VI

Par Jamreo

 VI

 

Il était juste devant moi. L'étranger aux cheveux blonds, mon ennemi mortel. Je tendais les mains vers lui. Mes mains, je ne les voyais pas. Je cherchai dans l'obscurité mais il n'y avait aucune trace de mes mains, comme si elles n'existaient pas. La nuit sentait le sucre. C'était une petite odeur fruitée et légère, mais elle me montait au cerveau et j'avais du mal à respirer, elle me faisait mal aux poumons.

Attendez, voulus-je appeler.

Il ne se retourna pas et continua de marcher. Sa tête était nue, blonde, mais tachée de sang qui se mêlait à ses mèches vagabondes.

Attendez...

Il portait une cape semblable à celle que j'avais pour la cérémonie du sacrifice annuel. L'idée qu'il me l'avait volée me traversa l'esprit, suivie de doutes et d'inquiétudes au sujet de ma famille : était-il entré dans la maison ? Leur avait-il fait du mal ?

Je reconnus les environs. C'était ce même chemin sinueux, celui qui montait vers le sommet du Mont du Lion. Je saisissais vaguement la végétation et la qualité de l'air, bien que tout soit imprégné d'un côté inexplicable et effrayant. Le jeune homme se rendait au vieux Temple et m'entraînait à sa suite. Je ne pouvais pas m'arrêter ni me retourner. Je ne pouvais même pas me voir ; j'étais peut-être juste un fantôme. Et dans ce nuage d'incertitude, le sentiment d'impuissance était, lui, incroyablement clair et affûté.

Il accéléra la cadence et disparut presque devant moi. Parfois, sa voix suave susurrait un air étrange, une chanson qu'il était seul à connaître.

Attendez !

Pour toute réponse, le silence coula goutte après goutte dans mes oreilles et emplit ma tête. Je pouvais goûter dans cette drôle de substance le parfum de sa jubilation. Un murmure pénétrant se déclencha au milieu de mon crâne. C'était lui qui parlait à l'intérieur de moi.

Suis-moi, Lissa. Viens avec moi.

Il avait mal prononcé mon nom. A ce moment précis c'était tout ce qui importait : je devais lui faire comprendre qu'il n'avait pas dit mon nom correctement. Mais je n'arrivais toujours pas à émettre un son. Peu importait l'ardeur avec laquelle je sollicitais mes cordes vocales, je dus m'avouer vaincue et ruminer ma frustration, tirée en avant contre ma volonté.

Étais-je en train de rêver à nouveau ? La sensation était si peu semblable à la première fois... tout était plus clair et plus vif.

Nous étions arrivés au Temple. L'édifice me faisait l'effet d'une troisième présence, inaccessible, qui assistait à la déambulation du jeune homme sans mot dire alors que j'étais tirée sur le devant de la scène avec violence. Mais quelle piètre actrice je devais être : inutile, inexpérimentée, invisible.

Tu me reconnais, à présent ?

Les mots résonnèrent entre mes tympans. Il s'était arrêté sur la première marche de l'escalier qui menait à l'autel et se tourna vers moi. Son visage était souriant, son regard avide et une ligne de sang avait coulé sur sa tempe. Le sien ou celui d'un autre.

Tu me reconnais ?

Son regard était trop intense et lourd à porter mais je n'avais aucun moyen de m'y soustraire. Je ne pouvais même pas reculer.

-          Non... murmurai-je, au prix d'un grand effort.

Sentir l'air heurter mes cordes vocales fut un soulagement. C'était la preuve ultime que j'existais, que je ne m'étais pas totalement évanouie du monde. Mais alors pourquoi ne voyais-je plus mes mains ? La pierre était là, sous la peau de mes talons que je savais nus. Pourquoi ne voyais-je pas mes pieds ?

L'expression du vagabond n'avait pas changé. Mais à la jubilation pure qui envahissait mes pensées, à sa joie s'ajouta un bouquet subtil de colère.

Suis-moi.

Il se remit en route, passa sous la première arche du Temple et je suivis, impuissante.

Il était debout devant l'autel. Un rayon de lune balayait son visage levé au ciel et parsemait ses cheveux de flammèches fauves et argentées, qui m'évoquèrent une crinière de lion sauvage. Il était beau et fier, autant qu'irréel, souriait de toutes ses dents et sa silhouette gracieuse se tendait vers les étoiles. Il leva les bras au-dessus de sa tête avec une expression d'exaltation totale. La nuit était magnifique, le ciel tout d'encre et d'argent mais ce que mes yeux me montraient me faisait peur, et j'aurais à l'inverse préféré ne plus rien voir. Pour noyer l’effroi, je m'astreignis avec méthode et obstination à dénicher autour de moi des signes susceptibles de m'indiquer que j'étais en train de rêver. Il y avait bien ces petites touches qui m'emplissaient de malaise, sur lesquelles je n'apposais pas de mot, que je ne pouvais pas cerner avec exactitude. Tout était affaire d'impressions. Ce Temple-là était presque en tous points semblable à celui du monde réel mais fait de détails différents, oui, d'énormes détails que je n'étais même pas capable d'identifier.

L'autel était rouge de sang et l'étranger se ratatina sur lui-même, aussi petit et flétri à présent qu'il n'avait été beau. Le vent se leva. Il s'agrippa à la pierre, se mit à genoux et colla sa joue dans le sang encore frais, releva son visage souillé et passa un coup de langue dans le liquide. La flaque dérangée coula tranquillement sur les côtés. Elle continua de couler, en déluge. La pierre semblait régurgiter du sang à mesure qu'il lui en enlevait.

La marée allait-elle s'arrêter de monter ou bien, au contraire, allait-elle gonfler et enfler pour m'atteindre ? Je me demandai si on pouvait décemment se noyer dans le sang alors même qu'on n'avait plus vraiment de corps, si j'allais ressentir la douleur en engloutissant lampée après lampée de ce fluide parfumé, jusqu'à en perdre conscience.

Merci, soupirait-t-il dans ma tête pendant son festin. Merci.

Ses murmures de contentement me serraient le cœur. Le vent hurlait et se mêlait à lui, à sa voix. Je m'approchai en murmurant à mon tour des remerciements lugubres. J'étais obnubilée, fascinée par le rouge à la surface duquel je sentais mes pieds glisser, sans heurt, sans rien.

Je n'allais pas mourir. Au contraire... Je me mis à genoux aux côtés de lui. Surpris, il leva la tête. Il me fixait. Me mettait au défi. Je me penchai et plongeai mes lèvres dans le déluge carmin.

Le contact était agréable. J'aspirai avec délice. Avec délice, mais prudence ; une pression différente s'était allumée dans mon estomac, une dépendance qui menaçait de se transformer en rejet. Je chancelai et redressai le menton pour le regarder. Il n'était pas fâché, toujours un peu surpris. Je tendis une main invisible et touchai du bout des doigts ses cheveux. Une vague de chaleur se déploya dans mon avant-bras. Je pressai ma paume plus fort contre son front. Sa peau était si lisse, à la limite du palpable.

Non, susurra-t-il dans ma tête alors que je tendais l'autre bras pour l'enrouler autour de sa nuque. Tu ne peux pas.

Je l'attirai à moi. Un éclair passa derrière mes paupières, je le sentis frémir lui aussi et l'espace d'un instant, nous ne fûmes plus qu'un, comme dans mon précédent rêve. Mais cette fois-ci... cette fois-ci j'entendais avec ses oreilles des bruits sourds et lointains, des voix qui tombaient des hauteurs du ciel, puissantes, bien trop belles pour appartenir à des humains. Certaines criaient, d'autres riaient. Une dernière murmurait. C'était un bouquet de timbres que nous entendions, riches et onctueux, grondants comme le tonnerre, qui nous parvenait néanmoins étouffés comme à travers une multitude de voiles, épais, confectionnés dans les textures les plus soyeuses et résistantes.

Non, tonna l'étranger, plus fort, et il m'arracha de lui.

Le sommeil me rendit très lentement à la réalité. Mon corps, péniblement, s'extirpa du marécage dans lequel il s'était embourbé pour retomber dans la chaleur de mon lit.

-          Non, articulai-je sans savoir ce que je disais, les yeux encore clos. Tu ne peux pas.

-          Foudre ! C'est pas bientôt fini, les trucs de dingue ?

Pour ponctuer ses remarques, Iris donna depuis sa chambre un coup dans le mur qui fit vaciller ma collection de pots. Le tintamarre de verre et de terre cuite acheva de me réveiller et je m'assis au milieu des couvertures, les bras serrés sur le torse et le souffle court.

-          Pardon.

Avais-je parlé durant mon sommeil ? Bouillonnant de honte, j'enfouis mon visage dans mes mains et tentai de rappeler à moi les images, la clarté de nuit si particulière, les choses dont j'avais fait l'expérience. Il me fallait les réarranger et les recoudre dans le bon ordre, mais tout était là. Intact.

Sans réfléchir je me levai, manquai de m'effondrer en entortillant mes jambes dans la couverture, attrapai mes chaussures de cuir et la première tunique qui me tomba sous la main.

Ma cape. Je restai un moment à la contempler dans la pénombre qui filtrait par le bois des volets. Un tambour puissant mettait à mal mon estomac, j'en avais envie de vomir. Je l'enfilai finalement, nouai le cordon autour de mon cou et me ruai dans le couloir avec la délicatesse d'un pachyderme. Iris gronda des menaces et frappa de nouveau au mur de sa chambre, que je dépassai sans un mot pour m'engouffrer dans l'escalier.

Mes chaussures à peine accrochées aux pieds, je m'engageai sans hésitation sur la montée. L'air s'était refroidi et m'arrachait des grognements à chaque respiration. Je faillis plusieurs fois perdre l'équilibre, quand un obstacle de ronces ou de végétation folle me bloquait le passage.

L'à-pic à ma droite s'ouvrait sur la cité, plongée dans le noir et le silence. Je pris alors conscience de ma profonde solitude. J'étais seule avec ces choses débordantes et colorées, trop colorées, brouillonnes et dégoûtantes.

Je ne savais pas du tout ce que je m'attendais à voir. J'avais simplement eu le sentiment qu'en retournant sur les lieux du cauchemar, en suivant ce passage sinueux qui s'était tracé au milieu de mon sommeil pour aboutir derrière mes paupières closes, je pourrais en comprendre la signification ou, en tout cas, peut-être en grappiller quelques miettes.

En fin de compte, rien n'était moins sûr. Mais sortir et marcher m'apaisait. Je n'aurais certainement pas réussi à me calmer sans cela.

J'arrivai au Temple. Je voulus l'appeler, lui. Crier son nom. Dionysos. Cela me frappait comme une évidence. Il m'était apparu en rêve, à se servir des nombreux sacrifices passés que nous lui avions fait.

Étais-je folle ? Dubitative, je gravis les marches qui menaient au cœur du Temple, enjambant les lianes emberlificotées qui serpentaient à leur surface, amenées là par le temps. Je passai sous cette même arche à la forme arachnéenne, franchie dans mon rêve. Alors, je m'arrêtai.

 Arachnéen. Le Temple était une immense araignée rongée par les âges mais susceptible de se réveiller et de se remettre en mouvement. J'avais tout à coup l'impression d'être épiée. Peut-être pas par une araignée géante, non, mais...

Il y avait quelque chose dans les environs. Je plissai les yeux en avançant de quelques pas et arrivai au cœur du Temple. La lune éclairait l'autel trempé de sang. Ça n'était pas normal ; le chevreau avait été tué trois jours auparavant. Je continuai de m'approcher sans écouter ma peur, mon cœur qui s'était lancé à toute allure, et tendis une main vers la pierre. Je serrai les mâchoires au moment de poser ma paume à plat, m'attendant à ressentir la texture liquide du sang. Mais celui-ci, bien que présentant un aspect de fraîcheur, était sec. L'autel semblait l'avoir absorbé pour n'en garder que la couleur.

Je savais que tu viendrais.

Je sursautai avec tant de violence que ma paume s'écorcha. Je me retournai, les yeux plissés toujours, pour percer l'obscurité. A première vue, il n'y avait personne. Je voulus faire un pas vers les marches.

M'enfuir ? Je ne pouvais pas. Pas après avoir cheminé dans la nuit jusqu'ici. Je ne pourrais supporter de faire comme si rien ne s'était passé.

Je savais aussi que tu resterais.

Ses paroles résonnaient uniquement dans ma tête. Je pris une grande inspiration, résolue cette fois-ci à prononcer son nom et lui montrer que j'avais compris.

Mais avais-je véritablement compris ? Mes lèvres s'entrouvrirent et je m'entendis dire, la voix encore gonflée d'une incertitude que mon pressentiment rejetait pourtant :

-          Qui êtes-vous ?

Silence. C'était comme si ma question l'avait fâché. Je tressaillis à cette pensée et me mordis la lèvre.

On me donne beaucoup de noms différents. Je doute de pouvoir un jour me contenter d'un de ceux-là, ni même de tous réunis. Les mortels ne me comprennent pas.

-          Pourquoi je ne peux pas vous voir ? demandai-je.

Je peux prendre tant de formes différentes. Je peux aussi choisir de rester invisible.

-          Vous êtes bien cet étranger, n'est-ce pas ? C'est bien vous ?

Ah ! L'étranger, voilà un bien joli nom que tu me donnes. Je le garde, il me plaît.

-          Je sais qui vous êtes. Ne vous approchez pas, et ne vous avisez pas de me faire du mal.

Je voulus bouger mais j'étais soudain clouée au sol, pétrifiée comme s'il avait pris possession de mon corps entier mais avait consenti à laisser mon esprit cavaler, libre, dans une enveloppe qui ne lui appartenait plus. Les avertissements de la guérisseuse s'y emmêlaient et semblaient peser bien lourd. J'étais tombée dans un piège, je m'étais précipitée sans réfléchir.

Te faire du mal ? Pourquoi te ferais-je du mal, Lissa ?

Parce qu'il était mon ennemi, parce que je n'avais pas écouté ; il était mon ennemi mortel et il m'avait manipulée, poussée jusqu'au Temple pour des raisons connues de lui seul. Ce que j'avais pu être stupide... je tentai encore de tirer sur mes muscles, me démenai intérieurement, mais rien n'y fit. J'étais statue et pourtant je sentais mon cœur battre, le sang circuler dans mes veines...

Je ne suis pas ton ennemi.

Mon estomac fit une cabriole. Je n'avais pas parlé, aucun son n'avait franchi mes lèvres mais il m'avait entendue.

Je ne suis pas ton ennemi.

-          J'ai compris qui…

Qu'allait-il me faire ? Les histoires contées au sujet de Dionysos et de ses proies m’emplissaient d'anticipation morbide, de chagrin à l'idée que s'il me faisait du mal – s'il me rendait folle, ou me tuait – je ne reverrais plus ma famille. Ni Animi. Je ne reverrais plus jamais ma maison. Je venais de tout perdre, j'en avais l'intime conviction, en l'espace d'une impulsion stupide et de quelques pas irréfléchis. J'étais tombée sous son emprise et ne contrôlais plus rien de mon corps. Voulait-il me punir ?

Je l'avais peut-être contrarié. Je songeai au sacrifice dernier et aux réflexions impertinentes que j'avais eues au sujet des dieux. Peut-être les avait-il entendues ? Peut-être avait-il lu en moi le peu d'attention et d'intérêt que je lui portais. Comment me faire pardonner ? Le désespoir grouillait et rampait, bête à mille pattes et griffes qui s'enfonçaient dans ma chair, sans que je puisse répondre à la douleur.

Une brindille craqua sur ma droite. Je voulus tourner la tête mais ne pus que rouler inutilement des yeux car mes muscles restaient tétanisés. Enfin je le vis et un hoquet s'emmêla dans ma gorge. L'étranger souriant, lumineux, émergeait de l'obscurité pour avancer vers moi.

-          Tu as compris ? dit-il de son timbre haut et enjoué. Je suis le voyageur. Le bruyant, le fou et le terrible, énuméra-t-il, faisant mine de réfléchir. La terreur de Theb.

-          Vous êtes Dionysos.

-          Le fou et le terrible, mais je ne te ferai aucun mal.

-          Libérez-moi.

-          Navré. Je sens que ta volonté faiblit, et ce n'est pas bon. Il faut absolument que tu restes.

-          Mais pourquoi ?

Il se lança dans un flot de paroles ininterrompu, de cette voix fraîche et insouciante qui contrastait avec le bouillon d'angoisse dans mon estomac :

-          Je veux que tu me fasses une promesse. Et ces choses-là ont un caractère solennel, vois-tu. Même les dieux ne peuvent passer outre ces principes. Ce sont en fait eux qui les ont créés. Pas moi personnellement, bien entendu. Pourquoi s'embarrasser de détails si contraignants ? Mais c'est ainsi. Si je veux éviter de m'attirer les foudres d'un confrère ou d'une consœur dont l'aide pourrait m'être précieuse, je dois me plier à leurs règles. Je veux sceller un pacte avec toi et pour cela, il faut que tu sois en face de moi. C'est ainsi, répéta-t-il.

Un noir inquiétant grignotait les coins de ma vision, prudemment, sournoisement.

-          Je suis revenu. Tout ceci a bien assez duré, ne crois-tu pas ? Les mortels de Theb et les racines de ma famille me manquaient.

Il s'interrompit pour rire. Ce n'était pas un rire bon-enfant, ni même déguisé, mais une exclamation qui évoquait la haine.

-          Penthos devra se plier à mon règne. Mais Penthos est une ville fière. Elle marche dans les pas de l'ancienne cité, désobéissante et égoïste. J'ai dernièrement voulu la mettre à l'épreuve en demandant asile. On ne m'a pas reconnu. L'asile m'a été refusé et pour cela, les mortels devront payer.

Une bouffée de colère diffuse monta en moi. Comment Dionysos pouvait-il demander asile ? Les dieux n'avaient pas besoin de la pitié humaine et ne la méritaient pas. Ils avaient décidé de partir. Tout était de leur faute et, à présent, voilà que le plus fou et le plus craint se plaisait à semer le désordre, à bousculer les travers de la société dans le seul but de se voir nié et de pouvoir déchaîner sa folie.

Il s'était figé. Les flaques sans fond de ses iris attiraient mon regard, froides et cruelles comme un vide absolu. Tout en lui était fait de glace et pourtant il ne cessait de sourire. Il n'y avait pas trace de colère, ni même de vexation. Je contemplais un masque blanc et neutre et m'attendais à le voir se briser sans prévenir pour libérer un flot de noirceur trop longtemps contenue. J'attendis. Il rit encore, doucement, de ce rire qui me deviendrait bientôt insupportable et haï par-dessus tout.

-          Tu me surprends par tant de colère, Lissa. Tu me surprends et cela m'amuse, mais prends garde à ne pas m'irriter. J'aimerais, si tu le veux bien, que notre accord repose sur la confiance mutuelle.

-          Sur la confiance ?

Que me voulait-il donc à moi, qui n'étais pas exactement la plus fervente de ses servantes et qui m'étais montrée si méprisante envers ceux de son espèce ?

-          Je te pardonne aisément tes pensées peu avantageuses. Je sais que tu n'es pas toi-même lorsque tu les penses. Tu ne te souviens peut-être plus... dit-il, penchant la tête sur le côté comme un enfant curieux.

Me souvenir de quoi ?

-          Chère enfant, fit-il sur un ton grinçant. As-tu vraiment tout oublié ?

Il sautilla jusqu'à moi et se pencha, de sorte que son nez touchait presque le mien. Il se délectait de ma soumission.

-          Libérez-moi, s'il vous plaît.

Des larmes affluaient à mes paupières. Il n'avait jamais été prévu que les choses se passent ainsi. J'étais stupide d'avoir cédé à son appel. Malgré tout, rester dans mon lit ne m'aurait sans doute été d'aucun secours ; il m'aurait de toute façon trouvée. Il se serait faufilé dans ma vie. Dans notre vie. Cela valait mieux ainsi, en un sens. Ici, on ne pouvait ni me voir ni m'entendre, et personne d'autre que moi ne souffrirait à cause de lui.

-          Je veux d'abord que tu me promettes une chose.

-          Tout ce que vous voulez.

Il me scruta, l'air de réfléchir à mes paroles. Il finit par pousser un soupir et recula d'un bond tout aussi agile que le premier, avant de croiser les mains dans son dos.

-          N'est-ce pas magnifique ? dit-il soudain en désignant les étoiles d'un doigt agile, puis les colonnes de pierre et enfin l'endroit où devait s'étirer la ville de Penthos, plongée dans les ombres.

-          Euh...

-          Cette ville est à moi. Et j'aurai besoin de ton aide pour la reconquérir. Les temps sont troubles, continua Dionysos, nonchalant, esquissant quelques pas gracieux et déconcentrés, pour les mortels et pour les dieux également. Des remous se préparent. C'est fâcheux pour moi de le reconnaître mais je ne pourrai y faire face sans alliés. Promets-moi. Promets-moi que tu m'aideras à reconquérir Penthos.

Je voulus fermer les yeux pour en chasser les larmes mais, bien sûr, mes paupières ne répondaient plus.

-          Libérez-moi, épargnez ma famille et je vous aiderai.

Il ne fit pas un mouvement, mais quelque chose en moi se brisa. Ce fut si douloureux que je me pliai en deux, à bout de souffle. Il m'avait libérée au prix de cette souffrance aveuglante. L'avait-il ressentie également, ou bien m'était-elle destinée à moi seule ? Je restai à genoux, un poing appuyé au sol pour reprendre mes esprits. Sans lever les yeux.

-          N'oublie pas ta promesse.

Ce furent ses seuls mots. Il les prononça si tranquillement qu'à mes oreilles sa voix se confondit avec celle d'Animi. Je crus que mon ami se tenait là, ou plutôt que Dionysos avait revêtu sa forme pour me tourmenter. Mes pensées dérivaient vers l'absurde. Je ne réagis d'abord pas, trop occupée à calmer mon intérieur retourné et à combattre la sensation que me procurait mon propre corps ; c'était comme si je contrôlais quelqu'un d'autre ou me retrouvais après des années d'absence. Lorsqu'enfin je relevai le menton, Dionysos avait disparu.

-          Que dois-je faire ? demandai-je.

Aucune réponse. Je me redressai, fis le tour du Temple, avançai jusqu'aux plantes à larges feuilles qui entouraient une colonne, continuaient leur route et s'ouvraient ensuite sur la ville. Je tendis les mains, inspirant par bouffées saccadées, comme une illuminée sous la coupe d'une hallucination puissante. J'avançai encore et des ronces entamèrent mes chevilles, mais la douleur ne me faisait rien.

Il me fallut beaucoup de temps pour comprendre que Dionysos était bel et bien parti. Tout du moins n'avait-il plus l'intention de se manifester. Il ne répondit à aucun de mes appels et ne se cachait nulle part. Alors je m'enroulai dans ma cape et repartis dans le noir. De longs nuages striaient le ciel filaments argentés, mais ce n'était plus suffisant pour éclairer le chemin.

 

¤¤¤

 

Je n'en avais parlé à personne et avais même voulu me persuader que ça n'avait jamais existé. Ça n'avait été qu'un rêve. Chose plus honteuse encore, si c'était possible... mais au moins, cela signifierait que rien n'avait de réalité en dehors de mon esprit.

J'étais peut-être folle tout compte fait... à imaginer des choses qui n'existaient pas et voir ce que d'autres ne voyaient pas.

Dionysos ne s'était plus manifesté à moi le jour suivant. Ni celui d'après. Je n'avais plus fait de rêves. Preuve de mon désordre mental ? Je me rendis compte un peu tard que tout mon être se soulevait contre la possibilité que mon esprit soit malade, empli d'hallucinations. Alors préférais-je penser que l'entrevue avait été réelle ?

J'essayai de ne pas me laisser abattre et de ne pas succomber au poids insistant qui me ratatinait vers le bas et m'emplissait à chaque pas de cette envie irrésistible de me rouler en boule au sol, et de ne plus jamais bouger. Je souhaitais presque qu'on oublie mon existence. Tout serait bien plus facile ainsi.

Non ! Il ne fallait pas que je pense comme ça. Il fallait que je continue d'avancer.

Deux jours s'étaient donc écoulés et je me réveillai au matin du troisième.

J'entendis des coups sourds et imaginai qu'Iris avait repris ses tambourinements contre le mur depuis sa chambre. Avais-je encore parlé ? Pourtant je n'avais pas fait un seul rêve... Je me relevai et la peau irritée de mes jambes, en se frottant contre la couverture, me fit monter les larmes aux yeux. Le souvenir tenace des ronces...

Un autre coup retentit. Je compris qu'il ne provenait pas de la chambre d'Iris, mais de celle de mon père lorsqu'il poussa un grognement et une insulte étouffée. Je bondis sur mes pieds et traversai le couloir, vacillant entre les renfoncements du mur et les meubles, armoires, placards, commodes surmontées de babioles. Je ne pris pas la peine de toquer avant de pousser la porte de sa chambre. Les volets étaient ouverts sur un ciel rose. Il devait être encore tôt. Mon père était habillé de pied en cap, ramassé sur lui-même, par terre. Il grommelait et essayait de se relever sans succès.

-          Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

-          C'est pas évident ? aboya-t-il en me repoussant. Suis tombé.

Habituée au manque de gratitude, j'insistai et le saisis par la taille pour l'aider à se redresser. Il chancela et me jeta un regard perçant à travers ses cheveux grisonnants.

-          Je t'ai rien demandé.

-          Tu es encore faible, tu as besoin d'aide pour te lever...

-          Je vais bien !

Les mâchoires serrées, je ravalai les paroles cinglantes qui me vinrent à l'esprit. Monsieur ne supportait pas de se découvrir plus amoindri qu'il ne le pensait ? Il croyait peut-être que son rétablissement était un miracle inconditionnel, mais visiblement la faiblesse l'avait repris ce matin. Ou plutôt, un pâle fantôme de ce qu'avait été sa faiblesse. Même si j'avais moi aussi espéré qu'il se remette totalement et pouvoir me décharger du poids qu'il était devenu avec les mois, je ne croyais pas aux guérisons miraculeuses.

-          Tu as... vu quelque chose cette nuit ? Tu as fait un rêve ?

Il leva deux yeux brûlants vers moi et je m'attendis à une explosion de colère. Au lieu de quoi, les muscles de son visage se détendirent en un air passablement las. Sa période de maladie lui avait fait dire des choses qu'il aurait mieux valu taire, il le savait, même s'il ne s'en souvenait peut-être pas.

-          Non. Pas cette nuit, ça s'est arrêté.

Heureusement, les quelques fois où il avait laissé échapper des évocations de ses rêves, il s'était trouvé dans sa chambre et personne d'autre que ses enfants ou la guérisseuse n'était au courant.

-          Attends, dis-je en m'accrochant à sa manche alors qu'il me dépassait pour atteindre la porte.

Il s'immobilisa.

-          Tu as voulu me dire quelque chose, il n'y a pas longtemps. Tu te souviens ? Avant ta guérison. Tu m'as attrapée et tu...

C'était pendant l'un de ses très difficiles réveils. Il avait dit mon nom plusieurs fois en refusant de lâcher prise, m'avait regardée avec une intensité que je n'aurais pas cru possible avec cette fièvre qui le terrassait. Il se crispa et me poussa sur le côté.

-          Je me souviens pas, lança-t-il un peu trop vite à mon goût.

 

Il sortit dans le couloir et claqua la porte derrière lui. Peu après, j'entendis un nouveau coup et un gémissement. Je rouvris la porte pour le découvrir assis contre le mur et soufflant comme un bœuf. Il était tombé une deuxième fois. 

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Rimeko
Posté le 24/11/2014
Bonjour !
 
j'avais du mal à respirer, elle me faisait mal aux poumons Tu peux peut-être éviter la répétiton de "mal"...<br />
Je saisissais vaguement la végétation et la qualité de l'air Moi, par contre, je ne saisis pas ce que tu veux dire... Peut-être "je remarquais vaguement" ?
Il se ratatina sur lui-même, aussi petit et flétri à présent qu'il n'avait été beau Pourquoi la négation ?<br />
si j'allais ressentir la douleur en engloutissant lampée après lampée de ce fluide parfumé Il ne me semble pas que le mot "parfumé" soit vraiment approprié pour du sang, après c'est peut-être fait exprès (vu qu'elle en boit...)
Je sursautai avec tant de violence que ma paume s'écorcha  On dirait qu'il manque quelque chose, peut-être que "s'écorcha sur la pierre" ou "je m'écorchais la paume" serait mieux...
 
Sinon, ce chapitre est super ! Il laisse Lisa complétement perdue, et nous avec. Je me demande juste où sont passés les monstres et le nouvel arrivant du chapitre 4...
Tout le passage du rêve est, en particulier, excellent ; l'ambiance et Dionysos...
Jamreo
Posté le 24/11/2014
Salut !
Pour la répétition de "mal", je pensais garder cet écho, mais si elle te gêne je vais y réfléchir :p 
"Saisir" dans le sens d'appréhender, de sentir ? Peut-être pas le terme qu'il faut ? le souci de "remarquai" c'est que je l'utilise beaucoup.  
Ici la négation est un "effet de style" (je suis d'accord que logiquement il devrait pas y en avoir, mais ça se trouve fréquemment ^^) 
Mon BL m'a fait la même remarque pour parfumé ^^ dans le cas du sang, ça fait bizarre c'est clair... mais je me suis dit que j'allais le garder parce qu'elle est ne perçoit pas le sang comme elle le devrait, elle n'est pas repoussée au contraire. 
Oui pour ta dernière remarque, je vais changer ça.
Merci beaucoup ! Je suis contente que tu aies apprécié :) etsi tu t'es sentie perdue avec Lisa ! Les monstres sont toujours là quelque part, ils ne sont pas oubliés :p le nouvel arrivant lui non plus n'a pas disparu. 
Merci énormément pour le passage du rêve, et pour ton commentaire ! 
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