Une petite histoire

Maman raconte l’histoire de grand-père, l’arrière-grand-père, celui qui est loin, inconnu et brumeux. Elle raconte, l’histoire est courte. Ce n’est qu’une histoire simple. L’histoire d’un homme, d’une famille, l’histoire d’un exil. On n’en possède qu’une partie, celle connue de celui habitant au nord de l’Afrique, lui aussi est de la famille.

Il la raconte, lui, pas ma mère. En étant tout fier de son ancêtre. Un héros de guerre parait-il. Pour moi il n’est que l’arrière-grand-père pas connu, fantasmé quand j’étais enfant. Il a été un héros, il aurait sauvé des officiers français et aurait eut en retour la nationalité française. Car oui arrière-grand-père n’était pas français, mais il n’était pas très loin de l’être.

Il venait de l’Est de l’Europe, dans un grand pays où il fait très froid. Mais lui il venait d’une petite partie de ce grand pays qui aujourd’hui est un petit pays à lui tout seul.

Le nom de ce petit pays est Ukraine.

Il venait de la campagne de là-bas, il devait le raconter dans son histoire. Mais on ne connaît pas sa version, la sienne pas celle du cousin fier, il avait des étoiles dans les yeux. Grand-mère elle n’a pas d’étoiles et elle ne raconte pas. Elle ne dit mot. Elle ne dit rien, elle est le silence. Ce silence qui gèle nos racines, ce silence qui tue l’histoire.

Elle garde le silence et enterre l’histoire avec elle.

Pourtant j’aimerais la connaître.

Mais il faudrait chercher un autre conteur, une autre mémoire, plus aimable que celle de grand-mère. Peut-être voudra-t-elle me dire pourquoi je me sens nostalgique d’un pays que je ne connais pas. C’est un paysage qui ne m’a pas vu naître. D’un peuple dont la langue m’est étrangère. Dont les coutumes me sont obscures.

Alors pourquoi, au fond de ce petit cœur de petite fille, de ce cœur de femme, quelque chose pleure. Quelque chose crie, se débat.

Ce petit quelque chose essai de connaître ce secret, celui de l’homme sur la photo. Il a des yeux clairs, c’est arrière-grand-père. On a les mêmes yeux, c’est drôle.

Et quand je regarde cette photo, les étoiles disparaissent. Il n’y a plus que les larmes amères, incompréhensibles.

Mais elles ne coulent pas. Elles restent aux ras des cils et se demandent d’où elles viennent.

Est-ce mon imagination ?

Est-ce mon délire ?

Est-ce la petite fille espérant être une princesse russe qui gémit ainsi ?

Car elle se rend compte que l’histoire n’a rien de joli. Elle est triste, elle est humaine. Comme lui, comme moi.

Des humains se battant contre leur temps, contre les souffrances.

J’aurais voulu, pourtant, qu’il me raconte. Qu’il me raconte les contes de là-bas. Les mots au coin de feu, les histoires qu’on chuchotent tout bas.

J’aurais voulu et j’espère encore, te connaître.