― Elle chantait comme ça, ma femme, quand je l'ai rencontrée, et après. Elle avait toujours de ces airs invraisemblables qui lui passaient par la tête et elle chantait. C'était d'une beauté, comme ces airs que vous faites, ça attirait des curieux de tous les villages autour de nous, et elle était belle. Tout le monde la trouvait belle, moi je parie que tous les hommes étaient amoureux d'elle, mais j'étais de loin le plus amoureux.
Et puis il se tut. Ilann avait à peine bougé, pas même entrouvert les yeux. C'est d'entendre que le silence se prolongeait qui lui fit relever la tête.
― Qu'est-ce qu'elle est devenue, votre femme ?
Le vieux fit un geste de la main, un geste rapide comme un courant d'air remuant qu'il aurait tenu ferme dans sa main jusque là, et qu'il aurait tout à coup décidé de laisser partir.
― Tu sais, garçon, ma femme, elle a bien voulu m'épouser parce que ça leur arrive, parfois, à ces êtres-là, de tomber amoureux d'un humain, mais elle n’était pas faite pour ça. Elle n’était pas faite pour ce monde-là. D'ailleurs, elle était triste. Elle faisait toujours en sorte que ça ne se voie pas, mais moi je le voyais bien, qu'elle était triste. C'était dans ses chansons plus basses et qui tremblaient, qui finissaient dans un sifflement auquel on ne faisait plus attention. C'était dans ses mouvements moins fous. C'était dans son regard plus terne, sa curiosité qui s'effaçait comme les angles des pierres polies par le sel et la mer. Elle a toujours voulu avoir un enfant. Elle disait que c'était ça qui manquait, que c'était ce qu'il fallait pour la raccrocher à la terre. Qu'elle se sentait partir. Elle avait peur. Je savais qu'elle avait peur comme de disparaitre dans le vent, mais je ne comprenais pas.
Il avait fait de nouveau ce mouvement de la bourrasque lâchée et, à bout de mots, retomba dans le silence, les yeux dans le vide, mais dirigés, sans le savoir, vers le violon qu'Ilann tenait contre lui dans le noir.
― Je commençais à me dire qu'elle était une espèce d'esprit qui voulait vivre parmi les humains, mais que ce n’était pas permis. C'est pour ça que tous nos enfants sont morts. Ce n’était pas permis qu'on soit heureux sur terre.
― Tous vos enfants sont morts ?
― Très jeunes, oui. Sauf une. Elle a survécu un peu plus longtemps que les autres. Ma femme est morte en la mettant au monde. Ou elle est partie après. Ce n’était pas permis, je vous dis. Ambre est morte l'année dernière. Quand je l'ai appris, ça ne m'a pas trop étonné.
Et puis il est retombé dans un silence profond, d'où il semblait qu'il ne sortirait pas, et Ilann sentit qu'il était urgent qu'il dise quelque chose. N'importe quoi.
― C'est la fille qui a glissé de la falaise ?
La question est restée en suspens. À nouveau, Ilann, complètement réveillé à présent, crut qu'il n'arriverait plus à lui faire dire quoi que ce soit. Il aurait pu se lever et prendre congé du vieil homme, mais la nuit était douce, et le violon émettait contre lui une chaleur paisible. Alors il resta là.
Soudain, le vieux éclata en sanglots, à gros bouillons comme les sources d'eau chaude dont on dit qu'elles guérissent. Au fond, Ilann était soulagé que le vieux pleure. Ce silence lui avait fait de la peine. Quand il se sentit prêt, il se remit à jouer, comme ça, assit contre le mur de l'atelier de Sam et tout doucement, seulement pour le vieux, pour le consoler, et puis pour que tous ses fantômes soient consolés, et qu'ils rentrent chez eux.
Pendant ce temps-là, déjà la nuit reculait face aux rayons du soleil. De la falaise, vous les auriez vus imperceptiblement se hisser à la surface de la terre. Mais ils n'étaient pas arrivés encore sur la place du village où il faisait encore nuit, et où les notes discrètes du violon adoucissaient les rêves des dormeurs qui ne se doutaient de rien.
Au même moment, au bord de la falaise, l'érable remuait, immense, couvert de feuilles ouvertes en tous sens comme pour embrasser le monde entier, et tellement vigoureux qu'on ne voyait plus qu'à peine que la cime avait été coupée.
Au contraire, en quelques jours, l'arbre semblait s'être multiplié comme une hydre et partir à l'attaque du monde avec plus de vitalité et d'ardeur que jamais.
Cela remuait sous la ramée, comme si un animal assez gros s'amusait à bondir d'une branche à l'autre. Et si quelqu'un avait été là pour la voir, il aurait été abasourdi de voir une jeune fille jaillir d'entre les feuilles et atterrir à quatre pattes sur la terre cendreuse.
Cela prend aux tripes. La tristesse du vieux est communicative. On sent comme il l'aimait, sa femme, en quelques mots simples mais tellement évocateurs. Et le violoniste, simple récepteur, qui ne juge pas, écoute et enveloppe. C'est beau.
Toujours superbe !
J'ai beaucoup aimé le passage sur les confidences du vieil homme et ses pleurs.
Jolie chute ! Pourrait-il s'agir de la fille disparue ?
Je poursuis...
J'admire ton talent pour assembler les mots. C'est vraiment superbe.
Il me semble qu'il manque une virgule ici (après falaise) :
"De la falaise vous les auriez vus imperceptiblement se hisser à la surface de la terre."
Et la première prise de parole du père n'est pas très fluide à la lecture.
Tes A en début de phrase ont souvent leur petit accent qui manque aussi.
Ce sont vraiment des détails, ton texte est très beau. J'entendais presque le violon jouer pendant ma lecture ^^
Et j'ai vu que tu avais publié la suite de Bell et j'ai tellement hâte de lire ton chapitre !
Bref, je file et je reviens après ^^