Une question de malice - partie 2

Par MISO

Les rues faiblement éclairées vacillaient autour d’eux. Les pavés brillaient en îlot dans la ruelle ponctuée par la lumière des lampadaires. Le monde visible d’un côté et le néant de l’autre. Quelques badauds descendaient des calèches pour rentrer chez eux. Sur les toits, les cheminées fumaient déjà. Les domestiques veillaient à tenir au chaud les demeures en attendant les maîtres. Le cocher récolta son dû et partit avant que Thomas n’ait pu lui faire signe car le jeune homme lui barra la route. Quoiqu’il en soit, louer un coche n’était pas dans ses moyens.

— A qui dois-je l’honneur d’avoir été sauvé ?
Sauvé ? Thomas n'aurait pas défini ainsi ce qui venait de se passer… Quoiqu’il se soit passé.
Et puis que faisait cet énergumène à côté de lui, il sautillait ? Thomas se passa une main sur le visage. Vingt Dieu, il fallait qu’il se débarrasse de ce fou. Il risquait de compromettre tous ses efforts si par malheur un professeur ou un étudiant les associait. Fort heureusement la ville semblait vide de ce côté. Les hautes façades semblables à des proues de navires longeaient les trottoirs et la rumeur des bars restaient lointaine. D'ailleurs il ne reconnaissait pas l’endroit. Retrouver son chemin s’annonçait compliqué. Il grimaça.
Il lui barra le chemin et lui tendit la main, si bien que Thomas ne pouvait plus l’éviter.
— Thomas, se présenta-il en serrant la main tendue, réticent.

Sa paume essuya sur la sienne quelques substances récoltées par sa brève rencontre avec le sol de la ruelle. Une poussière noir maculait ses doigts et lui laissèrent une ombre charbonneuse.
— Ah ! Banal, s'exclama-t-il.

Son commentaire lui fit l’effet d’une pique.
— Comment dois-je vous appeler ? fit Thomas froidement.
— Hugo, répondit-il tout sourire.
— Je m'attendais à mieux, marmonna Thomas encore crispé de la remarque précédente. L’autre explosa de rire.
— Je le porte si mal que ça ? Mais en effet, tu as raison, Léandre. Mon nom est Léandre.
Un nom qui sortait bien de l’ordinaire. Ce qui ne le fit pas se sentir mieux. Quel âge avait-il pour se moquer de lui en lui donnant un faux nom ? L’autre sortit un chapeau écrasé de son manteau, l’épousseta énergiquement puis s’en couvrit.
— Camarade, je ne peux vous laisser partir ainsi. Acceptez une invitation de mon humble part.
— Euh, je ne sais pas…, c’est que je n’ai rien fait…
Pitié, non. Thomas voulait seulement le quitter le plus vite possible et ne jamais le revoir. L’enthousiasme de celui-ci, l'empêchait de demander congé sur le champ, comme il souhaitait le faire.
— Que nenni, en route.
Et ni une ni deux, il l'attrapa sous le bras. Il le traînait toujours plus loin dans la ville si bien que Thomas se demanda si lui aussi n’était pas perdu. Arrivé à un carrefour, il virevolta, se tournant vers toutes les directions avant de se décider à enjamber le pont.
Dans sa ville natale, un pont aurait constitué un très bon point de repère mais pas ici. La ville était littéralement faite de ponts, il y en avait des milliers. Non pas qu’il les aient répertorier, il suffisait de consulter une des cartes pour se rendre compte qu’il y en avait bien trop. Une ville d’eau. Avec autant de liquide, il était étonnant que les habitants ne se soient pas transformés en poisson. Voilà une idée malséante. Il surprenait encore son esprit à divaguer.
La nuit avançait, Thomas voyait les heures de repos s'égrener, impossible à rattraper. Son bras se fatiguait d’être tiré en tout sens. Il se préparait à s’extraire de cette compagnie quand l’autre émit un cri de triomphe.
— Nous y sommes !
Thomas crut encore à une farce.
— Un pub ?
Un établissement irlandais semblable aux autres. Semblable à la demi douzaine d’autres qu’il avait dépassé pendant les 30 minutes précédentes. Accroché à la devanture verte, un leprechaun moqueur oscillait sur l’enseigne, sans un bruit. Une musique indistincte recouverte par les chants filtrait sous la porte mal ajustée. Son nouveau compagnon ne lui laissa pas le temps de la réflexion, il le poussa à l’intérieur.

Des natifs occupaient majoritairement le bar, nostalgiques de leur pays. Partout il y avait des cheveux et des barbes rousses aux éclats dorés projetés par les flammes tremblantes des lampes à huile.
L'exiguïté de l’endroit le poussa à s'asseoir si près qu’il fut pratiquement installé sur un homme en train de cuver. Thomas prit la place qu’il restait, dos à l’entrée avec une vue partielle sur la salle comble. Un serveur surgit derrière lui pour leur poser deux bières sur la table déjà collante. Il n’avait ni vu ni entendu Léandre commander, rien d’étonnant avec le violon et la cornemuse jouant à plein régime. Par dessus la musique, les pieds frappaient le sol et les mains claquaient. Thomas s’entendait à peine penser au milieu du bar tonitruant. On dansait, on chantait, on se disputait puis on riait. Il prit une gorgée de liquide doré et s’arrêta là, entre la foule et le bruit, la tête lui tournait déjà.
Léandre retira son manteau et prit ses aises. Un gilet violet recouvrait sa chemise chamarée d’un jaune vif inhabituel. Taillés dans un tissu épais et de qualité, les manches et le col s'éliminaient et les plis se décoloraient, détrompant les premières conclusions. Soit il avait hérité de ses vêtements soit cela faisait bien longtemps qu’ils lui étaient fidèle. Dans l’un comme dans l’autre, Thomas s’était trompé, les jours faciles semblaient derrière lui, s’il les avait connus.

 Il vit Léandre défroisser des feuilles sur la table, sans percevoir les bruits associés. Ses lèvres remuaient d’un air approbateur mais ses mots ne lui parvenaient pas.Thomas lui cria de parler plus fort. A la place, l’autre lui montra les feuillets tachés par la ruelle, l’un avait même une marque distinctive de semelle. Il les reconnut immédiatement, et jura de les avoir oubliés. Des notes griffonnées, rien que de très banal. Dans les coins des croquis rapides qui n’auraient jamais dû y être. Un portrait de femme occupait un bon quart de page prenant le pas sur des notes inachevées.
Thomas lui arracha les feuilles des mains. Il se sentait déjà rougir jusqu'aux oreilles.
— Qui est-ce ? articula-t-il pour couvrir le vacarme.
— Personne !
Thomas rangea les pages en les lissant le mieux qu’il pu dans sa serviette, sans étaler le visage de la jeune femme. Bien sûr, jamais il ne répondrait à cette question. Il ne lui parlerait pas de Maggie, toujours assise à quelques sièges à l’université. Thomas ne comprenait pas comment une personne pouvait paraître aussi proche et inaccessible en même temps.
Léandre leva les mains en signe de retraite. Il avala la moitié de sa pinte en une fois, devant un Thomas médusé. Il lui dit que l’on ignorait quand les festivités prendraient fin.
La cornemuse diminua progressivement. Le silence laissé par l’instrument était assourdissant. Les Oreilles de Thomas tambourinait encore, blessées par l’absence de son. Il se préparait à une explosion d'applaudissements, mais le silence des musiciens s’installait de plus en plus.
Léandre jura.
— J’ai comme l’impression que la fête s’arrête là.
Il finit la seconde moitié de sa pinte encore plus vite que la première. Alerté par ses paroles, Thomas se retourna pour voir trois membres de la Traque. Un corps de police spécialisé dans la chasse aux malfaiteurs entachés de malice. Extrêmement méfiants, ils poussaient le zèle jusqu’à s’occuper des comportements portant atteinte à la morale, prétextant qu’il fallait mieux prévenir que guérir. Cela les amenaient à une tournée routinière des lieux de débauches comme les bars et tavernes, mais aussi les maisons closes. Cette activité périphérique leur valait leur réputation de bigots et leur apparence corroboraient les racontars. Leur vilaines faces se fixaient sur un uniforme sombre boutonné jusqu’au menton. Ils ressemblaient à des pantins à tête humaine. Ces rabats joies trouvaient rarement une place dans le cœur des gens même s’ils les protégeaient de mauvais penchants, surtout lors des soirées. Les descentes mettaient une fin prématurée au réjouissance pour les uns, une diminution des affaires pour les autres.
Comme tous les couches tard présents, Thomas et Léandre attendaient le verdict des trois hommes. Au lieu d’aller voir le patron au comptoir comme une tournée routinière, les cerbères balayaient la salle. Ils cherchaient quelque chose, ou quelqu’un. Thomas vit Léandre se tasser un peu plus, rejoignant l’ivrogne sur la banquette. Sa main droite avait rejoint la poche de son gilet, autour de l’ouverture, des taches d’encre maculaient le tissu.
— Tu devrais profiter de ton verre. fit-il en tapotant la table de ses doigts toujours aussi sales. Son souffle s’était accéléré, et un pli malicieux marquait sa joue.

Thomas déglutit. Il ne voyait pas la drôlerie de la situation et ne souhaitait pas avaler cul sec une pinte entière devant les trois hommes en noirs.
Puis quand les inquisiteurs des bonnes mœurs vinrent officiellement dans leur direction, Léandre attrapa l’ivrogne pour le remettre à sa place sur la table, puis renversa les deux – table et ivrogne– d’un coup de pied en travers du chemin.
— Il est là ! beugla l’un d’eux.
Léandre arracha son manteau à la banquette et poussa Thomas vers la porte qu’il venait d’ouvrir à la volée alors que les nouveaux venus se précipitaient sur eux. La table et l’ivrogne bloquaient le passage et la foule empêchait tout détournement. Les traqueurs pestaient dans leur effort. L’un tenta de sauter l’obstacle mais il s’affala en travers, ajoutant un corps à la barricade. Léandre s'offrit le luxe d’une révérence désuète.
— Place ! C'est un terroriste !
Thomas entendit un grognement de chien et la porte se referma. La lumière et le bruit du pub disparut, mais pas pour longtemps. Les traqueurs étaient tenaces et pour une raison qu’il lui échappait, ils les avaient pisté. Leurs prunelles froides restaient imprimées sur sa rétine. Paniqué, il regarda à droite puis à gauche, puis encore une fois, sans discerner une direction plus propice à la fuite. A droite, une venelle tortueuse et sordide ou pire une impasse. L’obscurité lui hérissait l’échine. A gauche, la rue principale, la sortie et le risque de se faire attraper. Tant pis. Pas courageux pour un sous, il se jeta vers la rue. A côté, Léandre dont il avait oublié la présence, finissait de s’habiller, il l’attrapa par le col et lui fit faire volte face en un 360 de salon.
— Très mauvaise idée. Allons plutôt par là.  il indiqua une trappe dérobée entre les tonneaux vides.

En bas, une odeur rance d’égout leur souffla au visage. Thomas déglutit encore une fois, cela avait l’amertume de la bière abandonnée au sol du pub.
— Certainement pas. Un guet-apens, mes affaires perdues, un pub, mes obligations abandonnées…Jusque là, les décisions … sont une catastrophe.
— Nous sommes libres. Et vivant. répondit Léandre en haussant les épaules.
Il remua de vieille nippe dans les déchets et trouva une lanterne à huile.
Thomas s'agitait, la mesure des évènements ne lui apparaissait pas totalement. Il retira son couvre-chef et passe une main dans ses cheveux ras.
— Et, je n’ai rien à voir là-dedans ! C’est une terrible méprise ! Ils comprendront.
Oui, c’était ça l’argument, la vérité. Il était innocent. Il avait enfin réussi à dire non. Il était temps pour lui de prendre congé et de rentrer chez lui avant que la situation ne devienne ingérable.
— Que l'innocent reste donc là.
Léandre prit les devants, il attrapa le rebord, sauta par-dessus d’un geste ample et disparut. Une fois seul dans la ruelle sombre, Thomas se mordit les lèvres. Des bruits retentissaient derrière la porte. Il regarda l’ouverture béante menant aux égouts à en juger aux remontées nauséabondes. Une échappatoire l’attendait. Risquer une entrevue avec les inquisiteurs ne l’enchantait pas, aussi innocent était-il. Il suivit l’exemple de Léandre et referma la trappe derrière lui.
Une dizaine de barreaux sur un échelle de fer rouillée puis il toucha le sol de pierre. Il soupira d’aise. L’odeur n’était pas un enchantement mais au moins avait il les pieds au sec. Les pas de Léandre résonnaient dans le tunnel.Thomas le rejoignit en quelques enjambées. Il tenait le rythme d’un homme flânant dans un parc au printemps, il ne manquait qu’un air siffloté.
L’attitude de Léandre et le sentiment de sécurité après la bousculade du pub permirent à Thomas de respirer. L’onde odorante de la ville coulait à côté, aucune digue ne protégeait le marchepied sur lequel ils progressaient. Des traînées de différentes couleurs marquaient les murs, et Thomas n’osa pas y prendre appuis bien que des détritus plus ou moins mous jonchaient le sol, menaçant de le faire culbuter.
La faible lumière dessinait un sourire d’enfant terrible sur le visage de Léandre. De son côté, Thomas devait porter un masque vacillant entre la peur, l'incompréhension et le soulagement.
— Eh bien, nous n’avons pas le temps de nous reposer avec toi ! s’exclama son compagnon d’infortune.
— Moi… ? MOI ?  croassa Thomas.
S’en était trop. Il était un étudiant normal. Il évitait les problèmes quels qu’ils soient avec zèle et souhaitait simplement passer son diplôme et obtenir une place respectueuse dans cette cité. C’était son souhait le plus cher. Et maintenant, d’un seul coup, d’un seul, les traqueurs se trouvaient à ses trousses. Et pourquoi ?
L’autre lui agita une main aux doigts noircis. Il pleurait presque de rire en refaisant la scène.
— Si tu avais vu leur tête.
Thomas fit enfin les liens entre les évènements. Il attrapa cette main recouverte d’encre, l’empêchant de faire un pas de plus. Il y mit plus de force qu’il ne pensait et Léandre grimaça.
— C’est vous qu’ils cherchaient. Le chien, de la malice. Vous êtes un terroriste.
L'accusation rebondit sur les murs pour leur revenir en fragments distordus. Léandre ne nia pas. La sentence terrible de Thomas alors qu’il le traitait en ami et l’avait sortie d’une mauvaise passe ne le fit pas ciller. Il pencha simplement la tête, habitué à être jugé, mais sa voix se fit plus terne.
— Tu ne voudrais pas rencontrer Bichon.
— C’est une menace ? grinça Thomas. La situation et le sourire en coin du coupable l'énervaient à un point inattendu. Et comment ferais tu pour l’appeler ? Tu as les mains liées.
Thomas serra plus fort la main fautive du malfaiteur. L’encre sur le bout des doigts trahissait le maléfice lancé. Les taches sur la poche du gilet, que Thomas savait maintenant contenir une bouteille d’encre, prouvaient qu’il n’en était pas à sa première tentative. Il maîtrisait son crime.
— Il vous punirons pour ça, continua-t-il.
Le criminel émit un faible sourire. Même dévoilé, il ne le quittait pas.
— Que sais-tu de la malice ?
— Taisez-vous. Fit-il en rejetant avec force la main qu’il maintenait. Je ne veux plus rien avoir avec ça.
Il n’avait pas besoin d’en savoir plus. Son air mutin en disait long sur sa petite morale de criminel jumelée à sa fierté.
La main libre, Léandre passa la lampe à son coude et se massa le poignet.
— J’ai vu tes dessins, tu aurais du talent.
Fronçant des sourcils, il ignora sa remarque. Ils étaient coincés ensemble et Léandre tenait la lampe. Thomas prit les devants et s'élança dans le tunnel. Pour une fois, Léandre fermait la marche.
— Sortons d’ici, puis disparaissez.
Son compagnon haussa les épaules et en resta là.

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