Une puis deux billes noires

Cléandre courait, le souffle arraché à sa gorge, fendant l’air froid du matin naissant. Autour de lui, la forêt expirait ses brumes nocturnes, traînées de vapeur qui rampaient entre les racines et s’effilochaient sous la caresse hésitante du jour. Les frondaisons, lourdes encore du sommeil de la nuit, laissaient filtrer un éclat timide d’aurore, lueurs diffuses entre les branches entremêlées. L’humus détrempé cédait sous ses pas, exhalant des senteurs âcres de feuilles mortes et de terre gorgée d’ombre.

Là, devant lui, le vieillard fuyait d’une démarche erratique, silhouette frêle qui tanguait sous les dernières étoiles. Ses pieds foulaient maladroitement le sous-bois, soulevant à chaque pas un frisson de fougères et de brindilles brisées. Cléandre tendit la main, élan fébrile, précipité, et son geste, emporté par l’urgence, devint maladresse. L’autre vacilla, bras flottants, emporté par un faux pas traître. Une racine noueuse s’enroula à sa cheville, piège tendu dans la pénombre sylvestre. Un souffle coupé, un frémissement dans les feuillages, puis la chute.

Sa nuque heurta la pierre, bruit mat qui résonna un instant sous la voûte des arbres, avant de s’éteindre dans le silence épais du petit matin. Les oiseaux, jusque-là muets, s’éveillèrent d’un même cri, dispersant l’aube en mille frissons de plumes.

Le silence s’étira, lourd et sans fin, drapé dans les lambeaux brumeux du matin. L’air, un instant suspendu, semblait retenir son souffle. Cléandre demeura figé, les doigts encore tendus vers l’ombre affaissée sur la mousse. L’instant d’avant, le vieillard vacillait encore, silhouette chancelante aux confins de l’aube. À présent, il gisait, le cou tordu dans un angle mauvais, le regard voilé sous des paupières entrouvertes.

D’un geste hésitant, Cléandre s’agenouilla. La rosée transperça le tissu de son pantalon. Sa main, tremblante, se posa sur l’épaule du défunt. Une secousse, infime, pour le rappeler à la vie. Mais le corps ne lui rendit qu’une inertie muette. Sous sa paume, la chair, déjà livide, se figeait sous l’assaut du froid.

Son cœur battait à s’en briser. Une tempête contenue dans la cage étroite de sa poitrine. C’était la première fois. Le premier sang sur ses mains, et il n’avait même pas voulu le verser. Pas de combat, pas de duel où l’acier tranche dans une danse mortelle. Juste un faux pas, une maladresse, un excès d’empressement. Une vie soufflée par une impulsion vaine, un élan privé d’intention. Et pourtant… l’issue restait la même.

Son regard glissa jusqu’à sa besace où dormaient ses précieuses billes, lisses et silencieuses, mémoire polie de ses triomphes. Chacune racontait une ruse, un tour subtil, une victoire arrachée sans fracas ni effusion de sang. Il n’était pas un bretteur, encore moins un bourreau. Son talent résidait dans la dextérité, dans l’art du subterfuge, dans la finesse d’un coup joué à la perfection.

Mais ce matin-là, une bille manquait. Ou plutôt, une s’imposait d’elle-même, lourde et sombre, surgie de l’ombre du crime. Non pas cueillie dans la liesse d’un exploit, mais arrachée au silence d’un trépas. Elle n’existait pas encore, et pourtant, il la sentait déjà peser contre sa paume, funeste évidence. Il lui faudrait la sculpter de ses propres mains, façonner cette faute dans la matière froide, y inscrire le souvenir de ce moment irrévocable.

Sa première bille noire.

Mais avant cela… que faire de ce corps inerte, de cette vie fauchée dans la précipitation d’un geste maladroit ?

Ses doigts, tendus et tremblants, s’agrippèrent au manteau râpé du vieillard, usé par le temps et la poussière des chemins. L’idée d’une sépulture, aussi simple soit-elle, semblait impossible. Où pourrait-il l’enterrer, dans cette forêt étrangère, où le sol n’accueillerait jamais ce poids funeste ? Lancer le corps dans le courant d’une rivière ? Mais il savait que les eaux, loin de laver la faute, la renverraient toujours à lui, à la surface, dans les plis de l’eau stagnante. Et l’abandonner là, dans ce sous-bois que la lumière du matin effleurait à peine, aux crocs des charognards, semblait encore plus répugnant, plus infâme. Chaque option s’enfonçait dans une fange plus noire que la précédente, et son esprit, piégé par la culpabilité, se noyait dans ces choix répugnants.

Un léger bruissement s'invita alors dans le trouble.

Cléandre se figea, le souffle suspendu. Le vent ? Non. D’un mouvement brusque, il se redressa, scrutant les ombres, les frondaisons dansantes sous la lueur fragile de l’aube. Là, derrière un buisson tordu, des yeux, deux éclats brillants dans l’obscurité, deux petites billes noires, le fixaient. Ils luisaient, spectraux, comme des orbes de lumière noire. Une enfant, une silhouette frêle, immobile, les traits indéchiffrables dans la pénombre.

Elle avait tout vu. Silencieuse, cachée derrière son refuge végétal, elle avait observé chaque geste, chaque mouvement, chaque moment fatidique de la scène.

Et maintenant ? Que faire d’elle ?

Cléandre resta un instant figé, le regard fixé sur l’enfant, son esprit tourbillonnant dans une confusion qu’il n’avait jamais connue. Un frisson de panique lui remonta le long de la colonne vertébrale, un frisson qu’il n’aurait jamais cru pouvoir ressentir. Lui, l’habitué des petites combines et des coups tordus, un maître du dérobé, du mot d’esprit acéré et des sourires enjôleurs, se trouvait à présent face à un dilemme d’une toute autre nature. Où étaient passés ses airs de roublard, ses détours pleins de malice et ses échappatoires élégants ? Il n’était plus le petit filou qui vole une bourse sans laisser de trace, mais l’assassin d’un vieux vieillard… par accident. C’était un monde où il n’avait jamais mis les pieds, une sphère étrangère où même son esprit agile peinait à trouver une issue. Et cette enfant… Elle n’avait pas sa place dans cette farce tragique, elle était l’ironie pure, le témoin muet d’un accident qui défiait sa propre logique. Il tenta de s'éclaircir l'esprit, mais une pensée le traversa, d’abord légère puis un peu plus lourde : Que diable fait une gamine à rôder ainsi dans les bois au petit matin, tout juste sortie de son lit, ou plus probablement du ventre d’une mère délaissée ?

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RedFuryFox
Posté le 04/08/2025
Hello Clem !

Une belle transition avec ton chapitre précédent, ici, c’est plus dense, plus lent. Un basculement tragique pour Cléandre qui, à force de jouer les funambules du destin, a fini par se prendre les pieds dans les branches, le maladroit ! Il faut dire qu’il n’a sacrément pas de chance depuis le début : un toit qui s’effondre, un vieillard qui le dépouille et maintenant crac… Une nuque brisée plus vite que la bille qu’il va devoir façonner pour expier !

L’accident est bien amené, froid, sans pathos. Il est devenu en quelques secondes un meurtrier. Involontaire certes, mais il ne peut plus être ce petit roublard, espiègle, maintenant il a un sacré boulet au pied. J’aime beaucoup le passage sur cette bille, j’aurais peut-être aimé ressentir encore d’avantage ce que cette première mort provoque en lui : panique, angoisse, regret ? Cela donnerait plus de « chair » à cette future bille et trancherait avec sa façon méthodique de chercher des solutions au cadavre.
Tout ce chapitre est très bien ficelé et se lit vraiment tout seul ! Je ne m’attendais pas à cette chute funeste et j’aime beaucoup l’idée que l’on retrouve la petite fille du début !
ClementNobrad
Posté le 05/08/2025
Coucou,

Cleandre n'est pas du genre à avoir des regrets. Il est assez fataliste et désinvolte face aux coups du sort. S'il devait s'apitoyer dès que le destin lui fait un croche-pattes, il serait bon lui aussi pour un rendez-vous avec un certain garagiste. C'est peut-être une mauvaise part de sa personnalité mais aussi une force : il a le don de se foutre facilement de tout. Après tu verras, ses aventures vont me démentir et nuancer les propos de cet auteur malveillant que je suis !
Alors, la petite fille (Miranda) n'est pas du tout celle du premier chapitre avec la petite cuillère. D'ailleurs, celle-ci, on la retrouvera dans longtemps pour de nouvelles aventures. Mais c'est vrai que la présence de ces deux filles, si rapprochées, peut porter à confusion. Tu n'es pas la première (et certainement pas la dernière) à m'avoir fait la remarque.
J'espère que la suite te plaira !

Merci pour ta lecture, ça fait tjs plaisir d'avoir ton retour !
Isapass
Posté le 08/06/2025
Ah j'ai reconnu la similitude dont tu parlais entre ton histoire et la mienne (les zombies) : l'enfant qui apparaît subitement au milieu des bois !
Je reprends dans l'ordre...
Salut !
Super chapitre ! Je suis fan de tes descriptions qui jouent sur le contraste entre la nature paisible et la poursuite. Ce mélange entre délicatesse et action donne un résultat hyper cinématographique, c'est vraiment très bien trouvé !
Je ne m'attendais pas à la mort du vieux (d'ailleurs tu as mis "vieux vieillard" à uk moment, c'est exprès ?), mais j'ai trouvé la surprise intéressante et surtout l'introspection de Cléandre ensuite, la culpabilité et le poids qu'il ressent déjà (avec l'image de la bille noire), ça donne de la profondeur au personnage qui paraissait jusque là plutôt fantasque et inconséquent.
Quant à l'apparition de l'enfant, elle est évidemment super intrigante et donne très envie de tourner la page !
Si je dois pinailler, je dirais que j'ai trouvé ta plume peut-être un tout petit peu trop "virgulée", par moment, notamment à la fin de la poursuite. Il faut peut-être en enlever quelques unes ou varier les syntaxes pour gagner en fluidité (mais vraiment je pinaille parce que je trouve ta plume tres évocatrice)
A très vite pour la suite !
ClementNobrad
Posté le 08/06/2025
Coucou !
Tu vas voir que les similitudes ne vont pas s'arrêter là et que la phase "monstre" va arriver aussi...
J'aime bien effectivement mêler les sentiments de mes personnages avec l'environnement qui les entouré. J'ai meme tendance à en abuser, tout, comme, les, virgules, parait-il, !
Pour le "vieux vieillard" c'est une erreur de ma part que Cléooo m'a déjà signalé. Je l'ai corrigé sur mon document personnel mais pas ici, je devrais certainement y remédier !
J'espère que la suite te plaira, encore 1 ou 2 chapitres au ton "sérieux" puis je reviens sur de la légèreté que je veux dominant dans l'univers de Cleandre. J'espère que tout ça te plaira !
Merci pour tes commentaires. A très vite
Syanelys
Posté le 18/05/2025
Au lieu de faire des ricochets dans cette rivière avec plaisir, tu préfères qu'on lui jette sa première bille noire en pleine tête ! Quel inconscient ! Voyons, Cléandre, que se passe-t-il quand rien ne se passe comme prévu ? C'en est fini de ton ancienne vie !

Ce premier sang versé fera de toi la marionnette d'un destin funeste ! Regarde, la petite fille innocente, gardienne d'une morale qui t'est étrangère, est aux premières loges ! J'ai hâte que tu subisses son jugement !

Non, ne cherche même pas ! Elle n'a pas provoqué cet accident, c'est un déni imposé par le lecteur que je suis. Tout est de ta faute, aucun coup de théâtre ne t'enlèvera cette faute ! Fallait pas symboliser tes souvenirs et tes faits d'armes dans un jeu pour enfants !

Nah !
ClementNobrad
Posté le 18/05/2025
Cléandre a le cœur de l'ingénu qui se retrouve malgré lui dans des impasses qu'il ne croit pas avoir provoquées. Cette petite fille, si mignonne va la mener sur des routes qu'il n'avait jamais soupçonnées, mais Cléandre a de la ressource. Je te promets du piquant et du vivant, du drôle et de l'absurde, un peu de sang, beaucoup de rires, des réponses peu logiques, mais l'aventure en prime.

J'ai déjà lu ton message sur le chapitre suivant, et bien qu'il y ait je l'avoue une facilité scénaristique, je ne pouvais décemment pas faire ouvrir les entrailles de pauvre Cléandre, ses tribulations en seraient déjà finies. Zut.
Cléooo
Posté le 21/04/2025
Hello !

Intéressant ce chapitre, où tout bascule si vite. C'est vrai qu'on ne s'y attend pas et qu'on se retrouve, comme Cléandre, un peu ébranlé par ce qui vient de se produire. Tu rends très bien son désarroi en quelques lignes, et j'aime assez ce moment où il réfléchit au fait que ça, ce genre de chose, ce n'est pas lui, et comme l'image de l'accident vient et revient. Je me demande comme ça va l'impacter sur le long terme.
Et la rencontre promise avec la petite fille semble pointer le bout de son nez et trouver le jour sous un aspect bien sombre.

Deux remarques ici :
- "fendant l’air froid du matin naissant." -> ce n'était pas déjà le matin dans le chapitre précédant ?
- "d’un vieux vieillard" -> un peu redondant

À bientôt !
ClementNobrad
Posté le 21/04/2025
Coucou,
Effectivement, la rencontre avec la vraie petite fille est bien là et elle promet plein de surprises ! J'espère que la direction que prendra le récit va te plaire. On va mélanger deux genres d'ambiance à partir du chapitre suivant. Je te laisse découvrir !

Si, au chapitre précédent c'était bien le matin mais dans mon esprit ces deux scènes se passent coup sur coup, quelques minutes d écart à peine entre les deux. De même pour le chapitre suivant où je ferai une description du matin et de sa lumière encore. J'ai découpé en trois temps mais tout est dans la même unité !

Au plaisir !
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