Seigneur, que t’a fait ta servante ? Pourquoi l’arraches-tu à son foyer et à son mari ?
Oncle Abner est venu chez nous tout à l’heure. Il va se ranger du côté de David, car c’est lui qui a été choisi par l’Éternel pour régner sur Israël. Mais David n’accepte l’alliance qu’à condition de récupérer, je cite, « celle qui lui a été donnée pour 100 prépuces de Philistins ». Autrement dit, il me veut de nouveau auprès de lui. C’est donc pour cela que mon oncle est venu : pour me récupérer et me redonner à David.
J’ai expliqué à Abner que cela était impossible. Je suis mariée à Palthi. Il m’a répondu que j’ai d’abord été mariée à David. J’ai répliqué qu’il avait divorcé, et qu’il n’a donc pas le droit de me récupérer, quand bien même Palthi divorcerait lui aussi. Il a répondu que la lettre de divorce était une fausse, que ce n’était pas David qui l’avait rédigée. Je lui ai demandé si cela signifiait que j’étais une femme adultère, puisque j’avais couché avec Palthi, et s’il fallait nous lapider, tous les deux. Il a encore une fois trouvé la parade : puisque personne ne nous a surpris en flagrant délit, il est impossible de considérer que je suis adultère.
Je lui ai dit que je n’avais pas envie de retourner auprès d’un homme qui m’a trompée avec mon frère, qui m’a abandonnée pendant si longtemps, et qui, pendant que je subissais les violences de papa, épousait d’autres femmes plus jolies que moi.
Il m’a répondu que mon avis ne rentrait pas en ligne de compte. Abner veut plaire à David, David a demandé à me récupérer, alors j'irai le rejoindre dans sa capitale à Hébron, un point c’est tout.
Je fais mes bagages le plus lentement possible. J’espère qu’un miracle se produira et m’empêchera de quitter cette maison.
Aucun miracle ne s’est produit. J’ai dû monter à bord de la charrette qui allait me conduire à Hébron. Palthi m’a suivie aussi longtemps qu’il a pu. Abner a fini par se rendre compte de sa présence et l’a renvoyé. Me voilà donc seule.
J’essaie de voir le côté positif de la situation. J’essaie de retrouver les moments de bonheur passés aux côtés de David. Mais chaque regard, chaque sourire, chaque étreinte se trouve éclipsée par les quelques secondes où je l’a vu avec Jonathan. Par leurs deux corps enlacés, leurs larmes, leurs murmures que je ne pouvais pas entendre. Le plaidoyer de Jonathan en faveur de David, l’éloge funèbre de David pour Jonathan. Tous ces gestes de tendresse qu’il n’a jamais eu envers moi. Il est évident qu'il ne me veut pas par amour, mais uniquement pour légitimer sa position de successeur de mon père.
Alors, je me remémore mes souvenirs de jeune fille. Ses victoires, sa gloire, les femmes qui chantaient dans les rues. La fascination que j’éprouvais à l'égard du vrai roi d'Israël choisi par Dieu. Tout cela est bien lointain. Mais je pense que je parviendrai, sinon à l’aimer, du moins à le respecter.
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J’ai très peu revu David, il est trop occupé à faire la guerre à Ish-Bosheth. Mais j’ai rencontré quelques-unes de ses épouses. Mes belles-sœurs.
Commençons par Abigail de Carmel. Elle est non seulement une très belle femme, mais aussi pleine de bon sens. Elle comprend très vite qui est droit et qui est malhonnête. De son côté, elle a évidemment le cœur sur la main et apporte son aide à tous les nécessiteux, pourvu qu’ils soient fidèles à l’Éternel. Dommage que David lui prête si peu d’attention ; elle pourrait le conseiller bien plus efficacement qu’Oncle Abner. Alors elle reporte ses efforts sur son fils Kileab. Hélas, celui-ci est très malade, et il ne passera sans doute pas les vingt ans.
Achinoam est la deuxième femme que David a épousée, après moi. Elle s'est d'abord méfiée, craignant que j'usurpe sa place de doyenne, mais je lui ai fait comprendre que je n'en avais pas l'intention. Je ne tiens pas à me mettre mes compagnes à dos. De plus, elle est la mère d'Amnon, l'aîné de David et donc l'héritier du trône. Une position forte. Elle n'est pas aussi respectée que la sage Abigail, mais ces deux-là sont très solidaires. J'ai compris que leur intimité date de l'époque où mon père Saül était à la poursuite de David : toutes les deux étaient déjà à ses côtés, et devaient s'entraider pour survivre dans cette cavale.
Egla est probablement celle avec qui je m’entends le mieux. Son humour et sa légèreté me soulagent dans ce climat de tensions et de guerre. Son fils Jithream a un an, et sa fille Anne en a deux de plus. Tous les deux sont adorables, bien que peu disciplinés. J’ai hâte d’avoir mes propres enfants. En attendant, j’aide Egla avec les siens.
Haggith et Abithal sont très réservées, je n'ai pas spécialement d'affinités avec elles. Elles s'occupent de leurs fils dans leur coin, sans déranger personne.
Et enfin, Maaca. Alias Madame Je-Suis-Mieux-Que-Tout-Le-Monde. Son père est Talmaï, roi de Gueshur ; elle a épousé David pour conclure une alliance entre Geshur et Israël. Forcément, elle se croit plus importante que nous toutes réunies. En plus, son fils, Absalom, est le chouchou de David ; quant à sa fille, Tamar, elle est très belle, elle le sait et elle en profite. Je sais qu’il est mal de haïr, mais parfois, je ne peux m’en empêcher…
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Mon demi-frère Ish-Bosheth est mort. Il a été assassiné par ses deux plus fidèles alliés. D’après Abigail, ça devait arriver un jour ou l’autre. Le camp de ma famille était de plus en plus divisé. À présent, rien ne s’oppose à ce que David ne devienne roi.
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Abigail avait vu juste. Les anciens d’Israël sont venus à Hébron pour sacrer David. Cette cérémonie a été suivie d’une petite fête, pendant laquelle nous autres reines d’Israël avons dansé et chanté avec les femmes du pays. Maaca voulait que tout soit grandiose, à la hauteur du nouveau roi. Je dois dire que pour une fois, j’apprécie son intention. Roi, ce n’est pas rien ! C’est à cette occasion que j’ai retrouvé ce sentiment que j’avais, petite, quand je voulais épouser un grand homme qui accomplirait de grandes choses.
Egla et moi avons dansé toute la soirée. Nous avons ri aux plaisanteries des boulangères et des maraîchères. Nous avons échangé des astuces pour avoir le teint plus lisse ou les cheveux plus bouclés. Abigail nous a regardées avec désapprobation. Oui, d’accord, il est plus pieux de donner l’aumône aux nécessiteuses, comme elle-même a passé la soirée à le faire ; mais nous avons bien le droit de nous amuser de temps en temps, non ? Et puis, il y a un buffet à volonté ! Elles peuvent très bien se débrouiller sans nous.
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Des charrettes dans tous les sens, remplies de meubles et d’objets précieux. Des maçons, des menuisiers, des marchands de tapis. Nous déménageons. David a décidé de s’installer à Jérusalem. Quel était le problème avec Hébron ? Oui, je sais, ce n’était pas un emplacement stratégique, la ville est bien située en Judée, mais trop loin des dix tribus du nord d’Israël, et maintenant que David est roi du royaume tout entier, il doit assurer sa position, blablabla. C’est ça, le problème avec les rois. Ils ne peuvent pas se contenter de la maison de leurs ancêtres. Emménager à Jérusalem…
Il a d’abord fallu conquérir la ville. Cette partie n’a pas demandé beaucoup de difficultés à David et ses troupes. Il a chassé les Jébusins en un tour de main, et ceux qui se moquaient de lui hier sont désormais morts ou soumis. Nous avons pu investir les lieux. Ensuite, il faut construire un palais. Heureusement, David s'est allié au roi de Tyr. Il nous livrera des pierres taillées et du bois de cèdre ; de plus, il constitue un partenaire intéressant sur le plan commercial. Et enfin, construire la maison, une maison luxueuse, pour qu’elle soit bien digne d’un roi. Avec deux étages, dix pièces par étage, et des salons fastueux.
C’est bien joli, tous ces projets, mais cela prend du temps. Et en attendant que les rêves de David se concrétisent, nous restons sous nos tentes, en plein milieu de la poussière du chantier… J’espère que le résultat en vaudra la peine.
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Nous sommes enfin installées ! Quel confort, quel luxe ! Cela fait du bien après des mois passés sous une tente.
D’ailleurs, nous ne serons pas les seules à profiter de Jérusalem. David a décidé de faire venir l’Arche d’Alliance à Jérusalem, il est parti la chercher avec ses soldats. Bon, si cela lui fait plaisir.
Je profite de son absence pour accueillir ma sœur Mérab. Elle est venue me rendre visite, et cela fait un bien fou de la voir. Malgré nos différences, nous avons toujours été proches. Elle aussi, elle a grandi ; elle est moins portée sur l’argent, davantage sur la droiture. Elle a réussi l’exploit de s’entendre avec Maaca et Abigail en même temps, c’est dire !
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David a changé d’avis. Nous venons de recevoir une lettre : il a laissé l’Arche chez un quidam répondant au nom d’Obed-Edom. Le roi a eu peur, parce que l’un des porteurs de l’Arche est mort en voulant l’empêcher de tomber.
Il n’a pas laissé entendre qu’il revenait. Je ne sais pas s’il se promène ou s’il fait la guerre. Moi, je pars me promener avec Mérab dans les jardins de Jérusalem. Son mari Adriel revient la chercher tout-à-l’heure.
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Je n’en reviens pas du spectacle honteux qu’a donné David. Quel homme ai-je épousé ?
Reprenons les choses dans l’ordre. L’Arche a passé trois mois chez Obed-Edom. Tout s’est très bien passé pour lui : ses affaires marchent à merveille, il est devenu riche, et ses enfants, autrefois bien chétifs, sont devenus de vigoureux gaillards. David a donc décidé de récupérer l’Arche pour son compte. Quelle honnêteté ! Quand des gens meurent, il la confie à d’autres ; mais quand ils prospèrent, il la reprend pour lui.
Il a donc organisé une grande fête pour célébrer l’arrivée de l’Éternel dans sa ville. Des sacrifices, des holocaustes, des distributions de gâteaux aux raisins (ça, c’est une idée d’Abigail). Moi, je suis restée avec Egla pour l’aider avec la petite Anne, qui s’est cassé le bras en jouant dans la cour. Somme toute, je préfère passer du temps avec une enfant adorable et une femme de confiance que dans une foule surexcitée.
Et devinez ce que j’ai vu par la fenêtre ? Pour satisfaire ladite foule surexcitée, David a enlevé ses vêtements et a dansé en caleçon devant l’Arche et devant le peuple. Quel honneur aujourd’hui pour le roi d’Israël ! Il s’est dénudé aux yeux des servantes de ses serviteurs comme le ferait un homme sans valeur. Je croyais, à défaut d’un homme attentionné, pouvoir me contenter d’un mari digne et valeureux ; mais maintenant, il commence à faire des strip-teases en public ? On croirait une de ces fêtes de la fertilité que nos voisins les Cananéens donnent pour leurs abominables idoles !
Évidemment, il a répondu que ce n’est pas pour le peuple, ni pour les idoles, qu’il a dansé uniquement pour le Seigneur, le seul Dieu d’Israël, tout ça, tout ça. Peut-être ; n’empêche qu’il aurait pu réfléchir aux conséquences de ses actes. Il n’y a pas que l’intention qui compte.
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Je n’ai toujours pas d’enfants. Cela ne me pèse pas : j’aide Egla à s’occuper des siens. Après Anne et Jithream, elle a eu un fils, Shobab, et trois filles : Jemima, Pennina et Acsa. Six enfants grands, beaux et en bonne santé. Ils m’appellent Tantine. C’est adorable.
Je sais que je devrais me préoccuper de ne pas remplir mon devoir d’épouse. Depuis toutes ces années que nous sommes mariés, nous ne nous sommes connus que six ou sept fois, et je ne suis toujours pas enceinte. Maman me répétait que je me devais de donner des enfants à Israël. Mais est-ce vraiment nécessaire ? David a déjà tous les héritiers dont il a besoin. Et me concernant, je ne vois pas de quoi je me plaindrais. Au moins, je ne risque pas de mourir en couches.