Une mystérieuse visite

Par Grob
Notes de l’auteur : Chapitre comportant beaucoup plus de description que le précédent et faisant peu avancer l’intrigue. Mais je trouve qu’il a quelque chose de reposant.

Sen se retourna beaucoup dans son lit. Elle était pourchassée par des inconnus depuis plusieurs kilomètres. La scène se passait dans une ville grise et déserte. Sen courrait à perdre haleine depuis plusieurs minutes, elle aperçut un panneau à l’entrée d’une rue perpendiculaire ; elle décida de se réfugier dans cette impasse. Ses poursuivants ne la remarquèrent pas et passèrent à quelques mètres d’elle. Elle fut soulagée, mais son angoisse se ranima aussitôt ; elle entendit des bruissements d’ailes provenant du ciel, qui se rapprochaient, le son était de plus en plus fort et elle le sentait venir sur elle…

Elle se réveilla, ouvrit les yeux et resta quelques instants dans son lit. Elle finit par se lever et alla boire un verre d’eau ; c’était le deuxième mauvais rêve en un jour. Cela ne lui arrivait, pourtant, que rarement. Peut-être y avait-t-il une explication logique ? Elle se rendormie avec cette pensée et le jour nouveau arriva.

Le lendemain, Sen devait rejoindre Gaëtane à la piscine, pour suivre le cours de sport en vue du Baccalauréat. Elles n’avaient pas su quelle discipline choisir et lorsqu’elles arrivèrent, en retard – malgré les avertissements d’Alice –, au moment des inscriptions, il ne restait plus que natation. Sen ne se débrouillait pas trop mal et arrivait à décrocher un treize ou un quatorze au moment des entraînements. Gaëtane était bien plus sportive et visait le dix-sept au minimum, malgré le fait que ça ne soit pas son sport de prédilection ; elle voulait toujours faire la course avec Sen, qui préférait refuser à cause des défaites qu’elle lui infligeait. Elle avait trouvé un groupe de compétiteurs à son niveau et passait un certain temps après le cours à faire toutes sortes de concours d’apnée ou de vitesse. Sen profitait du temps de pause pour discuter avec d’autres élèves, qui ne comptaient pas vraiment entrer dans le groupe de compétition de son amie ; ils étaient trois, deux garçons Ahmed et Maxime et une fille, Émilie. Ce groupe était très soudé, à la manière de celui de Sen ; ils contribuaient fortement à la vie de l’association de musique du lycée et organisaient parfois des événement auxquels ils conviaient des musiciens de leur connaissance. Leur réputation était médiocre, mais ils passaient de nombreuses heures sur leurs projets et comptaient bien continuer et finir par percer avec leur groupe de musique rock alternatif.

Sen avait déjà assisté à une de leurs représentations et appréciait plutôt leurs compositions ; elle-même avait pris des cours de guitare quand elle était plus jeune, mais sa mère, à la vue de l’implication de Sen et du temps que passait l’instrument à prendre la poussière dans un placard, arrêta bientôt son inscription.

À la fin des cours, Sen passa dans un café, pour récupérer le colis qu’elle avait oublié de prendre la veille, à cause de la pluie ; le paquet était plutôt gros et n’était pas aisé à porter, mais Sen arriva chez elle au bout de quelques minutes.

— Tiens, m’man, j’ai rapporté ton colis, annonça Sen à haute voix.

— Super, tu peux l’ouvrir si tu veux ; c’est pour toi.

Sen, surprise par cette nouvelle, enleva le papier d’emballage et découvrit une grande toile peinte.

— Elle revient de chez l’encadreur, j’ai pensé que ça te ferait plaisir et que ça fonctionnerait comme cadeau d’anniversaire, en retard.

La toile était bleutée et affichait un ciel nuageux et ensoleillé, à la manière des peintures néerlandaises du XVIIe siècle, au premier plan était un arbre, sur lequel était un oiseau, au loin, on voyait un sentier serpentant entre les collines vertes et brunes. Sen avait déjà vu ce tableau plusieurs fois, dans l’atelier de sa mère, et l’appréciait particulièrement.

— Il est très beau, merci maman !

Sen alla embrasser sa mère, puis se déplaça jusqu’à sa chambre pour accrocher le tableau à l’aide de clous enfoncés dans le mur. Elle le contempla un instant, puis s’arrêta ; elle reconnut l’oiseau qu’elle avait vu dans son rêve, à l’école. Elle sourit :

— Alors voilà je me souviens maintenant, pensa-t-elle. Finalement, on peut s’imaginer des énigmes tordues et s’inquiéter pour bien peu de choses.

Sen regarda l’heure sur son réveil ; il allait être dix-huit heures trente. Elle s’allongea sur son lit et ferma les yeux.

Quelques instants plus tard, on sonna à la porte d’entrée ; c’était la voisine. Sen devait, quelques fois par semaine, garder ses filles ; elle aurait bien voulu refuser la première fois que cette dernière lui demanda, mais elle était seule à la maison ; car sa mère avait dû effectuer un déplacement professionnel, et devant la mine paniquée de la voisine, elle avait fini par accepter ; depuis, elle était devenue la gardienne attitrée de Juliane et Laura.

La voisine lui donna les clefs et repartie, déjà habillée pour son deuxième travail de la journée.

Sen n’aimait pas s’occuper des deux sœurs qu’elle trouvait insupportables, mais elle se sentait obligée de rendre ce service car leur mère avait beaucoup de peine à trouver quelqu’un pour les garder.

 

Les journées passaient et l’été approchait rapidement ; les t-shirts avaient remplacés les pull-over et la chaleur dépassait maintenant les vingt degrés. Les élèves étaient bien plus détendus à l’approche des derniers examens et une atmosphère de vacance flottait dans l’air. Après les cours, ils se rendaient dans les parcs alentours et s’allongeaient dans l’herbe des heures durant en écoutant de la musique ou jouant au football.

Sen et ses amies étaient allongées à l’ombre d’un arbre et écoutaient les oiseaux chanter. Alice était enchantée :

— Aujourd’hui Francis a essayé de me coller pour avoir mal parlé du proviseur, mais la CPE était pas là et il n’avait pas le pouvoir de faire ça, alors il a renoncé.

Un élève avait apporté une guitare et jouait pour son groupe d’ami, à quelques mètres de là.

— Tu devrais quand même faire plus, répondit Sen. À force d’aller en colle, ça finira par mal se passer.

Gaëtane dormait, enivrée par la chaleur de ce mois de mai ; des papillons butinaient des petites fleurs jaunes et blanches à proximité de sa tête.

— T’inquiètes pas pour ça, qu’est-ce qu’ils pourraient faire ? Et puis s’ils me renvoient, mon père ne sera pas du tout d’accord et leur apprendra à prendre les bonnes décisions.

« Tu n’as pas soif ? Il fait une chaleur insoutenable, comment tu fais en chemise et pantalon ?

— Il fait chaud mais pas non plus trente degrés ; tu veux acheter quelque chose ?

— Allons à La boîte à sept, ça ne vous dit pas ?

— Je crois que Gaëtane n’est pas prête à bouger, dit Sen en regardant son amie endormie, avec un sourire.

— Bon, dans ce cas je vais demander à droite à gauche si quelqu’un a à boire.

Alice se leva et s’éloigna en direction des autres groupes. Sen resta allongée, elle regardait le ciel bleu dans lequel on voyait les points noirs dessinés par le vol des oiseaux au loin ; quelques nuages blancs se baladaient nonchalamment dans ce champ azur, poussé par un vent tout aussi engourdi. Sen somnolait, elle pensait aux vacances à venir et ce qu’elle allait bien pouvoir faire avec ses amies. Peut-être pourraient-elles voir l’océan cette année ou bien les montagnes. Elle n’avait pas l’habitude de partir à cause du budget de sa mère, mais elle passait souvent du temps à regarder les albums photographiques résultants des différents voyages de son père. Elle rêvait de partir loin, explorer des terres inconnues, arpenter des paysages magnifiques ou encore rencontrer des tribus tropicales ; plus tard, elle accomplirait ce rêve, elle en était convaincue.

Quelques minutes plus tard, Alice revint, un fond de bouteille dans la main :

— Hum, il y a une soirée chez Clémentine ce week-end. Ça va être dingue apparemment. T’en veux, dit-elle en proposant la bouteille à son amie.

— Je la connaît pas. Ça fait bizarre si je viens, non ?

Clémentine semblait être une des lycéennes populaires que beaucoup d’adolescents enviaient. Sen avait participé à une discussion de groupe dans laquelle elle était présente et l’avait trouvée bien moins hautaine et plus simple que ce à quoi elle s’attendait. Mais Sen avait déjà assisté à quelques soirées du lycée, elle y passait la plupart du temps assise et à regarder les autres, perdue dans ses pensées. Bien souvent, les invités apportaient des boissons alcoolisées, elle y avait goûté une ou deux fois, mais le parfum amer et les sensations qu’elles provoquaient ne l’avaient pas convaincue de continuer. Aussi, cette perspective ne l’enchantait guère.

— C’est Clémentine, rétorqua Alice. Elle est cool et presque aussi bizarre que toi.

Elle avait prononcé cette dernière phrase avec malice, car elle savait que son amie se reprochait souvent de ne pas avoir les mêmes goûts que les gens qu’elle appelait « normaux ». En vérité, chacune des personnes du lycée avait ses particularités, qu’il montrait plus ou moins. Alice, qui côtoyait bon nombre d’entre eux, savait déceler ces singularités avec facilité et avait compris que la normalité se trouvait uniquement dans les masques et les faux-semblants derrière lesquels ces-derniers se cachaient.

Elle insista une fois supplémentaire, devant l’hésitation de son amie, puis tenta de convaincre Gaëtane, qui s’était réveillée. Celle-ci accepta aussitôt ; elle appréciait les fêtes qui ne consistaient qu’en une autre façon de passer du temps avec ses amis. Toutes deux revinrent vers Sen pour la presser dans son choix. Elle finit par abdiquer devant les assauts de ses camarades.

L’après-midi touchait à sa fin, le groupe décida qu’il était temps de bouger et se dirigea vers La boîte à sept. C’était un endroit bien connu des lycéens et des quelques habitués trentenaires. Sen et ses compagnons y allaient régulièrement – à savoir, cinq à six fois par mois – pour se poser à une table, en terrasse ou à l’intérieur, et partager les derniers ragots qui circulaient de manière effrénée dans la pièce. Quelques jeux d’arcade étaient présents, sous formes d’un flipper, d’une table de billard et d’un jeu de fléchettes. Une vieille borne d’arcade était posée dans un coin de la pièce, mais elle servait surtout de décoration tant ses utilisateurs étaient rares. La patronne du lieu, Nathalie était accueillante envers ses clients qu’elle considérait avec bienveillance ; elle distillait souvent des conseils ou des histoires captivantes, tirés de sa grande expérience ou inventés à partir de diverses anecdotes, à qui voulait les entendre.

Lorsque les filles arrivèrent, la patronne les salua :

— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

— Un sirop à la menthe s’il-te-plaît, dit Gaëtane.

Les deux autres suivirent.

— Et trois menthes à l’eau qui vont bien !

Les filles choisirent une table, à côté d’un groupe de quatre garçons qui jouaient aux cartes en braillant. La couleur chaude des lampes à halogène baignait la pièce et chassait les derniers rayons du Soleil. Entre les bavardages, on entendait le bruit sec des boules de billard qui s’entrechoquaient et les acclamations des joueurs de fléchettes, congratulant leur camarade pour un coup remarquable. Sen et ses amies se prélassaient sous le vent doux qui charriait les fragrances de fleurs et de cuisine des appartements voisins. Nathalie vint leur apporter les trois rafraîchissements qu’elles avaient commandé. Après avoir posé les verres, elle s’arrêta un instant, comme indécise ; les trois autres la regardèrent, attendant qu’elle ne prenne la parole, puis elle se baissa et s’approcha du groupe :

— Sen, j’ai eu une visite hier…c’est un peu bizarre, en fait. Il y a un type, fringué en noir, qui est venu me parler de toi. Il m’a demandé si je savais où t’étais ; j’ai répondu négativement. Non pas qu’il ait eu l’air mal intentionné, mais j’ai appris à me méfier de ces gars-là, tu sais. Enfin bon, j’ai pas réussi à savoir son nom ; il s’est sauvé avant que j’ai eu le temps de lui demander. - Elle eut un éclair dans les yeux. - Si je le recroise, il aura pas la chance de filer de nouveau. Mais t’inquiète pas, tant que t’es ici ou avec tes amies, tu risques rien. – Elle se fit héler par un client, assis au comptoir - Bon c’est pas tout ça, mais les affaires continuent ; hésite pas à m’en parler si le besoin t’en fait ressentir.

Sen regarda Nathalie quitter la table. Elle ne semblait comprendre ce qu’elle venait d’entendre. Elle était gênée par la nouvelle, mais ne sut dire pourquoi. Qui pouvait bien la chercher ? C’était peut-être une erreur. Elle jeta un regard à ses amies, qui parurent amusées par cette interruption. « Je me demande qui ça peut être. » dit Alice. Elle continua à siroter son verre, le regard sombre, fixant le vide.

La soirée s’étira de quelques minutes ; Sen ne s’enquit plus du mystérieux visiteur. Le groupe s’était rapproché d’une autre table et discutait des dernières rumeurs de l’école, fondées ou non, avec Sam et Lya, deux lycéens de première année. Vers 21h, on décréta la soirée terminée et chacun rejoignit sa demeure.

 

La Lune dardait ses rayons dans la nuit naissante et les immeubles projetaient leurs ombres difformes au sol. Sur le chemin du retour, Sen cru apercevoir un imperceptible mouvement dans le découpage d’un toit. Elle resta aux aguets quelques secondes, avant de se raviser « Ce devait être un oiseau. » pensa-t-elle. Dans les ruelles alentours, on entendait le bruit des chats sautant de poubelles en poubelles, et des rats furetant dans les cartons et les déchets abandonnés sur les trottoirs. Elle continua son chemin jusqu’à chez elle, avançant à l’ombre des réverbères. Lorsque son immeuble fut à portée de vue, elle se surprit à siffloter. Non pas qu’elle se sentait intimement en danger, mais la vision d’un repère bien connu la réconforta. Elle entendit le bruit familier de l’ouverture de la porte principale, puis vit une silhouette en sortir ; son cœur fit un bond. Elle se rapprocha du mur jusqu’à le coller et attendit que la forme disparaisse au coin de la rue. Doucement, elle se dirigea vers chez elle, le cœur battant et avec la forte impression de pouvoir être assaillie à tout instant. Elle attrapa sa clef, ouvrit la grande porte et se précipita dans les escaliers. Elle fut soulagée lorsqu’elle claqua la porte de son appartement. Elle déposa son sac dans l’entrée et se dirigea vers l’atelier de sa mère. Elle la trouva, absorbée dans son travail, en train de consulter des adresses de fournisseurs pour différents matériaux dont elle avait besoin.

En entendant sa fille arriver, elle tourna la tête :

— Bonjour ma puce. Contente de te voir. Tu as passé une bonne journée ?

— Oui, oui, ça va. Très bonne.

— Je suis en train de voir pour une salle à louer, pour ma prochaine exposition. J’y montrerai le tableau que je t’ai offert, si ça ne te dérange pas.

Elle balaya son atelier du regard avec une satisfaction naissante sur les lèvres.

— Oh, et tu sais, quelqu’un est venu me voir aujourd’hui. Il m’a dit qu’il était très intéressé par mes œuvres ; c’était un marchand d’art. Je ne sais d’où il venait, mais il avait un fort accent que je ne n’avais jamais entendu. Il a une vision de l’art très différente d’ici ; dans son coin, on est plus tourné vers les décorations sobres et faisant référence à la guerre…

Sen écoutait d’une oreille attentive sa mère, qui pouvait continuer à raconter une centaine d’anecdotes sur la conversation et dévier d’un sujet à un autre sans se soucier de la compréhension de son auditeur. Elle regardait le tract imprimé pour l’exposition, tout en hochant la tête à intervalles réguliers. Sa mère continuait dans son récit, « Je lui ai montré le tableau que je t’ai fait ; il a beaucoup aimé. D’ailleurs, il s’est passionné pour toi, et m’a posé beaucoup de question ; à croire que c’est toi qu’il voulait voir ». À ces mots, Sen retrouva toute son attention :

— Ah oui !? C’est étrange.

— Oh non, je pense surtout que c’était pour toucher ma corde émotionnelle et que j’en vienne à lui céder ton tableau.

— Il ressemblait à quoi ? demanda-t-elle, méfiante.

— Oh, un homme classique, la quarantaine, je dirais. Cheveux grisonnants, jean, chaussures noires…

— Il t’as demandé quoi sur moi ?

— Des banalités, ton âge, ton lycée, tes loisirs…bref, rien de bien important. Ne t’inquiètes pas, je n’ai rien révélé de ton incroyable vie ! dit-elle avec un soupçon d’ironie amusée. Mais pourquoi toutes ses questions ?

— Non, pour rien… Je voulais juste savoir.

Cette nuit, Sen eu du mal à trouver le sommeil, se retournant sans cesse dans son lit. Elle ne savait pas quoi penser de cette visite et se demandait s’il y avait un lien entre celle-ci et l’individu signalé par Nathalie. Qui pourrait bien la chercher ? et pourquoi ? « Peut-être que cela n’a rien à voir. C’est un simple amoureux de l’art venu à la rencontre de maman » pensa-t-elle. Mais cette idée peina à la rassurer. Elle regarda par la fenêtre de sa chambre, depuis son lit. À travers les rideaux, la Lune était haut dans le ciel et jetait ses rayons sur ses paupières. Sen ferma les yeux et tomba dans un sommeil anxieux.

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