Anouar ouvre la porte. Pierre rentre sans y être invité.
Pierre. J’ai cru que le toit allait me tomber sur la tête.
Anouar. Mais je t'en prie Pierre, entre donc.
Pierre. Tous les quatre réunis. Vous devez sûrement manigancer quelque chose.
Samira. On prenait simplement le thé.
Pierre. Et tout ce bruit c’était pourquoi ? Vous fêtiez sa victoire peut-être ?
Anouar. On organisait la résistance si tu veux tout savoir.
Pierre. Ah. La résistance. Un bien grand mot. Et qu’est-ce que notre résistance compte faire ? Je veux dire dans le monde réel. Parce que oui sur les réseaux sociaux vous êtes tous résistants.
Salim. Assez ironique, quand on sait que ce sont principalement les réseaux sociaux qui ont permis son élection dans le monde que tu appelles “réel”.
Samira. La résistance compte résister et pacifier .
Pierre. Impossible.
Samira. Et pourquoi donc ?
Pierre. Lorsqu’on résiste on exerce une violence sur l’oppresseur. Aucune résistance ne peut être pacifique, une résistance pacifique n’est qu’une forme de soumission.
Samira. Et quel choix reste-t-il selon toi pour ceux qui ne veulent ni la violence, ni la soumission ?
Anouar. Le départ ?
Pierre. Le départ, oui. Mais le prix à payer est lourd, si lourd. Croyez-moi, la nostalgie peut vous éteindre le plus brave des cœurs.
Anouar. Je suis nostalgique. Même ici, entouré de mes proches, de ceux que j’aime je suis nostalgique. Ce pays et tout ce qu’il me renvoie me pousse à être nostalgique, pas d’une patrie mais de qui j’étais. De celui qui croyait pouvoir changer le regard des autres mais qui souhaitait en réalité se changer lui pour ne plus voir un étranger dans leur regard.
Pierre. Et en partant tu te condamne à être un étranger pour le restant de tes jours. Crois moi , le départ peut te paraître comme la seule solution mais tu le regretteras, fils. Tu le regretteras avant même de t’en rendre compte.
Anouar. Tu parles mais tu ne sais rien.
Pierre. J’ai dû fuir ! J’ai dû quitter mon pays, tout abandonné, j’ai laissé tout ce que mon père avait construit et je n’ai plus été capable de construire depuis. Je suis parti car je n’avais plus le choix, j’ai été poussé hors de mon pays mais toi, fils, tu as le choix pourtant tu agis comme celui qui est condamné comme si tu avais peur d’assumer, d’assumer le fait qu’au fond de toi, tu souhaites partir.
Salim. Si tu parles de l’Algérie, ne l’appelles pas ton pays.
Pierre. Pourtant j’y suis né et je le chéris, comment devrais-je l’appeler selon toi?
Salim. Je sais pas quelque chose comme : ton passé colonial ?
Pierre. Tu es encore trop jeune pour comprendre.
Salim. Bien évidemment. Trop jeune, trop con pas vrai ? Tellement con que j’ai besoin de toi, homme blanc, pour m’expliquer ma propre histoire.
Pierre. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
Salim. Colon un jour, colon toujours.
Pierre. Je n’étais pas colons. Je suis né dans ce pays, de parents étrangers comme toi tu es né en France de parents étrangers. Si tu es Français, je suis Algérien.
Salim. Ne compare pas l’incomparable ! Vous étiez des colons, nous, des émigrés. Mes grands-parents n’ont volé, ni humilié personne en venant en France, ils n’ont pas fait des Français “de souche” des citoyens de seconde zone ! C’est votre colonisation qui nous a poussé à partir à tout quitter et qui nous pousse encore aujourd’hui à marcher dans le flou total.
Anouar. Ta génération devrait arrêter de lire son Histoire au prisme de la colonisation.
Salim. Vous-voulez l’ignorer maintenant ?
Anouar. Pas du tout ! Simplement d’arrêter d’en faire l'événement majeur de nos civilisations. À chaque fois qu’on parle de l’Histoire du Maghreb, on parle de cette satanée colonisation comme si nos peuples ont été révélés au monde que par l’intermédiaire de leur rencontre avec l’occident. Tu vois Salim, en parlant constamment de colonisation, tu participes à un discours orientaliste et réducteur.
Salim. N’importe quoi ! Vous allez me faire croire que 180 ans de soumission, d’humiliation, de pillage et de spoliation n’ont pas contribué à nous détruire sur des générations.
Anouar. Ce n’est pas ce que je dis. Je ne minimise pas son impact, je dis simplement qu’il faut aller chercher ailleurs pour puiser notre inspiration. De l’empire de Carthage, en passant par les tribus millénaires qui peuplent nos déserts sans oublier les empires musulmans, leur science, leur philosophie, autant de trésors que même 180 années de colonisation ne pourraient pas nous enlever. Tout ça pour dire, qu’il est dommage de se souvenir que de cette partie de notre histoire, qui n’est même pas la nôtre en réalité et d’oublier tout le reste.
Salim. Et pourtant des milliers d’années de grandeur, comme vous dites, ont été ruinées par une centaine d'années de terreur. C’est pour ça qu'il faut pas partir m’sieur Anouar, il faut pas laisser la haine réinventer notre histoire. La colonisation, on y était pas, on peut pas blâmer nos ancêtres mais là on est en plein dedans.
Pierre. Et tu ne pourras pas oublier non plus Anouar, tu n’oublieras jamais parce que tu n’auras de cesse de comparer ton présent au passé. Tu vieilliras esclave de tes souvenirs tout comme moi.
Anouar. J’ai l’impression qu’une partie de mon identité fait la guerre à l’autre partie et je ne sais pas laquelle soutenir. C’est comme si une guerre civile avait éclaté là dans mon esprit. C’est ça que tu appelles avoir le choix ?
Pierre. Si tu te poses encore la question, si tu as encore le luxe de pouvoir débattre alors ou tu as le choix et tu es bien plus libre que ce tu crois. Quand la guerre a éclaté, que les bombes ravagés les villes, que le sang repeignait de rouge les murs autrefois blanc alors nous n’avions plus le choix, nous avons tout laissé et nous sommes partis. Je n’oublierai jamais et ma nostalgie ne s’éteindra jamais et je sais que même ceux de mes enfants qui n’ont rien connu de mon exil porteront en eux ce départ douloureux et le transmettront dans leur chair et leur sang. J’ai parcouru le monde, je me suis émerveillé de ses trésors, je me suis attristé de ses douleurs et je me suis révolté de ses injustices mais j’ai fini par comprendre qu’en voulant découvrir le monde c’est ma terre natale que je recherchais. Mon regard était toujours tourné vers mon pays encore aujourd’hui. Et avant que tu ne me coupes Salim, je n’ai rien volé du tout. Et mon père non plus ! C’était un homme honnête qui a travaillé dur toute sa vie et qui aimait le pays dans lequel il était né. Comment pouvait-il être jugé responsable d’être né dans un pays colonisé ? Les colons ont volé, pillé, massacré, humilié mais qu’en est-il de nous ? Ceux qui partagaient leur assiette et leur misère avec les autres ? Qu’en est-il de nous ? Qu’en est-il de tous ceux qui se sont retrouvés sans rien, chassés de leur pays, abandonnés sur une terre étrangère et condamnés à l’exil pour le restant de nos jours ? Qu’en est-il de nous ? Même l’Histoire nous a oubliés. L’Histoire ne se souvient que des extrêmes d’un côté les colons et de l’autre les colonisés mais personne ne se souvient de ceux qui n’étaient ni l’un ni l’autre de ceux qui n’ont fait que vivre, que profiter des douceurs éphémères de la vie sans jamais vouloir marquer le fils de l’Histoire.
Salim. Considères-toi chanceux, Pierre. Crois-moi, être un oublié de l’Histoire vaut toujours mieux qu’être un sacrifié.
Anouar. Je n’aurai jamais pensé me retrouver dans la même situation que mon père. J’ai tout fait pour éviter de me retrouver dans la même situation que mon père et pourtant me voici dans la même situation que mon père !
Samira. Cesse donc de te comparer à ton père ! Nous ne sommes pas nos parents, Anouar !
Anouar. Alors qui sommes nous ? Si nous ne sommes ni nos parents, ni nos grands-parents, ni nos enfants, qui sommes-nous, Samira ?
Samira. Nous sommes en construction. Ne sois pas impatient, Anouar.
Anouar. Comment ne pas être impatient ? Au fond, c’est bien la seule question qui vaille la peine d’être posée. Qui suis-je ?
Pierre. Je suis un sacrifié
Salim. Je suis un révolté
Djamila. Je suis une oubliée.
Samira. Je suis une éveillée .
Anouar. Qui suis-je ?
Le téléphone d’Anouar se met à sonner. Samira à part.
Samira. Trois sonneries brèves. Trois appels d’un père à son fils. Trois coups que le passé vient frapper à la porte du présent. Répondras-tu, toi qui tremble à la simple idée de te tenir là où ton père se tenait ?