VII. Appartement

Notes de l’auteur : Baba signifie papa et 3mi est utilisé pour faire référence au beau-père (père du conjoint).

Trois sonneries de téléphone retentissent. Anouar s’isole pour répondre. 

 

Anouar. Allô baba ?

 

Père d’Anouar jeûne. Allô baba ?

 

Père d’Anouar vieux. Allô wouldi, tu m’entends ?

 

Grand-père d’Anouar. Wouldi, parle plus fort je ne t’entends pas.

 

Anouar. Oui je t’entends mais rapproche toi du téléphone.

 

Père d’Anouar jeune. Et maintenant ?

 

Grand-père d'Anouar. Je t’entends, wouldi. Karim a pris la mer. Il est parti hier. Sa mère a vendu ses bijoux pour payer la traversée. Ce matin je l’ai vu les pieds nus dans le sable, son voile à moitié enlevé et ses cheveux dans le vent. Elle avait l’air d’une folle mais je savais qu’elle ne l’était pas. Il ne lui restait plus que le sacrifice à la mer pour s’en sortir.

 

Père d’Anouar jeune. J’ai oublié la sensation du sable sur mes pieds. Ici, le sable est gris et froid. J’aimerais que mon fils se baigne dans notre mer, j’aimerais que tu lui apprennes à nager, baba.

 

Grand-père d’Anouar. Tout le monde au village m’appelle le grand-père du Français. Je leur ai répondu que la France m’avait volé mon fils et que maintenant elle me prenait aussi mon petit-fils. Je ne suis pas grand-père, je ne suis qu’un père qui attend face à la mer, les pieds dans le sable. Parle-moi de lui. Est-ce qu’il a la tête dure comme son grand-père ?

 

Anouar. Je suis perdu, baba.  

 

Père d’Anouar vieux. Et c’est justement pour ça que je t’appelle, wouldi. Je l’ai senti.

 

Anouar. J’ai toujours été sûr de tout mais je ne suis plus sûr de rien. Je ne sais plus, baba.

 

Père d’Anouar vieux. Tu l’as toujours su, Anouar. Tu as toujours été trop sensible. Ta mère me demandait d’être un peu plus sévère avec toi.

 

Anouar. Tu n’as jamais su l’être.

 

Père d’Anouar vieux. Tu aurais voulu que je sois différent ?

  

Anouar. Baba, je vais partir. Est-ce que tu m’en voudra ?

 

Père d’Anouar jeune. Tu m’en veux d’être parti ? Est-ce que toi aussi tu restes des heures devant la mer, tes pieds nus plantés dans le sable froid ? Est-ce que les gens du village pensent que mon père est devenu fou parce que son fils l’a abandonné ? Tu m’en veux, baba ?

 

Grand-père d’Anouar. Quand tu es né, ta mère a refusé que je te prenne dans mes bras elle disait que mes mains étaient bien trop rugueuses. Au village, les hommes ne tenaient jamais la main de leurs enfants et quand j’ai voulu prendre la tienne, tu t’es mis à pleurer. Tous les enfants devenaient tristes quand ils voyaient leur père comme si leurs pleurs pouvaient soulager leurs cœurs de cette misère qui abîme leur peau. La terre d’ici aurait fini par t’engloutir comme elle m’a englouti alors je t'ai offert à la mer. Il ne pleure pas quand tu lui tiens la main, parce que tes mains sont douces, comme la vie que tu mènera là-bas.

 

Anouar. Ne m’en veux pas, baba. Mais je ne peux plus rester. Il y a une bombe en moi, qui peut exploser à n’importe quel moment.  Je n’ai plus la force de la retarder. Son tic-tac me rend fou. Je n’en dors plus la nuit. Je suis fatiguée baba, chaque jour à prétendre, à essayer de comprendre, m’éloigne de l’homme que je suis. Ne m’en veux pas, mais je dois partir.

 

Père d’Anouar vieux. Tu aimerais que je te retienne ? Tu aimerais que je te dise que tu as tort ? Tu aimerais que je creuse pour toi, la place que tu mérites ? J’ai creusé toute ma vie, des maisons, des routes, des immeubles puis j’ai construit. Brique par brique, dalles par dalles, j’ai construit pour eux mais je n’ai jamais rien construit pour vous, pour toi, pour ton frère. Ce qu’il te manque mon  fils c’est un foyer.

 

Anouar. Mais Samira et Isa. Ce sont eux mon foyer.

 

Père d’Anouar vieux. Ils t'attendent Anouar. Ton fils et ta femme, ils attendent que tu rentres chez toi. Tu es perdu quelques parts en mer et ils attendent que tu viennes les aider à finir de construire le foyer. Le soir où j’ai abandonné mon père, j’ai caché une poignée de terre dans la poche de ma veste. Je réservais cette terre à mon foyer, à celui que j’allais construire en France. Mais je n’ai jamais rien construit, puis mon père est mort et le jour de son enterrement j’ai porté la même veste que celle que je portais pour mon départ. Il y avait encore de la terre dans la poche alors je l’ai sorti et je l’ai utilisé pour recouvrir le corps de mon père. Mon foyer était là, je l’avais enfin trouvé. Pour moi la boucle était enfin bouclée.

 

Anouar. Baba, je mourrais en étranger.

 

Père d’Anouar vieux. Pas si ton fils t’enterre, qu’il te porte dans ses bras et pose ton corps dans la terre. Tout ce que tu ressens dans ton cœur, c’est cette poignée de terre que tu as prise avec toi. Une fois que tu l’auras posée, ton cœur ne souffrira plus, wouldi. Je te le promets.

 

Anouar éloigne le téléphone de son oreille. Il regarde ses mains. Samira vient le rejoindre.

 

Samira. Est-ce que tout va bien ? 

 

Il lui passe le téléphone et s’assoit sur le canapé en silence.

 

Père d’Anouar vieux. Allô, wouldi ?

 

Samira. Bonsoir 3mi.

 

Père d’Anouar vieux. Samira, benti, tu devineras jamais ce que ton oncle Khalil m’a dit l’autre jour. Il m'a dit ce vieux fou, que manger des plats trop rouges et épicés pouvait être vu comme un signe de communautarisme voire de radicalisation ! Jambon beurre ! Qu’il me dit. A partir de maintenant je ne mangerai plus que du jambon beurre. Tu le vois ce vieux Khalil à son âge, manger du porc ! Aye, aye, aye on aura tout vu. Embrasse Isa pour moi, ma fille et dit à Anouar que je ne lui en voudrais pas parce que mon père ne m’en a pas voulu. Je ne lui en voudrais pas, jamais. Beslama benti.

 

Samira. Beslama, 3mi. Ton père a raccroché. Il m’a dit de te dire qu’il ne t’en voulait pas et qu’il ne t’en voudra jamais.

 

Anouar. Samira, si on doit partir il faut le faire maintenant. Parce que ma poche est trouée et que la terre diminue de jour en jour. Mais lorsqu’il n’y aura plus de terre avec quoi recouvrirai-je le corps de mon père ?

 

Samira. Il y aura bien assez de terre pour recouvrir le corps de ton père, là-bas sous l’olivier. Et il y en aura bien assez pour recouvrir le corps du mien. Je ne suis pas encore prête à partir Anouar et toi non plus.

 

Anouar. Tous les hommes de ma famille ont fini par partir. Un jour sans prévenir, ils sont tous partis parce qu’ils ne pouvaient plus rester et ils ne sont rentrés que lorsque la terre qui les a vu naître était de nouveau prête à les accueillir. “Ne me laisse pas mourir en étranger” c’est ce que mon grand-père à dit à mon père et c’est ce que mon père m’a répété. La boucle sera-t-elle enfin bouclée lorsque mon fils m’enterrera parmi les miens ? Suis-je condamné à ne connaître mon foyer que le jour où j’y serais enterré ?

 

Samira. Il ne s’agit plus de partir ni de rester Anouar, ce qui nous tourmente est bien plus profond, bien plus vicieux. Nous ne sommes pas à la recherche d’une terre, nous sommes à la recherche d’une identité. Ici ou ailleurs, sans notre identité nous serons toujours des étrangers. J’ai besoin de toi à mes côtés Anouar. Je n’aurais pas la force d’affronter ce périple seule. Promets moi que tu seras toujours à mes côtés.

 

Anouar. J’ai un mauvais pressentiment. Comme si quelque chose était sur le point de détruire le peu que nous avons réussi à construire

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