Une vie pour deux (partie2)

“Laissons le, il doit savoir ce qu’il fait. Je ne pourrais supporter de la voir rendre son dernier souffle. J’aurais seulement aimé qu’il me laisse lui dire au revoir.” Chuinta-t-elle comme pour se rassurer elle-même en premier lieu. 
- Mais Isla, il l’a emporté, il l’a vraiment emporté! Je ne pourrais jamais lui pardonner s’il revient sans elle! Cria la plus jeune en lui lançant un regard triste mêlé de colère alors qu’elle s’appuyait contre son amie. Je ne le comprends pas, comment a-t-il pu?

Isla n’avait aucune réponse à lui donner. Elle ne les avait pas non plus pour elle-même. Connaître quelqu’un depuis des siècles n’était finalement pas suffisant pour le comprendre, pour le connaître vraiment et son cœur en souffrait doublement.
Pour Loup la situation n’était pas tellement plus agréable. Il avait également bien des questions en tête mais la présence de Florie contre lui l’empêchait de se focaliser dessus. L’enfant avait cessé de pleurer, comme apaisé et il ne pouvait s’empêcher de grimacer. Rendu dans la cour, le spectacle qui s’offrait devant lui eut autant d’effet qu’un coup de hache. Il avait ralenti sa progression, reculé d’un pas avant de croiser le regard de Rowan. Il aurait voulu pouvoir parler pour  comprendre un peu mieux ce qu’il se passait mais il n’en dit rien. Tendant Florie au Grand Esprit, ce dernier la prit dans les bras avant de s’avancer vers sa femme qui laissait encore échapper quelques sanglots. Leurs murmures reprennaient, mais Loup lui, ne les comprenait pas. Il avait beau tendre l’oreille, tout ce qu’il pouvait entendre était les pleurs de la Reine et son désarroi empreint de “non”, et de “ne fais pas ça”.

Rowan était déterminé, l’idée était venue d’elle-même. Devant lui, les deux enfants. L’un qui était promis à une mort imminente et le second qui pourrait peut-être survivre grâce à la magie. Son instinct le guidait plus que sa raison. Il aurait voulu voir son enfant vivre, le voir grandir et s’épanouir mais déjà il sentait la magie qui s'échappait de ce petit corps trop frêle pour la contenir. Il devait agir, maintenant! Il fit signe à Loup d’approcher, lui remettant une fois encore la petite humaine dans les bras malgré sa moue dédaigneuse. Rowan n’avait pas le temps pour ses plaintes. L’une de ses mains se posait désormais sur le front de son enfant, la seconde sur le ventre de Florie. Dans un silence total, il fit passer la magie de l’un à l’autre et observa, les yeux remplis de larmes, le dernier souffle de vie qui s’échappait du petit corps de celui qui aurait dû être son héritier. Florie, quant à elle, reprenait une respiration normale, apaisée et ses joues lentement reprenaient leur couleur initiale. A n’en pas douter, elle était sauvée et Loup les observait à tour de rôle les yeux écarquillés! Rowan venait-il réellement de sacrifier son enfant pour sauver la petite humaine? C’était totalement incompréhensible pour lui et voir les larmes de Lysaé lui fendait le cœur. Il ne comprenait pas son Père. Sacrifier un Esprit de la forêt pour sauver un humain! Quelle mouche l’avait piqué? Il fronça les sourcils, ravalait sa rage pour essayer de communiquer sa compassion à leur Reine en baissant les yeux. Elle gardait son enfant contre elle, laissait ses larmes couler silencieusement sur ses joues avant de tourner les talons, abandonnant Rowan seul face à la décision qu’il avait prise. Elle savait au fond qu’il avait fait ce qu’il fallait, comment pouvait-elle lui en vouloir alors que désormais, en Florie, résidait une partie de leur enfant, de leur héritier!

Rowan ôtait la fillette des bras de Loup avant de le congédier en murmurant brièvement qu’il lui expliquerait plus tard. Qu’il devait pour l’heure, être aux côtés de sa femme pour se recueillir et pleurer leur enfant en toute intimité. Loup ne savait plus quoi penser mais il put voir dans les bras du Grand Esprit que Florie s’était d’ores et déjà endormie. Avait-elle seulement conscience de ce qu’il venait de se passer? Il ne pensait pas et rebroussait chemin en questionnant la lune du regard. Elle n’était pas encline à lui donner la moindre réponse mais ce qu’il aperçut dans les yeux de ses amies en les retrouvant le fit grimacer. Pourquoi étaient-elles en colère contre lui? Anthéa se jeta sur lui, ses petites mains frappant contre son torse alors que la remarque cinglante d’Isla fut bien plus douloureuse pour lui que tous les coups qu’il recevait.

“Je ne te pensais pas comme ça Loup, tu me déçois” Ses grands yeux jaunes fixèrent un instant celui qui pendant des années avait été son plus proche ami. Celui dont les différences avaient su faire germer une amitié à nulle autre pareille. Elle ne pouvait lui pardonner d’avoir fait disparaître l’enfant, aussi humaine soit-elle. Elle se sentait trahie, blessée et le silence de Loup n’était pas en sa faveur. Il n’avait pas compris en quoi il était décevant mais en forçant sa réflexion un peu plus loin, le sens de cette phrase devenait presque évident. Il les fixait simultanément, incapable de leur expliquer ce qu’il s’était passé dans la clairière. Rowan ne lui avait pas dit de se taire mais il ne lui avait pas non plus dit qu’il pouvait en parler. Même pour lui son silence était lourd. Il recula lentement et finissait par quitter ses amies, car après tout, les affaires royales n’étaient pas de son ressort.

Isla et Anthéa, laissées seules, se sentaient vidées de toute énergie. Loup n’avait pas daigné leur accorder un mot, ni même un dernier regard lorsqu’il était reparti. Bien loin de s’imaginer ce qu’il avait pu voir, ni ce qu’il ressentait à ce moment-là. Elles se laissèrent aller à exprimer toute la colère et le ressentiment qu’elles éprouvaient pour lui.
De son côté, l’esprit des chênes s’enfonçait dans la forêt, toujours plus loin pour ne plus rien entendre, pour se couper de tout et de tout le monde. La solitude était pour lui le meilleur moyen de faire le point. Les évènements de la soirée n'avaient aucune logique pour lui et ressasser ne l’aidait pas à comprendre pour autant. Loin de tout il avait fini par trouver refuge auprès d’un rocher recouvert de mousse. L’esprit qui vivait ici, reclu, n’avait pas l’air d’être dans le coin et Loup en profitait. Scrutant le ciel totalement dégagé au-dessus de lui, il lâchait un profond soupir avant de reprendre sa forme ombrageuse. Comment ne pas se perdre dans ses pensées? Comment ne pas se laisser aller au désespoir? Il osait alors, se demander à voix haute si les choses auraient pu tourner différemment, si tout ceci avait vraiment un sens, si, et c’était bien là le point important, un jour ils retrouveraient une vie normale.

“Qu’entends-tu par normal?” vint lui chuchoter une voix qu’il ne pouvait que reconnaître entre mille.

Alors qu’il se retournait pour faire face à l’esprit des Renards, Loup esquissa un mince sourire. Il ne l’avait pas entendu arriver, ne savait pas depuis quand le canidé était là, mais sa présence avait au moins le mérite de le tirer de sa solitude et de lui arracher malgré tout un sourire. Le renard s’asseyait, ses prunelles bleutées ne quittaient pas son ami et d’un bref mouvement de tête l’enjoignait de répondre à sa question.
“Comme avant, quand notre existence était paisible, sans l’Humaine dans nos pattes. Les choses ont pris trop d’ampleur mon ami, tu n’as même pas idée!” Bien que le début de ses mots sonnèrent comme un coup de tonnerre, la fin de ses mots inspiraient chez le renard une peine qu’il ne savait exprimer Il secoua la tête, n’ayant aucune idée de ce qui avait pu se produire plus tôt dans la soirée et finalement se redressa.
- J’ai vu la lumière dans le ciel et les signes de la lune; l’enfant de Rowan est né, la nouvelle génération est en marche, sois patient, peut-être que l’avenir ne sera pas aussi noir que tu ne le penses. Objecta le Renard en inclinant sa tête sur le côté.
- C’est là que tu te trompes. J’ai vu ce soir une chose que je n'aurais jamais pensé possible. Si je ne respectais pas autant Rowan, je dirais qu’il a perdu la raison. Protesta le jeune chêne dans un soupir las.
- C’est pourtant exactement ce que tu es en train de sous-entendre Loup! Le railla son ami dans un glapissement en guise de rire. Le Renard laissait apercevoir dans son regard et à la commissure de ses babines un semblant de sourire avant qu’il ne réduise la distance entre eux et ne le pousse à lui livrer dans les moindres détails les évènements de la soirée en promettant bien évidemment de garder le secret.

Loup, qui n’avait pu en parler avec ses amies, se laissait convaincre par le renard. Il fallait bien dire que ce dernier avait l’art et la manière d’arriver à ses fins, et bon malin qu’il était. Durant tout le récit il restait attentif malgré les surprises qui allaient crescendo et à la fin de celui-ci se trouvait estomaqué. Il ne comprenait pas plus que Loup comment le Grand Esprit en était arrivé là mais préférait pour une fois ne pas alimenter le feu de haine qui brûlait dans sa tête. Quelque chose avait dû échapper à son ami, un détail, certainement le plus important même car c’était bien souvent ce qui faisait toute la différence. Il devait mener l’enquête, trouver ce qui avait fait basculer cette soirée. Loup avait relevé les yeux vers la lune, une fois n’était pas coutume. Il aurait aimé qu’elle lui livre ce secret mais elle restait résolument silencieuse, il avait même l’impression qu’elle lui souriait. Etait-elle de mèche avec Rowan? Pensait-elle comme lui, que cette petite humaine avait un rôle à jouer? Quel était-il? Comment cela était-il possible? Pourquoi le laissait-on ainsi dans le flou le plus total?

Il n’eut aucune réponse ce soir-là, ni même les suivants. Cette situation, bien que dérangeante, n’était rien en comparaison du silence d’Anthéa et d’Isla qui ne daignaient pas même lui accorder un sourire ni un regard. La solitude et le silence avaient raison de lui. La forêt s’était pour ainsi dire figée à son sens. Le Renard devait vaquer à ses occupations, veiller sur les jeunes canidés un peu turbulents et Rowan n’était pas non plus revenu le voir. Si Loup ne s’en préoccupait pas, des murmures concernant l’absence du Grand Esprit montaient de plus en plus. Les rumeurs allaient bon train quant à cette absence ainsi que de celle de l’enfant. Chacun y allait de ses spéculations, les idées les plus farfelues venaient jaillir mais aucune ne se rapprochait de la vérité.
Sans en avoir informé son ami, le Renard était partit en éclaireur, observant les allées et venues auprès du domaine royal. Tout était clos, ni son, ni lueur qui aurait pu lui donner l’information si précieuse pour faire taire et calmer les uns et les autres. Si Loup ne s’était pas trompé, qu’allait-il se passer? Comment serait reçue la nouvelle? Qu’allait-il advenir d’eux?

Il avait fallu une semaine, la lune décroissante et le froid qui s’installait lentement pour qu’au grand bonheur des Etres et des animaux, Rowan ne fasse son apparition. Il n’était pas seul, Lysaé se tenait à ses côtés et au creux de ses bras, Florie. La fillette semblait se porter comme un charme mais Isla se trouva heurté par cette vision. Si l'enfant était là, elle avait donc jugé son ami à tort mais surtout, elle l’avait ignoré et blessé alors que lui, n’avait rien fait qui ne justifie son comportement! En revanche, plus elle scrutait l'enfant, plus certains détails la perturbaient. En apparence oui, c’était elle, mais quelque chose était différent sans qu’elle ne puisse parfaitement définir de quoi il en retournait. Perdue dans ses pensées elle n’avait pas entendu Anthéa s’approcher d’elle, la benjamine n’était pas dupe, ses réflexions qu’elle pensait à voix haute étaient les mêmes que les siennes et lorsque leurs regards se croisèrent, elles s’exclamèrent en choeur “Où est Loup?”
Si pour certains cette réaction n’était pas celle attendue en présence de leur Grand Esprit,  ils ne se privèrent pas de venir à la rencontre du couple, prenant des nouvelles d’eux sans même se soucier du reste. Avant même que l’aînée ne s’en rende compte Anthéa avait filé, c’était après tout ce qu’elle faisait de mieux. Isla était restée seule avant d’être rejointe par l’une de ses plus anciennes connaissances qui la taquinait.

“C’est étrange de te trouver seule, sans tes amis et sans ce bébé qui apparemment n’est plus accroché à toi. J’ai sûrement raté quelque chose mais la tête que tu fais est très parlante, un souci peut-être?” ricana l’esprit en lui offrant un sourire narquois.
“Lila, laisse-moi tu veux! Tu as raté quelque chose, nous avons tous raté quelque chose, quant à mes amis, ils ne vont plus tarder, ta présence n’est pas indispensable”

Lila lui avait lancé un regard de défi avant de s’éloigner. Rester près d’Isla avec le risque que Loup n’arrive n’était pas une bonne idée. Ils avaient déjà eu plus d’une confrontation et jamais la jeune esprit n’avait eu le dessus sur lui. Était-ce son sens du cynisme? De sa répartie? Ou ses prunelles qui la mettaient le plus mal à l’aise? Il était difficile de savoir mais la simple idée de le croiser la faisait fuir. A l’abri d’un arbre elle surveillait mais comme beaucoup d’autres son attention était vite attirée par la présence de Florie. L’enfant se portait mieux, c’était flagrant. Elle semblait s’émerveiller de tout et retrouvait ses amis comme si de rien n’'était.
Anthéa n’avait pas mis si longtemps à retrouver Loup. Après avoir tenté la clairière, elle avait rebroussé chemin jusqu’aux terres des loups. Elle, comme chaque être, n’était pas forcément la bienvenue mais elle avait appris à y faire avec eux. De sa plus petite voix et avec sa mine contrite, elle avait demandé à voir son ami, expliquant que l’heure était “grave” et que c’était urgent. Loup avait perçu son ton et ses paroles; le visage morne il avait cédé pour venir à sa rencontre.

“Que se passe-t-il?” lâcha-t-il d’un ton sec, toujours amer de la façon dont elle et Isla l’avaient traité.
- Loup, on ne comprend pas ce qu’il se passe! Rowan, Lysaé, ils sont arrivés avec Florie! Tu? Enfin! Loup! Toi, dis nous ce qu’il s’est passé! Florie, c’est Florie, sans être Florie! Débita-t-elle à une vitesse extravagante.
- Arrête de répéter son nom sans cesse, c’est très agaçant. Et oui, je sais tout ça. Mais à aucun moment vous n’avez cherché à savoir, ou à comprendre. Ce n’est plus de mon ressort. Clama-t-il sans sourciller.

Son côté vindicatif avait la part belle comme toujours. Pourtant la mine attristée d’Anthéa savait le faire plier. C’était sûrement aussi pour cela qu’Isla l’avait laissé filer seule. Elle savait comment l’amadouer. Ce n’était pas un combat qui demandait de la force mais plutôt cette petite lueur de douceur et de mignonnerie que leur cadette possédait. Il lâcha un long souffle digne d’une tempête hivernale. Sa tête se balançant de droite à gauche avant qu’il ne vienne à lui faire signe de le suivre. Ce n’était ni le lieu, ni le moment pour tergiverser sur la situation et après un au revoir rapide à ses amis canidés, Loup reprenait le chemin de la forêt, Anthéa sur les talons. Il n’avait nul besoin de la regarder, il sentait ses mouvements derrière lui, sachant qu’elle sautillait gaiement. Pour elle, tout allait rentrer dans l’ordre, Loup leur expliquerait et tout reviendrait comme avant. Il ne pouvait en être autrement. Mais dans sa tête à lui, la colère et la rancœur restaient tenaces. Il n’avait pas su dire non, mais comment aurait-il pu? Une part de lui restait curieuse, la plus jeune avait dit que c’était Florie sans être elle. Qu’est-ce que cela signifiait exactement? Était-ce l’une des réponses qu’il avait tant espéré?

Sa question ne resta pas longtemps sans réponse. A peine parvenait-il au lieu de l’attroupement que tout devenait plus clair pour lui. Rowan et Lysaé lui offraient leur plus sincère sourire et Florie, que pouvait-il en dire? Elle resplendissait! Si physiquement elle restait la petite humaine qu’il avait malgré lui vu grandir ces dernières semaines, son aura, ses yeux, apportaient avec sa simple présence, la prestance et la magie des Etres. C’était donc ça? Ce que Rowan avait fait! Il recula d’un pas, fixant le couple royal avec un air désapprobateur. Finalement la main d’Isla sur son épaule l’obligea à détourner le regard pour se concentrer sur elle et il grogna.

“Il n’aurait pas dû, c’est encore pire que tout ce que je pouvais imaginer.”

Avait-il raison ou tort? Pour le moment, personne ne pouvait le dire, mais une fois encore, Loup partait, en solitaire. Non pas pour retrouver ceux qu’ils affectionnaient tant mais pour faire le vide. Il ne voulait plus penser à ce qu’il avait vu le soir de la naissance de l’héritier et ce qu’il venait de voir maintenant. Il voulait simplement, pour quelques minutes ou quelques heures, être aussi libre que le vent, oublier d’où il venait et où il allait. S’abandonner à la légèreté pour pouvoir plus tard reprendre sa lutte contre elle, contre l’intruse…l’Humaine!