Manu se tenait bras ballants, dépité, les deux pieds dans le pédiluve. Le bonnet de bain réglementaire recouvrait son chignon et lui comprimait le crâne. La piscine municipale un samedi à sept heures et demie n’avait rien d’attrayant. L’eau du grand bassin était presque parfaitement lisse. De rares courageux la fendaient déjà. Manu les distinguait à peine. Il avait retiré ses lunettes pour pouvoir nager. Tout était flou : les gens, les gradins, ses idées. L’avantage, c’est que le monde extérieur lui paraissait moins agressif. Il pouvait passer devant les silhouettes imprécises des maîtres nageurs tout en restant dans le déni de leurs biceps gonflés. Sa grande carcasse était intimidée par le lieu immense, la lumière crue et le carrelage blanc. Il avait l’impression que des centaines de regards étaient braqués sur sa peau translucide ; sur les touffes de poils épars qui moutonnaient sur son torse ; sur ses bras maigres ; sur son ventre creux mais mou ; sur sa pointure 47 ; sur ses os saillants ; sur son maillot de bain trop large et trop fleuri. Il hésitait, à mi-chemin entre les vestiaires et le grand bain. Il se sentait idiot. Élise lui avait raconté, au détour d’une conversation, qu’elle aimait bien aller nager le matin. Et le voilà planté dans le pédiluve plein des germes de ses futures verrues de la ville de Sersun, à plisser les yeux pour tenter d’identifier le visage des nageurs. C’était peine perdue. Il a envisagé un instant de retourner aux casiers pour récupérer ses lunettes. Cette pensée lui a fait honte. Qu’attendait-il, au juste, si Élise faisait effectivement des longueurs ? Elle avait dit qu’ils parleraient plus tard. Ça n’avait pas de sens. Elle n’avait pas son numéro. Elle ne pouvait pas le contacter. Il avait espéré qu’elle compte le retrouver ici, ou du moins qu’elle viendrait en étant disposée à le croiser, comme par hasard. Après tout, il y en avait eu beaucoup, de heureux hasards, entre eux, jusqu’ici. Au fond, parler plus tard, c’était une manière polie de le congédier. Manu trouvait déjà des phrases toutes faites qui pourraient avoir raison de sa persévérance et le faire sombrer dans une amère fatalité. On n’a pas la même vie. Ça n’aurait jamais marché. Ça n’avait même pas commencé, en réalité. Elle n’a pas les mêmes attentes. Qu’est-ce que tu attendais ? Qu’elle te tombe dans les bras ? Une fille comme elle, s’intéresser à un gars comme toi ? Laisse tomber, mec, ça vaut mieux pour toi.
A présent qu’il était là, les gouttes de la douche qu’il avait prise dégoulinant le long de son dos avec une lenteur insupportable, Manu comptait rentabiliser son lever matinal et son ticket d’entrée à trois euros cinquante. Inspirant un grand coup, il a marché le plus vite possible, à petits pas pour ne pas éveiller le soupçon des maîtres-nageurs (réflexe hérité d’années passées à se faire houspiller parce qu’il osait hâter un peu trop le pas près du bassin), jusqu’au rebords de la piscine. Il s’est agenouillé et a plongé un index craintif dans l’eau. Il a grimacé et s’est dirigé vers l’échelle. Première marche. Tout va bien. Deuxième marche. Température supportable. Troisième marche. Aïe. Il s’est accordé quelques secondes pour laisser son corps s’habituer. Quatrième marche. Impossible d’aller plus loin. L’eau lui arrivait mi-cuisses. Inspirer. Souffler. La morsure du froid lui suçait les os et hérissait ses poils. Sa peau ressemblait à un poulet malade.
- Tout va bien ?
Manu s’est tortillé en restant cramponné à l’échelle pour essayer de voir qui parlait, mais ses pieds ont glissé de la marche et sa carcasse est lourdement tombée dans l’eau. En rouvrant les yeux, désorienté et frigorifié, à la place de tomber nez à nez sur le visage d’Élise, il découvrait celui d’une nageuse inconnue.
- Oui, oui, merci.
Décidément, il n’avait pas de chance. Manu n’était jamais allé de son plein gré à la piscine, et encore moins pour faire des longueurs. Il était de ceux qui mettent plus de temps à rentrer dans l’eau qu’à y nager. Il a tenté d’imiter les autres, sur les lignes à côté de la sienne, mais son crawl était chaotique, il ne parvenait pas à synchroniser ses mouvements de bras et il n’arrêtait pas de boire la tasse. Il s’est rabattu sur la brasse, amer et frissonnant. L’activité était ennuyeuse à mourir. Il n’avançait pas. Le paysage ne bougeait pas, flou et bleuté. En plus, il avait froid. Son bonnet de bain était vraiment trop serré. Son maillot, en revanche, avait l’air de vouloir trop souvent se faire la malle.
De mouvements de brasse en mouvements de brasse, Manu se sentait de plus en plus agacé. Élise n’était pas là, ou alors elle ne l’avait pas vu, ou alors elle ne voulait pas le voir, ça revenait au même, il était ridicule, il s’agitait dans une grosse flaque pour attendre quelque chose qui ne viendrait pas, autant se sécher et rentrer aussi sec mater une petite série, ça ne lui réussissait pas de bouder, peut-être qu’il ne la recroiserait plus jamais, tout est foutu, foutu, foutu.
Il s’est arrêté net en plein milieu de sa longueur, s’est hissé à la seule force de ses bras sur le rebord de la piscine, s’est relevé et a tourné les talons.
Sous la douche, c’était le temps des j’aurais dû.
J’aurais dû la retenir.
J’aurais dû lui demander son numéro de téléphone.
J’aurais dû lui dire que je n’étais pas vraiment énervé, que je voulais la revoir.
J’aurais dû lui dire que je ne voulais pas en rester là.
Je n’aurais pas dû bouder comme un gosse de cinq ans.
Le chignon un peu humide, les sourcils contrariés, Manu a quitté la piscine municipale avec mauvaise humeur. Élise n’était nulle part, sauf dans sa tête.