Urielle

Le spectacle de l’étang des Forgerons en contrebas de la forêt était somptueux. Le crépuscule donnait au paysage des couleurs dans un camaïeu de gris et de bleus. Le soleil était encore bas. Les brumes recouvrant l’étendue d’eau ajoutaient au caractère mystérieux du lieu. Elysandre était surprise par la ressemblance frappante avec leur propre étang, l’atmosphère magique, en plus.

 La nymphe Urielle vivait dans une grotte semi-immergée sous l’eau, dans le val profond, en contrebas de la forêt de Marla. Une cavité, à peine visible au bas de la pente, permettait d’accéder à sa demeure. Ils descendirent un par un le long de l’étroit raidillon caillouteux et jonché de mûriers. Une grille faite de ronces entremêlées barrait l’accès de la caverne. Un lutin du bois de Loch endormi sur son chat en gardait la porte.

Le félin les observait du coin de l’œil. Il les salua d’un miaulement interrogateur, son maître lui fit une caresse les yeux fermés. Un deuxième miaulement plus évocateur le tira de son sommeil pour de bon. Il sursauta quand il aperçut la petite troupe devant lui. Il se percha sur son animal en bombant le torse.

— Qui va là ? Moi, Héron de Cendre, je suis le gardien de la porte de notre Dame Urielle l’ancienne, dit-il pompeusement.

Il aperçut la jeune humaine, plissa les yeux, puis se reprit en souriant de toutes ses dents.

— Que nous vaut la visite de quelques Nergaléens accompagnés d’une humaine ? demanda-t-il avec un sourire taquin, mais un regard plus suspicieux.

— Nous souhaitons rencontrer ta maîtresse pour lui poser quelques questions afin de réussir notre quête pour notre chère nymphe Hywel.

Le lutin détailla un par un ses visiteurs, fronça les sourcils, mit sa bouche en cul de poule, tout en se dandinant d’un pied sur l’autre. Il lissa sa barbichette de sa main gauche, caressant son fidèle destrier félin de la droite.

— Suivez-moi, susurra-t-il, un sourire malicieux en travers du visage.

Le portail s’ouvrit sans que le lutin le touche, les ronces s’écartèrent. L’entrée de la grotte était dégagée. Ils entrèrent chacun à leur tour, les mûriers reprirent aussitôt leur place. Le lutin souriait toujours dans la lueur d’un flambeau accroché à la paroi rocheuse. Le bruit de l’eau gouttant du plafond résonnait à intervalles réguliers. Ploc, ploc, ploc… Seule la torche de leur guide leur permettait de voir où ils mettaient les pieds. Il faisait froid. Les parois brillaient au passage de la flamme du petit elfe. Lequel avançait en se dandinant et s’esclaffant tout seul d’on ne sait quelle bonne blague. Après quelques minutes de marche hasardeuse, ils arrivèrent au bord d’une rivière souterraine. Sous l’eau très claire, semblait couler un autre cours d’eau au coloris violet sombre. Entre les deux ondes, une brume légère, violacée, flottait.

— Il va vous falloir plonger, pour rejoindre Dame Urielle. Mais vous ne pouvez apparaître devant elle que dans la tenue où vous êtes nés, vierges de tout artifice.

Elysandre piqua un fard. Les Nergaléens, eux, commencèrent à se dévêtir sans rougir. La jeune fille se détourna, les joues plus que jamais en feu.

— L’humaine reste avec moi, elle n’est pas autorisée à traverser la Luriane, indiqua le petit elfe tout sourire.

S’adressant à Elysandre,

— Viens t’asseoir à ma table en attendant. Ils ne seront pas longs. Nous jouerons au jeu de l’oie.

****

Morgan

Il se réveilla en sursaut, il était de nouveau seul dans la pièce, des braises assuraient encore une douce chaleur. Il se frotta les yeux, le visage. Il vit qu’il était en petite tenue. Puis il se souvint. Un long frisson le parcourut. Il n’arrivait pas à savoir s’il avait rêvé ou s’il avait réellement… Non ! C’était impossible ! Il sortit du lit et se mit à tourner en rond.

****

Zéphyr sauta à l’eau le premier. Ils atterrirent sous la brume qu’ils avaient aperçue depuis la berge de la Luriane. L’onde violette du cénote bouillonnait autour d’eux. De fins poissons argentés se faufilaient entre leurs corps flottants. Leur peau d’ordinaire bleue semblait phosphorescente à la lumière environnante. Ils s’observaient les uns les autres avec curiosité. Seul Sliman ne brillait pas, il paraissait avoir pris couleur humaine, un beige doré. Zéphyr fixait Sliman d’un air curieux en se massant le menton d’une main. L’intéressé lui-même était surpris par cette différence. Les autres étaient tout aussi piqués par la curiosité devant ce phénomène. Une murène gris perle se glissa près des nouveaux arrivants. D’un geyser d’eau émergea enfin celle qu’ils étaient venus consulter. Cette nymphe avait une peau laiteuse d’un mauve irisé d’émeraude. Ses longs cheveux violets méchés du même vert ondulaient le long de ses épaules nues. Une tresse fine lui ceignait le front qu’elle avait haut. De ses yeux pareils à deux agates, Urielle scruta ses visiteurs, ne laissant aucune expression animer son visage. Puis elle s’allongea sur la rive brumeuse du cénote, offrant sa nudité au regard de ses hôtes. Elle restait silencieuse, les yeux dans le vague.

Elysandre prit place en face du petit elfe. Héron lança les dés sur le guéridon et un jeu de l’oie apparut, gravé dans le bois. Le lutin lui tendit les dés. Elle les lança. Six, elle avait fait un six. Un pion à son effigie trottina de six cases. La case du chat endormi, aucune indication particulière n’apparaissait.

— À mon tour !

Les dés affichèrent onze, le pion de Héron avança. Une oie bleue. Il chemina de nouveau de onze cases. Le python. Le pion fut aussitôt enserré par le reptile miniature.

— À ton tour ! Je ne pourrais avancer qu’une fois que le serpent m’aura libéré.

Les dés envoyèrent la figurine d’Elysandre sur la case neuf, un paon y paradait. Elle relança. Douze. Le lutin se trémoussa en riant.

— Ah ! Ah ! Tu vas pouvoir rejouer !

Griselda vit le chiffre vingt et un envahir ses pensées. Le puits. Elle partit en courant chercher son vieux jeu de l’oie et surtout ses dés. Il fallait faire vite, le temps passe plus vite, beaucoup plus vite là-bas… Elle lança les dés. Inspira une grande bouffée d’air quand les dés s’arrêtèrent. Ses épaules se relâchèrent.

Elysandre regarda le pion avancer jusqu’à la case vingt et un. Un puits. L’adolescente se sentit tout à coup aspirer par la minuscule construction qui était peinte dessus. Une seconde plus tard, elle ne vit plus rien. Elle poussa un cri strident en prenant conscience de l’humidité ambiante et de l’eau dans laquelle ses pieds trempaient. Aucun doute, elle avait atterri dans le puits du jeu. Elle écarta les bras, mais ne sentit aucun mur. Elle entendit au-dessus de sa tête la voix lointaine et assourdie de l’elfe farceur.

— Tu ne pourras sortir de là qu’en faisant un double quatre ! Cherche les dés et jette-les !

— Mais je n’y vois rien ! Et j’ai froid ! C’est quoi ce jeu ?

Elle fondit en larmes, debout, n’osant ni s’asseoir ni bouger.

— Cherche les dés ! répéta tout guilleret le lutin. Je ne peux rien faire, le serpent me retient toujours.

Elysandre tremblante de froid, des larmes aux yeux, les épaules secouées de sanglots, entreprit de rechercher à tâtons les dés.

L’eau était glacée, aucun bruit à part le clapotis de celle-ci, mue par le mouvement des pieds de la jeune fille. Avec horreur, elle se rendit compte que le niveau de l’eau augmentait, elle lui arrivait à mi-mollet maintenant. Elle se remit à appeler.

— Héroooooon, l’eau monte ! Hérooooooon au secours !

Aucune réponse. Elle se cogna à ce qu’elle devina être une branche. Une douleur vive lui vrilla le cerveau puis un liquide chaud à l’odeur métallique lui coula sur le front. Étourdie, elle chuta de tout son poids dans l’eau qui avait encore monté. Glacée, tétanisée, aveugle, elle restait immobile. Les dés, elle devait trouver les dés, avait dit le lutin. Elle se força à bouger les mains sous la surface. Elle touchait des choses molles et filantes, elle hurla en relevant les bras aussi sec. Debout, il fallait qu’elle se mette debout. L’eau lui arrivait aux épaules, assise. Elle écarta les bras, mais se cogna les coudes aux parois. Le niveau montait et les murs se rapprochaient ? Elle allait finir noyée… Comme si cela ne suffisait pas, Elysandre sentit des branches lui toucher le front, des rameaux dotés de vie. Ils s’entortillèrent dans ses longs cheveux.

— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !

— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !

La jeune fille fourrageait désespérée dans les interstices entre les pierres autour d’elle, elle ne pouvait plus se baisser ni se tourner, la tête piégée par les branches traîtresses. Son cœur menaçait de quitter sa poitrine. Elle était maintenant immergée jusqu’au menton. Elle n’osait plus ouvrir la bouche pour hurler, l’eau risquant de s’y infiltrer.

Elle les sentit, enfin, les dés étaient là au bout de ses doigts gelés. Ne pas les faire tomber, ne pas les faire tomber, ne surtout pas les faire tomber ! se disait-elle. Ils lui glissèrent dans la main. L’onde redescendit aussitôt, Elysandre déplaça ses pieds, elle se rendit compte qu’il n’y avait plus d’eau du tout. Elle lança les dés. Les murs se rapprochèrent à lui toucher les épaules. Elle s’accroupit pour les récupérer, les relança. Les parois s’écartèrent, les lianes toujours accrochées dans ses cheveux suivirent le mouvement lui arrachant la chevelure au passage. Elle hurla de douleur, lâcha les dés, l’instant d’après elle se retrouva assise devant le petit guéridon de jeu.

 — Ah enfin ! Tu as réussi ! Félicitations jeune fille ! Beaucoup sombrent dans la folie et se noient avant d’avoir trouvé les dés. Tu n’y auras perdu que ta vanité.

Le petit elfe battait des mains, hilare. Elysandre, elle, ne comprenait rien. Elle avait juste lâché les dés… Elle n’avait pas vu le résultat, mais peu importe, elle avait retrouvé l’air libre. Elle puait les égouts. Elle grimaça et s’emporta.

— Mais vous êtes cinglé ! Où sont mes amis ? Pourquoi m’avez-vous fait ça ? balança-t-elle en se relevant tel un ressort.

Elysandre resta bouche bée, les yeux exorbités. Elle venait de voir son reflet dans la psyché du lutin. Elle passa une main dans ses cheveux inquiète. Elle ne toucha que la peau de son crâne aussi lisse que le cul de la théière de jade de sa grand-mère adorée.

— Cette chevelure te rendait vaniteuse, tu auras tout le temps d’y réfléchir avant qu’elle ne repousse, déclara Héron.

Avec colère, la jeune fille renversa le guéridon.

— Vous êtes vraiment dingue !

Elle sortit en courant du nid de cet ensorceleur miniature.

Urielle prit enfin la parole après plusieurs longues minutes de silence.

— Que venez-vous chercher entre deux eaux ? Parlez, je vous prie.

— Le vieux Klaus nous envoie, selon lui vous pourrez nous aider dans notre quête.

— Ce vieux fou. Et comment puis-je vous apporter mon aide ?

— Hywel nous a envoyés chercher les porteurs du signe infini ainsi qu’un bouquet des fleurs de Maël. Auriez-vous une idée de ce dont il s’agit ? demanda Margod.

Le visage d’Urielle prit une teinte violacée, ses mains se crispèrent.

— Je peux vous dire que le signe infini est composé de deux spirales allongées et jumelées par la pointe. Quant aux fleurs, cherchez-les en hauteur, elles s’élancent vers le ciel en taches multicolores, avec à leurs pieds de larges feuilles. Maintenant, partez ! J’en ai assez de vous voir. Suivez le courant et vous retrouvez l’air libre avant la nuit.

 La nymphe s’enfonça dans le cénote avec une lenteur indéfinissable, le reste autour d’elle n’existait plus.

Erin plongea la première dans cette onde violette, les autres suivirent. L’eau avait pris plusieurs degrés, elle était presque brûlante. Quand ils sortirent enfin de la retraite d’Urielle, le soleil était bas. Ils étaient toujours nus. Ils longèrent le lac pour retrouver le chemin de la grotte. Quand ils arrivèrent devant la grille, ils virent Elysandre en larmes sortir en courant de l’antre du lutin. Leurs vêtements pendaient à la grille. Les ronces s’écartèrent avec lenteur pour laisser sortir la jeune fille.

En même temps que les portes s’ouvraient, ils entendirent la voix de Héron. 

— Un mal pour un bien, jeune fille ! Héron t’est redevable maintenant.

Elysandre passa, rageuse et honteuse à la fois, la grille qui se referma avec douceur derrière elle. Elle se jeta dans les bras de Zéphyr. Tous constataient le changement opéré sur la pauvre humaine. Son crâne lisse brillait aux lueurs du crépuscule. Leur peau à eux avait repris un aspect habituel d’un beau bleu azur. Ils attrapèrent leurs vêtements. Ils se rhabillèrent pensifs.

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