Verset VI - Le léviathan

Alors que Néant ouvrait les bras pour créer l’Univers, Lumière la Pure jaillit de sa bouche. L’Unique n’était plus ; ils étaient deux à vivre. Ce fut le Deuxième Âge de la Création.

 

(Le Grand Livre de l’Obscurie, annoté par l’archidiacre Jérimadeth Ie,

IVe Âge de la Création)

 

 

Nahash a laissé des traces visibles quand il s’est écrasé, c’est le moins que l’on puisse dire. En fait, une bonne partie du Secteur 7.22 est inoccupée : le temps semble s’être arrêté depuis la venue du mastodonte. Seule subsiste l’empreinte terrible laissée par sa chute, conservée dans le roc comme le passage d’un monstre millénaire. Un val sinueux tracé dans le désert sur une distance vertigineuse, jusqu’à un cratère assez vaste pour qu’y repose la bête, creusé par la pluie de bombes qui l’ont abattue. Puis, les cycles aidant, les “larmes du Messager” s’y sont déversées[1].

[1] Les érudits prétendent que la présence d’eau libre, qui se rassemble en de rares nuages pour ruisseler sur Ocrit, est une énigme. Certains avancent qu’il s’agirait de glace récupérée sur Néphel lorsque celle-ci commença à geler. Quoi qu’il en soit, et malgré les psaumes de l’Obscurie, cette foutue flotte n’est certainement pas originaire des mirettes de “Notre” Seigneur-guide.

La pluie fit de ce puits un étang, puis un lac. Le dernier lit de feu Nahash, le léviathan vaincu.

J’arrive sur le site à l’aube. La lumière rasante révèle tous les reliefs cachés, en zébrures brunes sur la croute orange. Vérin se pose en douceur sous un affleurement rocheux, avant le coup sec des amarres qui se fichent à terre. Je mets le moteur en veille et jette un dernier coup d’œil à la tablette de Saren : c’est bien là. J’ai étudié le plan du vaisseau en détail, pendant mon vol. Le Joyau de Pénitence se trouve dans l’autel du chœur. J’espère que les colonnades du déambulatoire ont tenu bon, sinon il doit gésir sous des tas de décombres.

Gaeth me gratifie de son petit commentaire :

« C’est une perte de temps, Abriel.

— Alors viens te faire tabasser par les sbires d’Arkon à ma place.

— Rassure-moi, tu ne descends pas avec le coffret que je t’ai fait trouver ?

— Non, il est à l’abri.

— Où ça ?

— Eh, me prends pas pour un incapable. Si je te dis qu’il est planqué, il est planqué, c’est tout. »

Pas d’humeur pour la joute argumentaire ; je suis à deux doigts de désactiver mon oreillette et de la laisser ici. Le sang de dragon bout toujours dans mes veines, bien qu’affaibli. Il tape sur l’envers de mon front, titille mon impatience et lui susurre des aléas nauséeux…

La nuit a été trop courte. Une sale habitude.

Alors que j’ouvre le casier de mes affaires de plongée, une idée me vient soudain : avec son foutu savoir, la Vigie pourrait peut-être me guider facilement dans l’épave du léviathan. Mon casque submersible gardera l’oreillette au sec. J’enfile la thermocombi, je sangle les bouteilles d’air, les propulseurs de hanche et de chevilles. À regret, je pose mon Oblitorion sur le tableau de bord : il serait inefficace sous l’eau, voire dangereux pour moi[2].

[2] Le plasma a son caractère : je ne tiens pas à finir ébouillanté dans ma combinaison, mh… moulante.

Heureusement, j’ai un harponneur en bandoulière, ainsi qu’un choqueur au poignet : de quoi propulser une capsule électrique paralysante sur… trois bons mètres.

Une fois sorti de Vérin, une pente douce me mène directement à la rive. Je la descends en titubant – mettons ça sur le compte de la combinaison. Sans attendre, j’immerge un premier pied. Les flots lèchent paresseusement ma cheville ; j’ai l’impression de ne troubler qu’à peine cette mélasse noirâtre, dont la surface reflète les étoiles comme un miroir obscur. Le disque pâle de Kosteth tremblote au loin, avec le croissant de sa jumelle, Ylüne, dans son ombre. Bien en dessous des deux lunes, presque au ras de l’horizon, la faible étincelle de Pitamn, le silencieux, lutte pour percer l’orange du halo naissant[3].

[3] Ylüne et Kosteth gravitent autour de Nephel, la planète des non-regrettés Planhigyns ; paraît que les reptiles draciens – les Dracènes et les Draconens – viennent de ces lunes jumelles. Pitamn, c’est la grosse géante gazeuse et Zvat, son satellite, a vu naître les Gargoules troglodytes ainsi que nos ô combien estimés Keroubs.

Malgré ces lueurs, les eaux restent occultes – je me demande encore si elles ne sont pas nées du carburant de Nahash. Tout à mes réflexions je descends le second pied, qui se prend aussitôt sur une roche invisible.

Je glisse et tombe à plat dans l’eau. Froide. Je gueule et me relève, comme foudroyé, avant de retomber sur mon séant à moitié dans la flotte. Au moins, me voilà réveillé…

Mes pataugeades pour m’immerger complètement ne valent pas d’être racontés. Elles ont au moins le mérite d’invoquer une rage éphémère, de quoi chasser la brume de mon encéphale. Une fois dans le bleu profond, j’active la torche frontale et déplie mes palmes. La sensation d’être là, au milieu de ce rien palpable, me plonge dans une quiétude abyssale. Cette unité, toute aqueuse qu’elle soit, me porte, me rassure et me berce comme le ferait un ventre maternel. Et cette vue !

Étant donné la sécheresse et l’absence de vie sur la majeure partie de la croute ocritienne, l’écosystème est assez pauvre[4].

[4] C’est le Phylactère qui nous permet de vivre grâce à son atmosphère artificiel, d’après les Keroubs les plus lettrés. Pour le coup, je veux bien les croire. Mais un champ de force qui retient les rayons solaires venus d’en-dessous, c’est autre chose qu’un plein éclairage – paraît qu’il y avait plein de végétation sur Nephel, c’était tout vert et tout. Bizarre, hein ?

Peu de micro-organismes circulent dans cette eau limpide : ma lumière semble pouvoir balayer plusieurs kilomètres. Les algues sont rares, elles se contentent d’onduler sur des rocs voilés d’une fine mousse. Quelques étincelles, parfois, scintillent : les écailles d’un banc de poissons argentés, plats et apathiques. Le faisceau se réverbère et prend une teinte aléatoire, comme si la position du prisme était tirée au dé. Une demi-douzaine d’autres écailleux – sombres et filiformes, ceux-là – vient me souhaiter la bienvenue avant de déguerpir.

Un seul monstre marin reste immobile devant moi : le léviathan lui-même, Nahash. Malgré la distance, il emplit la moitié de mon champ de vision. Ma bouche s’ouvre et se ferme alors que j’apprécie l’allure de ce colosse tombé au combat – je dois avoir l’air d’un de ces fichus frétillants !

La carcasse du vaisseau spatial ploie sous les âges. La rouille a fait son office, à en juger par les quelques béances qui crèvent ses flancs, mais le blindage titanesque a permis au léviathan de durer malgré les millecycles. Et dire que cette chose voguait dans l’espace, dans la mer d’étoiles dont le Phylactère nous condamne l’accès…

La vue de la bête chasse les reliquats du sang de dragon : j’abandonne mon cynisme et actionne mes propulseurs. L’arrière de l’appareil approche. Les deux cylindres qui servaient d’échappement aux réacteurs sont énormes, je n’arrive même pas à en estimer le diamètre. Mais ce que je cherche se situe à l’avant de l’épave, aussi ne m’attardé-je pas ici.

J’arrive au niveau des lames bordant le cercle du propulseur supérieur quand mon oreillette commence à crépiter : je capte une fréquence. Ce n’est pas Gaeth. Ce n’est même pas une communication. C’est un son, proche de moi. Une note longue, ténue et organique. À cette première se superpose bientôt une autre, à la tonalité différente. Leur harmonie chatouille mes oreilles alors qu’une troisième vient enrichir l’ensemble. Jamais je n’ai entendu quelque chose d’aussi gracieux. Cette aria me rappelle le gazouilli des angelots, ceux de l’holoprojection de la bibliothèque de Lengel[5].

[5] C’était il y a quelques cycles, je cherchais un endroit où pioncer alors que l’Obscurie était à mes trousses. Il faut croire que j’avais pillé le caveau de la mauvaise famille kérubine…

Ici, ce ne sont pas des pépiements vifs et ponctués, mais des phrasés lents et mélancoliques. La complainte me fend le cœur, elle distille sa nostalgie dans tous mes ports. Elle me

« … briel, tu… »

plonge dans mes souvenirs les plus précieux, ceux de mon enfance, enfouis au plus profond de

« Abriel, tu m’entends ? Rép… »

mon être. Des réminiscences que je croyais à tout jamais perdues suite à mon ordination. Je me rappelle…

« Abriel ! Ressaisis-toi ! hurle la Vigie.

— De quoi ? »

J’ouvre les yeux. Merdelle, j’ai dérivé combien de temps ?

Me voilà engagé dans le cylindre de l’échappement : j’approche du réacteur !

« Ce sont des margyrens, Abriel. Coupe ton oreillette tout de suite ! »

Je distingue du mouvement dans les creux et les reliefs de métal… Des ondoiements de queues dans l’ombre ? J’appuie sur le côté de mon casque pour fermer la communication – le chant des margyrens disparaît aussitôt – tandis que de l’autre main je décroche mon lance-harpon[6].

[6] Je ne pensais pas qu’il pouvait affecter les créatures terrestres. Foutues bestioles !

Sans attendre, j’enclenche mes propulseurs et me tire loin de ce creuset maudit. Mon cœur bat une marche d’enfer tandis que je jette un œil au cercle derrière moi. L’obscurité ondule, quelques pointes scintillent à ma lumière : des griffes, des dents ?

Rien ne me pourchasse, mais mieux vaut rester prudent. Mon rythme cardiaque met de longues minutes à se calmer. J’abandonne l’arrière du léviathan pour longer son flanc. Après les réacteurs, ce sont les réservoirs que je dépasse, puis les canons principaux. Je pourrais bien entrer par là, dans l’un des futs, mais ma cible est encore loin – et qui sait ce qui loge à l’intérieur ?

Enfin, j’arrive au milieu de l’appareil. Je n’irai pas plus loin : le nez de Nahash est encastré dans le lit de pierre. Heureusement, l’entrée latérale subsiste. Comme si les architectes avaient voulu me faciliter la tâche, son porche se dresse fièrement sur une bonne partie de la hauteur du titan, comme une gueule de fer au milieu de ses entrailles. La rouille et la mousse ne parviennent à masquer entièrement les reliefs ouvragés des colonnes qui le supportent. En fait, ce sont deux silhouettes, une de chaque côté, qui se dressent fièrement pour défendre l’ouverture. Elles sont roides, mais elles en imposent. Leurs membres sont longs et puissants, leurs têtes forment une paire de bosses qui constituent la base de l’ogive du porche. Même avec une pilosité et un élancement moindres, sans parler de leur nez plus ramassé, elles partagent un certain nombre de similitudes avec la physionomie novarii. Le galbe de l’une des sentinelles est plus fin, plus courbé, quand l’autre est juste bêtement raide. Une femme et un homme ?

Je réactive mon oreillette, histoire d’éviter toute mauvaise surprise.

« Gaeth, tu vois ce que je vois ?

— Jolis. Même s’ils sont idéalisés, tu peux avoir un aperçu des Keroubs avant leur dégénérescence.

— Ces deux… grands… gardiens, ce sont des Keroubs ?

— Comme quoi, la réalité est rarement à la hauteur du mythe. Il s’agit des Keroubs “antiques”, datant d’avant la colonisation d’Ocrit.

— Alors, c’est le changement d’habitat qui leur a ravagé la tronche à ce point ? »

Je m’approche du porche et m’y introduis. À l’image des constructions obscuriennes, l’espace est vaste et parfaitement inutile. En comparaison, la porte à laquelle il mène est ridiculement petite. Et elle se révèle bien fermée.

« Merdelle. Gaeth, l’entrée est scellée.

— J’imagine que tu n’as pas de foreur ?

— Trop lourd pour une seule personne.

— Tu es parti sans rien ?

— J’ai un burin à pression et quelques charges explosives, mais pas de quoi percer la coque.

— Cherche ailleurs, alors. »

Après une rapide inspection du porche, je m’en extirpe pour examiner les alentours de la coque. En fait, je n’ai pas à errer longtemps car une déchirure couronne cette entrée. Et pas un impact de bombe : ici, ça serait plutôt une entaille, comme un coup de lance asséné à un monstre marin par quelque chasseur de grandes eaux. Le stigmate de la chute du léviathan sur les à-pics des roches ocritiennes ?

Quoi qu’il en soit, la blessure est aggravée par la rouille. Je m’y engouffre. Alors que je traverse un tuyau large, la raison de cette corrosion m’apparaît vite : les réserves d’oxygène ont rongé avec vigueur l’acier du blindage. Quand nous sortons de nos cages, que nos geôliers prennent garde…

« Ça y est, tu es à l’intérieur ? demande Gaeth.

— Oui, j’entre dans le haut du porche. Et… oh. »

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