’a donné, pas toi. Donc ça ne compte pas. C’est la Loi des démons. Et puis… ce n’est même pas ton nom complet. “Sceau” n’est qu’un pseudonyme, sais-tu ? Un alias que tes ancêtres se sont choisies lorsqu’elles ont émigré en Pluvède, pour échapper aux bûchers. Et elles l’ont transmis à leurs descendants… sans doute pour les protéger de mon peuple. Va savoir !

— Pourquoi auraient-elles fait ça ? Mes aïeules vous ont juré protection, au contraire !

— Je ne sais pas, ronchonna-t-elle en haussant les épaules. Les humains sont bizarres.

— C’est vrai. »

En réaction, la tête de la sirène pencha sur le côté. Ses prunelles aussi semblaient s’incliner, légèrement rétrécies… En cela, elle rappelait à Hyacinthe cet ami d’enfance qui, comme il n’arrivait pas à faire le moindre clin d’œil, courbait ses sourcils de la plus étrange des manières. Il comprit qu’elle tentait, vainement, de s’adapter à lui, de se faire comprendre au mieux. Sa survie en dépendait. Il s’en émut :

« Mais… tu es en danger ? Ailleurs qu’ici, je veux dire.

— Le monde féérique n’est pas sûr, en ce moment, confirma-t-elle. Des problèmes politiques, des luttes de pouvoirs. Trop d’esprits, et plus assez de sorciers pour les invoquer sur la Terre ! Ce n’est pas une situation idéale. Toutes les déités voudraient se manifester dans le Réel, mais les couloirs liminaux qui nous permettaient d’entrer dans le monde physique sans rituels se referment tous les uns après les autres…

— Ma tante m’a parlé de ça. Elle dit que la magie elle-même est en train de mourir, que nos deux mondes finiront un jour par se séparer complètement… Et que ce sera une catastrophe.

— Peut-être, oui. En attendant, c’est chacun pour soi… Mes sœurs, depuis la nuit des temps, connaissent un fil de la Toile dimensionnelle qui communique directement avec un de vos courants marins. On ne l’utilise qu’en cas d’urgence, mais un autre camp de démons a essayé de s’en emparer… Je les ai combattus, mais, lors du combat, je suis tombée en arrière en plein dans la Mer astrale ! Et je me suis réveillée ici.

— Ah, ça rejoint ce que dit ma famille. L’anse de Virgade attirait les naïades depuis toujours… Tes sœurs ont toujours emprunté ce passage pour aller et venir à leur guise. On va te guider jusqu’à chez toi, ne t’inquiète pas ! »

La main de Hyacinthe s’était élancée, comme pour la déposer sur celle de sa protégée en consolation ; mais il s’en était retenu in extremis. D’une part à cause de l’intimité inhérente à un tel geste… D’autre part en raison des griffes acérées qu’il remarquait désormais entre chacune des deux palmes ; en plus de son pouce opposable, elle ne possédait en effet que trois doigts. Par chance, la femme-poisson ne s’offusqua pas de son expression apeurée. Il s’assit sur le rebord de la baignoire, réticent à achever cette conversation. Tout en dénouant ses longs cheveux aux accents bleutés, la visiteuse commentait les alentours :

« Sympa, ta baraque. Ce n’est pas le palais du Roi-Endormi d’Au-delà-les-Tréfonds… mais c’est pas mal.

— Heu, merci… mais tout ici appartient à Tante Véronique.

— Ah bon ? Mais pourtant, tu habites là. Tu m’as invitée, ça fait de toi le maître de maison… Je ne comprends pas.

— C’est un truc d’humains, lâcha-t-il avec une pointe de ressentiment. Des problèmes d’héritage… C’est un peu long à expliquer.

— Pas grave ! J’ai tout mon temps. »

Et expliquer, il le fit. Longuement. Ils ne se reverraient sans doute jamais ; aussi, il pouvait se confier sans garde-fous de choses qu’il n’avait jamais osé formuler à voix haute. Elle aussi, parlait ; de la guerre éternelle des Succubes et Incubes, des prières des mortels qui se raréfiaient, des perles de jade et de sagesse qui sommeillaient dans les Enfers. Ils bavardèrent tant et si bien que la lumière filtrée au travers des rideaux déclina tout à fait, et que la pluie, au-dehors, se mit à tomber de plus en plus fort, jusqu’à devenir une terrible tempête… Au bout d’un moment, l’eau qui coulait le long des vitres réveilla en Hyacinthe un besoin autrement moins poétique. Cependant qu’il s’en allait vers les latrines, son interlocutrice l’appela d’une voix plaintive :

« Tu me laisses ?

— Juste deux minutes, hasarda-t-il d’un ton amusé. Pourquoi, tu as peur ?

— Non, rit-elle. J’ai peur de m’ennuyer ferme sans toi, c’est tout.

— J’ai des livres à te prêter, si tu veux.

— C’est qu’on n’y voit pas très clair ici… Ce doit être la lumière de la surface ! J’y vois flou, mes pupilles ne sont pas adaptées. Mais merci quand même.

— Ah ! Alors je pourrais te lire quelque chose, peut-être ?

— Tu en fais déjà trop pour moi, se récria-t-elle en détournant les yeux. Je prends trop de place ici… Tu dois me trouver irritante.

— Non, non ! Pas du tout, se défendit Hyacinthe. Ça me ferait vraiment plaisir. Je ne pensais pas que les naïades lisaient elles aussi, sous l’eau… Tu aimes quel genre d’histoires ? »

Il sentait ses joues roussir. D’un air timide qu’il ne lui reconnaissait pas, la sirène lui demanda s’il ne s’y connaissait pas plutôt en poésie. Ce n’était pas la spécialité de Hyacinthe, qui ne consommait que des romans d’aventure. Heureusement il dénicha, dans la vieille chambre inoccupée de son cousin Narcisse, un vieux recueil aux pages écornées et rosâtres. Alors que la nuit tombait, Hyacinthe préparait leur veillée : il avait trouvé un peu de morue séchée dans le cellier, un bocal de câpres ainsi qu’un peu de caviar d’algues. Une fois allumées les bougies de la salle de bain, il alimenta le poêle et changea l’eau dans laquelle surnageait son hôte… Celle-ci ne craignait en rien le froid, mais appréciait néanmoins la chaleur.

Hyacinthe approcha un fauteuil en osier du grand bassin blanc et s’y installa. Ils dégustèrent leur pique-nique d’intérieur, aussi salé que sauvage. La sirène avait refusé les couverts et le pain qu’il lui avait tendus, parce qu’elle en ignorait l’usage ; mais elle avait consenti à manger en tenant une serviette sous son menton. Les poissons, elle les avait avalés d’un seul claquement de ses crocs filiformes. Lorsque la mâchoire s’était rouverte, un squelette immaculé en était ressorti. Pas un seul morceau de viande sur les arêtes ! Hyacinthe aurait dû se sentir dégoûté, terrifié ; il ne l’était point.

Leurs assiettes finies, il entama alors la lecture de « La foule pressée pour la messe ».

La diction de Hyacinthe, hésitante, butait parfois sur certains mots à rallonge dont il apprenait l’existence ; sa mère lui avait appris ses lettres, mais on ne l’avait jamais encouragé à étudier. La lecture des grimoires ne lui aurait été d’aucune utilité, et il n’hériterait rien de l’affaire familiale ; savoir déchiffrer un contrat, faire une facture, c’était tout ce qu’on avait exigé de lui. Cette inculture le rattrapait désormais, et il regrettait d’avoir choisi cet ouvrage. L’absence d’illustrations l’avait abusé ; il s’était attendu à des poèmes de Cour, des balades chevaleresques… mais en aucun cas à ce débordement d’obscénités.

Les quatrains, fort bien tournés au demeurant, employaient un langage fleuri, ou plutôt un double-langage. Pour détourner la censure, supposément, mais aussi pour étaler un florilège de comparaisons sensuelles. L’effet semblait, paradoxalement, plus choquant ; si l’auteur s’était borné à appeler les choses par leur nom, Hyacinthe aurait simplement pouffé. Mais lorsqu’il comprit, bien trop tard, ce que désignaient vraiment ces « étamines graciles qui dansent sous le vent », il ne put réprimer un grognement effarouché. La sirène, qui avait écouté patiemment, s’en étonna :

« Pourquoi tu t’arrêtes ? C’est très beau.

— C’est… Ce n’est pas…

— C’est très beau », l’interrompit-elle d’un air catégorique.

Hyacinthe ne contestait pas la qualité de l’ouvrage ; mais il ne pouvait plus continuer à lire cette œuvre à côté d’une jeune fille, toute démoniaque qu’elle fût. C’était le genre de torchon qu’on lisait d’une seule main, pour reprendre une expression courante… Il se rappelait d’ailleurs qu’il avait trouvé cette horreur sous le lit du cousin Narcisse. Certaines des pages les plus dépravées lui paraissaient d’ailleurs un peu collantes…

La belle, d’une voix plus grésillante que jamais, le taquina :

« Allons, si tu ne lis plus… Je vais devoir terminer l’histoire moi-même. »

La main palmée de la sirène trouva son épaule ; Hyacinthe, confus, sentit son humidité à travers la toile de sa chemise. Puis les doigts pianotèrent jusqu’à sa clavicule, joueurs, et il comprit ce qu’elle essayait de faire. Parvenait à faire.

Tétanisé sur sa chaise, les yeux rivés sur les siens, Hyacinthe protestait :

« Nous ne devrions pas…

— Effectivement, le coupa la naïade qui caressait désormais sa joue. Heureusement, nous sommes tous deux capables de garder un secret.

— Nous n’appartenons pas au même monde…

— C’est ce qui rend la chose si existante, continua-t-elle en plaçant un doigt sur ses lèvres. J’imagine… Ou est-ce le livre ? Petit gredin, va ! Me voilà tout excitée… Qui de nous deux est la sirène, ici ? Ça monte ! Finis donc ce que tu as commencé. »

Lorsqu’elle approcha sa bouche, son corps réagit d’un réflexe salutaire et entier. Il se leva d’un coup, s’empara des bras féminins et les repoussa vers la baignoire, fermement. La sirène ne se débattait pas ; le corps fléchi en arrière, elle le toisait. Sereine, certaine de sa puissance de séduction.

« Alors, s’enquit-elle d’un sourire gouailleur. Quel est le vrai problème, au juste ? Ne me mens pas. »

Elle attendait une réponse, patiemment. Car elle avait dû le sentir ; il ne l’avait pas projetée avec assez de force pour lui faire du mal… Et ses poings, toujours accrochés aux écailles, ne la relâchaient point. Hyacinthe tremblait ; il se sentait esclave, prisonnier. Le corps en feu, les yeux plissés de honte, il finit par bredouiller :

« Je… JE N’AI JAMAIS FAIT ÇA ! »

Sa bouche se tordit ; il avait envie de pleurer. Voilà, elle n’allait pas tarder à se moquer de lui, comme Azalée et leurs parentes, comme ces horribles chipies du village… Mais les rires auxquels il s’attendait ne vinrent pas. Sa poigne se relâchée. La sirène, avec une douceur assurée, serpenta alors entre ses bras et se redressa, elle aussi. Appuyée d’une main au rebord, elle murmura dans le creux de son oreille :

« Moi non plus, qu’est-ce que tu crois ? Enfin… pas avec un mortel. Il me semble donc que nous désirons tous les deux quelque chose de neuf. »

La nuque de Hyacinthe s’enflamma sous sa bouche. Il n’avait ni jambes, ni bras, ni tête ; les seules parties de son corps qui comptaient à présent étaient celles qu’elle l’embrassait.

Il accueillit sa bouche dans la sienne, déjà entrouverte, et se laissa plonger.

Ses membres se détendirent tout d’un coup, et la naïade le serra contre elle pour l’enlacer. La peau, lisse et rugueuse à la fois, rappelait celle d’un coffret ouvragé ; un alliage d’argent et d’ormeau. Et sous cette nacre, sa chaleur.

Maintenant seulement il se rendait compte qu’elle s’était tenue en équilibre sur sa propre nageoire caudale, solidement engoncée dans ce lit liquide et improvisé. Pour accomplir un tel exploit, elle devait posséder une grande force, supérieure à celle d’une humaine ordinaire… Force qu’elle n’avait pas utilisée contre lui, un instant plus tôt.

Il était à elle, entièrement à elle.

Il se laissa faire lorsque les mains de sa ravisseuse trouvèrent sa ceinture.

Et tout disparut.

Quelques instants plus tard, il se réveilla en sueur. Non. À dire vrai, il n’avait pas dormi d’un œil ; mais tout cet intermède s’était déroulé ainsi qu’un rêve, sur cette frontière vaporeuse qui séparait le fantasme de la lucidité. Hyacinthe, les yeux ronds, tentait de reprendre ses repères ; cette baignoire… Comment s’était-il retrouvé dedans ? Ah, oui. Il s’en souvenait, maintenant. Il n’était qu’à demi-nu. Sa chemise, il l’avait jetée à l’autre bout de la pièce ; mais son pantalon s’entortillait au-dessus de ses pieds comme une paire de menottes, et gênait sa mobilité.

« Une queue, pensa-t-il. Maintenant, je suis vraiment un homme-poisson. »

Un ronflement disgracieux le tira de cette torpeur. À côté de lui, recroquevillée entre son coude et l’émail, sommeillait les yeux grands ouverts la naïade. Hyacinthe s’en amusa ; n’était-ce pas d’habitude les femmes qui se plaignaient, lorsque leurs amants s’endormaient aussitôt l’amour consommé ? Mais sa sirène était sans doute épuisée ; sur ses bras graciles bleuissaient des ecchymoses, des motifs d’écailles éraflés. Elle avait dû se débattre un long moment, sous cette énorme masse d’algues, avant de renoncer… Encore maintenant, elle dégageait une odeur rance de varech. Mais lui aussi puait… de ses propres secrétions.

Ils puaient ensemble, et c’était magnifique.

Hyacinthe éternua ; leurs débats s’étaient déroulés sur un fond d’eau tiède, désormais glacée. Aussi, il s’extirpa de cette couche aussi étroite qu’inconfortable. Au diable le romantisme ! Le froid, de toute manière, se rappelait à son anatomie d’une manière bien cruelle. Les pieds trempés, il renoua son pantalon tout aussi humide. Quelle gageure ce serait de nettoyer cette pièce !

« Hyatt, l’interpela une voix féminine à l’autre bout de la maison. Qu’est-ce que tu fiches torse nu ? »

D’un sursaut, Hyacinthe se maudit ; il avait oublié de fermer la porte de la salle de bain. À quelques mètres de lui, dans le couloir, Azalée le foudroyait du regard. Ses cheveux étaient décoiffés, ses habits crottés de boue ; elle ramenait avec elle une demi-douzaine de paniers, alourdis de légumes. Après cette journée de travail sous la pluie, ce n’était pas le moment de la contrarier… Hyacinthe bredouilla, chercha une explication à son état ; mais Azalée jetait déjà un œil vers la baignoire, interloquée. Les fusils de ses yeux se changèrent en soucoupes.

« Je le savais, articula-t-elle d’un ton sidéré.

— Je regrette, grimaça-t-il en guise d’excuses. Zal, tout s’est passé si vite… »

Il se sentait coupable. Pas d’avoir cédé aux avances de la sirène, non, mais bien d’avoir menti : il ne regrettait rien du tout. Peut-être était-ce cela, le bonheur d’être enfin adulte… La honte… de ne pas avoir honte ?

Ensuite, les choses s’enchaînèrent rapidement. Azalée pressait son cousin, avec raison… La nuit tombait déjà, et les baleiniers revenaient toujours au port avant l’aurore ; les feux des sémaphores brilleraient bientôt pour les guider. Hyacinthe eut à peine le temps de se changer ; tandis qu’il rassemblait quelques affaires, Azalée réveilla leur visiteuse et prépara son transfert dans la carriole. De peur que le moindre bruit attirât l’attention sur eux, ni Hyacinthe ni la sirène n’échangèrent un mot durant leur trajet. Celui-ci se déroula sans heurt, à la lueur d’un lampion. La bruine présageait d’un épais brouillard ; au moins, le climat jouerait pour eux.

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