VI. Lendemain - lundi après-midi

Par _julie_

Élise, les joues écarlates et le souffle court, déboulait dans la boulangerie-café Maison Myrtille. Un homme sans âge, chauve, lisse et rose comme un œuf, était assis sur un tabouret en bois près de la grande vitrine qui étalait des confiseries. Sur la table en face de lui étaient étalées plusieurs pochettes à rabats de couleurs renfermant des piles de polycopies. Suspendant un instant ses doigts au-dessus du clavier de son ordinateur portable, il a levé les yeux vers la jeune femme essoufflée plantée dans l’entrée.

- Bonjour. Vous êtes Me …. ?

- Oui, c’est moi. Vous devez être Me Moutrel, je suppose ?

- Exactement. Nouvellement arrivé dans votre cabinet.

- Enchantée. Bienvenue parmi nous. Je suis affreusement en retard, veuillez m’excuser, ça n’est pas dans mes habitudes.

- Aucune importance, j’ai pu répondre à quelques mails.

Un sourire furtif et cordial s’est dessiné sur ses lèvres avant de disparaître dans les plis tendus de son visage crispé par la concentration. Cet homme respirait l’efficacité, a pensé Élise. Jusque dans sa posture, dos droit et pieds ancrés dans le sol, ses dossiers soigneusement organisés et sa tasse de café à la parfaite distance de sa main pour perdre un minimum de temps. Sans aucun doute, c’était un bosseur. Elle n’aurait pas su dire si c’était une bonne nouvelle. Et puis cette mauvaise idée qu’elle avait eu de lui mentir dès le premier échange ! Désormais, il allait falloir assumer sa réputation de femme ponctuelle auprès de son nouveau collègue. Élise a dissimulé sa gêne en se débarrassant de son manteau et en s’installant sur une chaise en face de Me Moutrel.

- Bien, a-t-elle fait de sa voix assurée et professionnelle. Je vous ai donné rendez-vous ici afin d’avoir un premier contact avant votre premier jour au cabinet M…, dont je suis une des trois avocats associés. Je n’ai pas été chargée de vous recruter, alors j’ai préféré vous rencontrer en personne au lieu de parcourir votre CV.

- Vous désirez quelque chose ? l’a interrompue une serveuse au sourire artificiel.

- Un double expresso, s’il vous plaît, et surtout pas de dosettes jetables de sucre en poudre a répondu Élise au tac au tac.

- Et pour monsieur ?

- Un deuxième expresso, s’il vous plaît.

Tiens, lui aussi est accro à la caféine, a noté Élise. Décidément, ils avaient beaucoup de points communs. Une petite voix dans sa tête lui susurrait qu’elle allait avoir de la concurrence en termes de productivité. Ce monsieur Moutrel risquerait de vouloir la détrôner. Non, elle ne se laisserait pas faire, se disait-elle en continuant son petit discours introductif :

- J’aimerais donc apprendre un peu à vous connaître avant que vous n’intégriez officiellement l’équipe. Votre parcours, vos expériences professionnelles, votre spécialisation, votre formation, enfin tout ce que vous jugerez pertinent de me faire savoir.

- Volontiers. Pour commencer, je suis titulaire d’un master en droit fiscal de l’Université de Bordeaux…

- L’expresso et le double expresso, c’est pour vous ?

Cette voix. Non, pas ici, pas maintenant. Pas devant un collègue. Élise s’est rétractée sur elle-même, les yeux rivés sur une feuille cornée parcourue de surligneur jaune fluo.

- Oui c’est ici, a fait Me Moutrel.

Deux grandes mains ont posé deux tasses fumantes sur la table en faisant légèrement trembloter le liquide brun à l’intérieur. Élise n’a pas pu empêcher son regard de remonter les poignets, les bras, le buste, et d’atteindre plus haut, beaucoup plus haut, le visage de Manu. Elle en eut le souffle coupé comme si elle venait d’achever une ascension éprouvante et qu’elle admirait enfin la vue au sommet. En un éclair, ses yeux ont accroché le regard de Manu voilé par ses grands verres de lunettes, avant de retomber sur la table et ses imperceptibles ronds d’anciennes tasses de café renversées.

- Et une carafe d’eau s’il vous plaît, a-t-elle ajouté avec la voix la plus neutre possible.

- Je… oui, bien sûr, j’arrive tout de suite, a bredouillé Manu avant de déguerpir le plus rapidement possible.

Élise, les joues cramoisies, a relevé la tête pendant que Me Mourtel poursuivait :

- Je me suis assez vite spécialisé dans la défense des entreprises qui…

Mais elle n’écoutait déjà plus. Derrière le comptoir, Manu venait de casser un verre, et se démenait avec un balai et une serpillière pour réparer les dégâts. Élise a laissé échapper un rire.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Pardon, pardon, ce n’est rien. Continuez.

Quelques instants plus tard, Manu, transpirant et les cheveux encore plus en bataille qu’à l’accoutumée, déposait très délicatement une carafe d’eau et deux verres sur leur table. Élise, pour oublier sa gêne mais surtout celui qui les servait et qui était beaucoup trop proche d’elle, parlait avec un débit de mitraillette :

- J’imagine qu’on vous en a déjà parlé lors de votre entretien d’embauche mais il est toujours bon de vous rappeler l’organisation du cabinet et notre politique de travail basée sur la confiance l’autonomie la responsabilité individuelle nous sommes plutôt souples sur les horaires dans les limites de l’acceptable bien sûr par contre le télé-travail est limité à un jour par semaine vous comprenez on préfère se voir en physique pour favoriser le la la cohésion de groupe et puis concernant les salaires je ne vais pas revenir dessus on vous a déjà briefé mais en ce qui concerne l’organisation tous les lundis réunion d’équipe à neuf heures précises aucun retard toléré on établit le programme de la semaine la répartition des affaires les nouveaux procès les réformes…

Elle rabâchait le speech habituel qu’elle servait à tous les nouveaux quand ils entraient au cabinet. Sa langue en mode automatique permettait à son esprit de vagabonder, sauter par-dessus les piles de documents stabilotés et se percher au comptoir de Maison Myrtille derrière lequel s’activait Manu. Justement, il levait le nez du présentoir sur lequel il disposait des muffins.

- Vous connaîtrez vos éventuels nouveaux dossiers les lundis matin nous veillons à une répartition équitable entre chaque confrère et vendredi après-midi pareil réunion d’équipe de fin de semaine pour faire le débrief des jours précédents savoir où en est chacun les points à améliorer ce qui a fonctionné ou pas…

En débitant ces paroles, son regard fixait un point un peu à la gauche de Me Mourtel, qui pensait sûrement que sa future patronne avait un strabisme. Les iris d’Élise s’alignaient inexorablement à celles de Manu. En guise d’excuses pour la froideur dont elle avait fait preuve à son égard quelques instants plus tôt, elle lui a souri, d’un pli de lèvres qui se voulait à la fois tendre, navré et discret afin passer incognito auprès de Me Mourtel. Le regard vide de Manu a traversé le sien et a poursuivi sa route jusqu’aux muffins à la myrtille, qu’il prenait à la pince avec amour, patience et délicatesse pour constituer des cercles sur les plateaux. Une petite épine s’est logée dans le cœur d’Élise. D’habitude, il ne réagissait pas ainsi. D’habitude, c’était elle qui rembarrait les gens. Lui, c’était la douceur, l’humeur lisse et tranquille. Elle c’était les montagnes russes, tour à tour tendre et piquante, proche et distante. Elle l’avait blessé. Lui qui avait été si aimable avec elle depuis qu’elle l’avait rencontré. Il lui rendait la monnaie de sa pièce. A son tour de souffrir. Une vague de culpabilité montait en elle comme une marée. Ça lui donnait la nausée.

Sortant tout à coup de sa rêverie amère, elle a réalisé qu’elle avait laissé sa phrase en suspens depuis de trop longues secondes.

- Veuillez m’excuser, je dois passer aux toilettes, a-t-elle fait pour se donner une contenance.

Elle a reculé sa chaise dans un raclement rivalisant avec celui de Mourtel, dont la gorge devait être encombré de malaise ou pire, de condescendance. En se levant, les jambes d’Élise ont oublié la fonction debout. Vacillante, elle s’est rattrapée l’air de rien au dossier de la chaise, a rassemblé courageusement ses forces et s’est dirigée vers le comptoir où se tenait toujours Manu avec une collègue. Sa tête s’est frayée un chemin entre les bols de chouquettes et les sachets de bonbons empilés. Manu n’était qu’à quelques centimètres d’elle, de dos, occupé à trancher un pain complet.

- Bonsoir, excusez-moi, a-t-elle improvisé à l’intention de Manu, dont elle a vu la nuque tressaillir. Je cherche les toilettes.

Aucune réaction. Le même martèlement du couteau, les tranches qui s’accumulent avec la sereine régularité d’une horloge.

- Est-ce que vous pourriez me dire où ils sont ? A-t-elle insisté.

- Sur votre droite, tout au fond du couloir, derrière le rideau, est intervenue la collègue munie de son éternel sourire artificiel.

- Merci.

A contrecœur, elle a suivi les indications et s’est retrouvée face à son reflet désappointé devant la glace. La lumière blafarde exagérait la pâleur de ses traits. Non, décidément, il refusait de lui adresser la parole. Il boudait. Cette idée la faisait sourire. Lui aussi pouvait se montrer coriace et têtu. Ce n’était pas pour lui déplaire. Elle a tiré la langue à la Élise du miroir, a fait des grimaces jusqu’à ne plus se reconnaître elle-même, a essayé de prendre l’air qu’elle avait face à un inconnu, ce qui lui a confirmé qu’elle paraissait froide et hautaine, une vraie tête à claques, je me demande comment Manu a pu être aussi aimable le jour du bus, et est retournée dans le café. En repassant devant le comptoir, son regard a croisé celui de Manu, qui a aussitôt replongé dans ses chouquettes et ses croissants.

- Manu ?

- Je suis occupé.

Pour se justifier, il ré-alignait les babas au rhum déjà parfaitement alignés en plissant le front d’un air extrêmement affairé.

- Je voulais juste m’excuser.

- De quoi ? T’as pas à t’excuser.

Elle a encaissé le tutoiement. Une petite transgression, l’air de rien, une légère insolence qui contrastait avec le vouvoiement respectueux habituel. Oui, elle l’avait vexé.

- Alors pourquoi vous m’ignorez depuis tout à l’heure ?

Vouvoiement persistant : froideur, distance cordiale, respect superficiel d’adulte, qui lui disait « je ne rentrerai pas dans votre jeu ». Il sentait tout cela, alors il ne répondait pas.

- Je suis désolée d’avoir été un peu… un peu froide, tout à l’heure.

- Glaciale, même, a-t-il marmonné.

- Pardon ?

- J’ai dit, glaciale. Vous… vous avez fait carrément semblant de ne pas me connaître. C’est quoi, votre problème ? Vous avez... honte de moi ?

C’était donc ça. Elle a soupiré.

- Non, bien sûr que non…

- Alors quoi ? Depuis que je vous connais, vous… vous prenez des airs supérieurs, je ne sais pas, on dirait que vous me méprisez, je devrais presque… vous remercier que vous daigniez m’accorder votre attention et votre temps.

- N’importe quoi.

- Ne soyez pas de mauvaise foi, en plus.

- Je ne vous méprise pas, au contraire, je…

- Sans doute mais vous agissez comme si c’était le cas. Ou peut-être que vous êtes comme ça avec tout le monde, Après tout, je ne vous connais pas assez bien pour le dire.

- Je vous promets, je…

- Non, laissez-moi finir. Vous considérez que tout vous est dû, mais vous n’êtes pas la seule à avoir beaucoup de choses à faire, loin de là, les gens aussi ont de nombreuses occupations. On… on dirait que vous vous complaisez dans le fait d’être débordée, comme si ça vous donnait de l’importance, une sorte de… une sorte de supériorité. Vous n’êtes pas la seule à avoir une vie trépidante, bien remplie, mouvementée ou que sais-je, et vous n’êtes pas non plus le centre de l’univers, les gens ne sont pas à votre disposition.

Manu a repris son souffle et s’est gratté la nuque, embarrassé mais soulagé. Élise avait le souffle coupé. Elle cherchait quelque chose à dire mais les mots lui échappaient. Allons, trouve quelque chose, n’importe quoi, mais réponds, ne perds pas la face. Vite, des mots, des mots… Mais ceux qui lui venaient était bien pauvres. Chaise, table, macaron, carrelage. Elle a consulté sa montre d’un mouvement expert, furtif et efficace.

- Je suis désolée, je dois vraiment retourner à mon rendez-vous, ça fait déjà trop longtemps que je me suis absentée.

- Vous ne…. Vous ne me répondez pas.

- Je dois vraiment y aller…

- Vous esquivez la conversation.

Manu n’avait plus l’air fâché sous ses lunettes. Ses sourcils étaient haussés, surpris ou déçus, et ses mèches de cheveux étaient tristement affaissées devant son visage.

- On en parle plus tard ?

Dans le sourire qu’elle lui a adressé avant de tourner les talons, elle espérait avoir mis suffisamment d’humilité pour que celle-ci parvienne jusqu’à lui.

- Excusez-moi, a-t-elle fait à Me Mourtel au visage impassible et cordial. Où en étions-nous ?

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