La musique s'échappa avec tant d'empressement qu'il lui semblait courir après elle. Elle sautilla par la fenêtre ouverte, se multiplia dès qu'elle se trouva dehors, alla explorer les ruelles et la grande place, se faufila par les fenêtres, s'aventura dans la forêt, s'éclata dans les champs, les étendues d'herbe rase, rebondit sur les rochers, plongea de la falaise et remonta aussi vite, caressa l'arbre blessé, zigzagua sur les sentiers et vint taquiner les fenêtres et les portes d'une grande maison solitaire et silencieuse. Mais là, tout était fermé. Déçue, la musique ralentit, longea les murs, grimpa difficilement aux étages en s'accrochant au lierre qui mangeait les murs, frappa aux portes et aux fenêtres, mais rien n'y fit. À cet endroit seulement elle s'évanouit, tandis qu'ailleurs elle continuait de s'épanouir et de remplir l'espace de sa curiosité et de sa joie communicatives.
Au village toute activité avait cessé, et les gens sortaient de chez eux, irrésistiblement attirés par la musique. Ils s'attroupaient près de l'atelier de Sam, les enfants étaient hissés sur les épaules ou se faufilaient entre les jambes, des pieds se dressaient sur les pointes, certains se mettaient à pleurer, d'autres à danser, d'autres à rire, et même la famille d'Ilann finit par sortir en réprimant difficilement des sourires indulgents.
Il joua ainsi tout le soir. Des villageois, certains restaient longtemps près de lui, s'asseyant par terre ou sur une chaise. D'autres repartaient à leurs tâches d'un pas vif et gaillard, n'osant interrompre la musique, mais comptant qu'il continuerait à jouer pour accompagner leur journée. Ilann, tout à la joie de découvrir son nouvel instrument, percevait à peine le mouvement qu'il avait déclenché, et continuait jusqu'à ce qu'il fasse nuit de tenter les mélodies que l'arbre lui avait soufflées. Il les variait, se laissait emporter par elles et elles par lui. C'était comme si l'arbre continuait de vivre à travers l'instrument et de lui transmettre ses joies, ses secrets et ses peines les plus intimes, tout en le guidant pour les exprimer dans un enchainement sincère, tendu, sensible et jubilatoire.
Le soir tombait et de peur que la musique s'arrête, certains apportaient des lampes pour encourager Ilann à continuer. Mais Ilann n'avait pas besoin de lumière et ne s'arrêta qu'au creux de la nuit, tombant de sommeil, mais heureux.
Le lendemain, au soir, de nouveau Ilann se mit à jouer. Les gens venaient de plus loin, des villages alentour, mais toujours pas de la maison sur la falaise.
Le jour d'après cependant, une connaissance était allée frapper à la porte de la maison du vieux qui avait perdu sa femme et tous ses enfants. Elle lui dit de se rendre au village s'il voulait entendre une musique merveilleuse. Le vieil homme refusa, et il allait refermer la porte quand la musique, aux aguets, en profita pour se glisser par l'espace entrouvert et se mit à tourner autour du père. Alors il hésita, sur le seuil, sa main sur la poignée plus serrée que nécessaire. Puis il haussa les épaules, grommela quelque chose comme quoi il avait besoin de prendre l'air, et suivit la femme sur le sentier qui menait au village.
Il ne parlait pas, et la femme prit bien garde de ne pas montrer qu'elle voyait sur son visage passer les convulsions d'un sourire ou d'un sanglot, malgré les efforts qu'il faisait pour rester de marbre. Mais plus il avançait, plus c'était difficile pour lui de ne pas montrer ses émotions. Il tournait la tête et essuyait des larmes qui coulaient toutes seules sans éclat. La marche se faisait pressée et le silence presque dur, car c'était un homme qui n'avait jamais parlé qu'à sa fille, et depuis un an qu'elle avait disparu, il s'était enfermé dans un silence tellement tenace qu'on se demandait s'il n'avait pas perdu l'usage de la parole.
Il y avait du monde sur la place du village. Ilann et son violon jouaient avec plaisir et sans presque s'arrêter. Le vieux avait horreur des foules et se tenait dans un coin à l'écart pour écouter. La femme le laissa là et se perdit au milieu des autres. Quelqu'un approcha une chaise pour le vieil homme et il s'y assit tout naturellement en secourant la tête en guise de remerciement, car son attention était emportée par la musique.
La soirée passa. La nuit tomba. Les gens partaient se coucher, Ilann aussi serait parti se coucher, mais la musique continuait comme si le violon, animé d'une volonté propre, tenait à faire durer l'instant. Bientôt il ne resta plus que le vieux sur sa chaise, tendu vers la musique, Ilann et le violon qui soufflait des accords confidentiels et plus doux. Puis ils se turent.
C'était difficile de l'arrêter. Quand Ilann eut même laissé tomber ses bras le long du corps, épuisé et les yeux lourds, on entendait les airs cheminer et ricocher dans les ruelles et sur les murs des maisons, encore, comme les habitants des forêts quand ils s'aventurent hors des frondaisons à la tombée de la nuit.
Il aurait pu aller se coucher. À jouer ainsi tous les soirs jusqu'au cœur de la nuit, en plus des longues soirées qu'il avait fallu passer avec Sam pour créer l'instrument, Ilann avait cumulé une immense fatigue, mais c'était une fatigue heureuse. Il aurait bien pu aller se coucher, mais au lieu de cela il s'assit par terre près du vieux qui n'avait pas bougé, tendu sur la chaise qu'on lui avait apportée. Ilann s'assit dos au mur et posa délicatement le violon et l'archet sur ses genoux, avec une sorte de tendresse et un sourire las que camouflait l'épaisseur de la nuit. Il ne dit rien. Il fermait les yeux. Le vieux aussi se taisait. Après tout ils ne se connaissaient pas. Au bout d'un long silence, le vieux prit la parole.
Toujours ce mélange de tristesse, de douceur, de peine, de mélancolie et de beauté. Tu as réussi un équilibre incroyable, comme un funambule sur sa corde à vingt mètres de haut.
C'est sympa de reparler de la fille disparue dans les premiers chapitres. Le père est ému par le violon, comme s'il entendait son enfant crier dans la musique d'Ilann, c'est vraiment très beau !
Mes remarques :
"les gens sortaient de chez eux irrésistiblement attirés par la musique." virgule après eux ?
"et même la famille d'Ilann finit par sortir et réprimaient difficilement un sourire indulgent." j'ai un doute sur cette tournure
"tout le soir." -> tous les soirs ?
"continuait jusqu'à ce qu'il fasse nuit de tenter les mélodies que l'arbre lui avait soufflées" je mettrais "jusqu'à ce qu'il fasse nuit" en fin de phrase
"se laissait emporté par elles" -> emporter
Un plaisir,
A très bientôt !
Claire
J'aime bien l'empathie que Illan éprouve envers le vieux père.
Et oui, l'empathie d'Ilann c'était un élément important de l'histoire, pour moi. A bientôt !
"un sourire las que camouflait l'épaisseur de la nuit" c'est magnifique !
Il me semble qu'il y a trop de virgules dans cette phrase, ça en change le sens et j'ai relu plusieurs fois pour être sûre d'avoir compris :
"Mais le vieil homme refusa, et il allait refermer la porte, quand la musique aux aguets, en profita pour se glisser par l'espace entrouvert et se mit à tourner autour du père."
"Quelqu'un approcha une chaise pour le viel homme" = vieil
Je file lire la suite ^^
J'aime bien le premier paragraphe, c'est con parce que c'est impossible mais j'arrive à visualiser la musique qui traverse le village.
Ce chapitre est émouvant. Le père est vraiment touchant. J'aime bien le contraste entre la douleur du père et la joie qu'apporte la musique, ça rend le chapitre très dynamique.
J'espère que je t'ai pas trop perturbée avec mes réflexions, car ce ne sont que ça, mes propres réflexions. Mais comme tu es l'auteure, je trouve ça bien de les partager, même si elles n'ont aucunes valeurs.
A bientôt !)
Tes réflexions ont beaucoup de valeur, merci de me les partager !