Le village de Everest était une petite bourgade sans prétention de trois cents habitants, installée dans les régions reculées et montagneuses de la frontière des États-Solidaires d’Eneis. Elle se tenait à des milliers de mètres d’altitude, sur les pentes du mont Zuigao, qu’on disait être le plus haut sommet du monde. Pris dans d’infinies brumes l’hiver et survolant les nuages l’été, Everest se voyait bâti principalement avec de simples maisons en pierres, bois et pailles sèches. Comme bien d’autres de ses voisins, plusieurs fermes entouraient le village, et bien que le lieu paraissait inhospitalier avec son sol dur et sec, le Solaris permettait aux cultivateurs de faire pousser des choses comme du riz ou des légumes. Le bourg quant à lui, se composait d’une école, et de quelques boutiques tenues par des marchands, qui réalisaient davantage leur chiffre d’affaire en livrant leurs produits dans la région plutôt que les jours de marchés, faibles en mobilisation. Une taverne servait de lieu de rencontre, et restait le seul endroit où demeurait un peu d’activité, si tant est que discuter de la météo et de l’état des cultures demeurait une activité. Dans ce paysage typique de la région s’élevait un temple qui par son architecture faite de granit et de piliers blancs, jurait avec le reste des bâtiments. De par sa hauteur et sa largeur, il dominait la place centrale du village et était le lieu le plus important de Everest. Il faisait même de l’ombre à la caserne des miliciens, qui était en fait un groupe de dix anciens soldats plus occupés à gérer des querelles de voisinage sans intérêt que d’éventuelles attaques de Fléaux. Voilà ce qui caractérisait le petit patelin de Everest. Un historien passant par ici et logeant pour quelques temps à l’étage de la taverne n’en aurait pas écrit davantage sur ce lieu. Everest était un endroit perdu au milieu de nulle part, où il ne se passait jamais rien.
Alors, en cette matinée de printemps, l’éveil du Solaris d’un jeune homme qu’on jugeait d’Enfant du Vide depuis plus de cinq années était un événement à ne pas rater. Dès le lever du Soleil, alors que le Soleil de Nuit s’estompait à son rythme, la totalité du village se rendit au temple. Ils attendaient avec impatience l’arrivée de celle qui en ces lieux régnait spirituellement, celle dont tout le monde respectait la parole, celle qui détenait le pouvoir d’éveiller le Solaris des autres : la Bienveillante.
Devant la gigantesque porte en bronze, Slim patientait. Ses grands-mères l’avaient accompagné jusqu’à l’entrée, puis l’avaient laissé pour aller s’installer au premier rang. La coutume voulait que l’adolescent entre dans le temple en dernier et uniquement en compagnie de la Bienveillante. Slim, les jambes tremblantes et la transpiration inondant sa tunique, savait que son avenir allait se jouer bientôt et tentait de garder son calme du mieux possible.
Lorsqu’une main se posa délicatement sur son épaule, Slim sursauta. Il se retourna et découvrit devant lui une femme âgée. Son visage semblait se fondre dans ses multiples rides, mais une profonde bonté parvenait tout de même à s’en dégager. Ses yeux quant à eux, demeurait clos. La Bienveillante était aveugle.
–Bonjour jeune Slim Pickens. Excuse moi de t’avoir fait peur. Comment te sens-tu ?
La vieille dame saisit la main du garçon et Slim distingua autour d’elle une faible aura dessinant les contours de son corps. Il savait qu’elle avait activé son Solaris afin d’apaiser le stress du garçon. Mais rien n’y faisait, Slim ne parvenait pas à en ressentir les effets tellement il était anxieux.
–Bonjour Bienveillante. J’avoue je ne me sens pas très bien. J’ai peur.
–C’est compréhensible, mais tu vas voir tout va bien se passer. Marchons ensemble vers le lieu du rituel.
Slim se tint à ses côtés et s’engagea dans l’entrée. Il sentit la main de la Bienveillante lui attraper le bras. À peine franchit-il la porte qu’apparut une grande pièce circulaire entourée d’énormes blocs de granit taillés en escaliers, faisant office de bancs pour les spectateurs. Cet amphithéâtre immaculé formait un cercle parfait sous le plafond du temple, et seul une étroite allée permettait de se rendre en son centre. Tous les habitants s’étaient agglutinés sur les marches, tous plus pressés les uns que les autres de découvrir le dénouement de ce qui était pour eux l’événement du siècle, ou en tout cas de l’année. Devant cet attroupement, Slim fut prit d'un vertige et se tourna expressément vers la Bienveillante.
–En fait, j’ai peur que vous déclenchiez chez moi un Solaris qui ne me plaira pas. Je ne veux pas paraître ingrat, mais je ne veux devenir ni fermier, ni marchand.
–Je sais. J’ai entendu parler de ton désir de quitter Everest pour devenir un de ces héros qui parcourent le monde. Est-ce là ton rêve ?
–Oui, répondit Slim sans hésitation. Plus que tout au monde je rêve de devenir un Nova.
–Alors jeune Slim Pickens, ne te fais aucun soucis. Ma mission consiste uniquement à éveiller ta première étincelle. Cette étincelle est ton Solaris dans sa forme la plus pure qui soit. Je ne peux en rien décider de sa spécificité. Il n’en revient qu’à toi de choisir ce que tu en feras pour obtenir le pouvoir que tu désires.
Tout en se dirigeant lentement vers le centre du temple, Slim ne se rendit pas compte que tous les regards des habitants étaient portés vers lui. Il ignora complètement la présence de Nicol et ses amis, qui l’avaient tant de fois rabaissé et humilié.
–Jeune Slim Pickens, sais-tu d’où viens le Solaris ?
Slim le savait, mais il préféra laisser parler la Bienveillante. Cela le rassurait.
–Le Solaris vient de notre Soleil. Après le Grand Cataclysme, il y a de ça des centaines d’années, l’humanité apprit à manipuler l’énergie provenant de la divinité Soleil. On nomma cette énergie le Solaris. Générations après générations, l’éveil du Solaris est devenu quasiment inné, et aujourd’hui beaucoup pensent que le Solaris naît de nos entrailles, alors qu’en fin de compte, nous ne sommes que des réceptacles de l’énergie du Soleil. C’est comme si un petit Soleil existait en chacun de nous, emprunté à notre dieu ayant pris résidence au-dessus de nos têtes. Même si certains humains parviennent à spécialiser leur Solaris, la majorité d’entre nous obtiennent des capacités en lien avec leur éducation et leur personnalité. Je sais que tu es quelqu’un de fondamentalement bon jeune Slim Pickens, alors je suis persuadée que tu révéleras un Solaris qui te conviendra parfaitement.
Au centre de l’amphithéâtre, où allait se tenir le rituel, un cercle de bougie était formé, au milieu duquel Slim s’agenouilla. Slim senti le contact du granit froid sur ses genoux. Ce n’était pas désagréable. En observant le premier rang, il remarqua Frelsi et Yulia, qui lui accordèrent chacune un grand geste d’encouragement.
Aidée par ses deux jeunes disciples, la Bienveillante enfila sa robe de cérémonie, qui était ni plus ni moins qu’une robe aux nuances de bleus s’étalant jusqu’au sol.
–Tu sais jeune Slim Pickens, la maîtrise du Solaris a permis à l’humanité de devenir une grande civilisation où règne dans des régions comme la nôtre la paix et l’harmonie. Je sais que vous les jeunes, souhaitez partir à l’aventure, mais parfois, le vrai bonheur se trouve sous nos yeux depuis le début. Enlève ta tunique s’il te plaît.
Slim s’exécuta et une fois en sous-vêtement au centre de l’arène, il sentit les nombreux regards des villageois. La Bienveillante s’installa derrière lui et ausculta son corps. Elle manipula sa nuque, son crâne, ses bras, ses épaules et appuya sur certains points sensibles, où Slim crut qu’elle tentait de le chatouiller.
–Tu es plutôt sec mais tes muscles sont bien développés, conclue-t-elle après son inspection. C’est un corps endurant, utile pour travailler dans les champs.
Puis, elle posa ses paumes sur les omoplates du garçon.
–Jeune Slim Pickens, essaie de te détendre. Je me lance.
Le rituel débuta.
Le public observa la scène en silence. Slim fixait le sol sans bouger d’un seul pouce. Il pensait que le moindre mouvement empêcherait la Bienveillante de mener à bien sa mission. Il sentait les paumes de la vieille femme sur son dos, mais rien de plus qu’un contact peau à peau. Ni chaleur envahissante, ni pression particulière. Rien. Une minute passa. Puis deux. Puis trois. Et le silence demeurait roi.
Essoufflée, la Bienveillante retira ses mains et ses deux disciples s’approchèrent pour la soutenir. Les murmures de la foule reprirent et Slim constata aucun changement sur son corps.
–Ça n’a pas marché ? demanda Slim, quelque peu soucieux.
La Bienveillante attendit de retrouver son souffle avant de répondre.
–Pas sur ce premier essai. Mais… je m’y attendais.
–C’est grave ?
–Pas le moins du monde. Tu sais jeune Slim Pickens, il y a quelques vingt années de cela, un autre jeune homme a aussi eu besoin de mes mains pour l’éveiller au Solaris. Il lui a fallut deux essais avant qu’il ne jouisse de la merveilleuse capacité de faire pousser de la végétation dans cette contrée au climat rude.
Mais Slim lui, ne souhaitait pas obtenir un pouvoir aussi naze. Il ne souhaitait pas qu’on décide pour lui d’un Solaris. Il souhaitait juste qu’on éveille ses pouvoirs, et lui-même déciderait ensuite des capacités dans lesquelles il se spécialiserait.
–Jeune Slim Pickens, je me lance sur mon deuxième essai. Détends toi.
La Bienveillante posa ses mains et Slim tenta de vider son esprit. Il se disait qu’en ne pensant à rien, le Solaris de la Bienveillante investirait plus facilement son corps, afin d’en trouver les serrures à déverrouiller pour libérer toute sa puissance.
Mais cette fois-ci, à peine trente secondes passèrent que la Bienveillante relâcha son emprise. Elle paraissait épuisée et de son visage perlaient de grosses gouttes de sueur. Ses deux disciples devaient la porter pour qu’elle tienne debout. Slim jeta un oeil sur le public. Les villageois paraissaient soucieux de l’état de leur Bienveillante, et des murmures volaient dans tous les sens : « qu’est-ce qui lui arrive ? », « il va tuer la Bienveillante ? », « il lui a fait quelque chose j’en suis certain », « il est en train de lui voler son énergie », « ce gamin n’est pas net ».
Après quelques minutes de repos, la Bienveillante tenta une troisième fois l’expérience. C’était inédit. Jamais dans l’histoire de la région, voire du pays, on avait entendu parlé de trois essais pour parvenir à déclencher un Solaris.
–Cette fois-ci, mes deux disciples m’accompagneront. Nous allons y mettre toute notre puissance.
Les six mains recouvraient entièrement le dos de Slim, mais dès le début Slim se rendit à l’évidence qu’il ne ressentait rien. Ni chaleur, ni Solaris, ni éveil intérieur.
À peine quelques secondes passèrent que la Bienveillante bascula en arrière. Son visage changea comme le jour et la nuit. Sur son regard blanc absent de toute pupille se lisait une peur intense, comme si elle venait de se réveiller du plus terrible des cauchemars. Elle tremblait de tout son corps, les deux disciples accourant à ses côtés. Elle pointa du doigt Slim.
–Son Solaris… Il est impossible d’éveiller son Solaris… son étincelle est morte… cet enfant… est un Enfant du Vide !
Les mots maudits avaient été lâchés. La stupeur envahit la foule. Très vite, la folie prit le dessus. Les plus proches de l’entrée se glissèrent vers la sortie, de peur d’être contaminés par le garçon.
–Enferme-le au sous-sol ! cria la Bienveillante.
Les plus courageux restèrent et se mirent à insulter l’adolescent, lançant ce qu’ils trouvaient dans sa direction.
–Sale démon !
–On ne veut pas de toi !
–Casse-toi de là !
–Tu n’aurais jamais dû venir au monde !
Au centre de ce chaos, Slim restait immobile, abattu par les mots de la Bienveillante. C’était comme si une montagne venait de lui tomber dessus. Il ne réagit pas lorsqu’on l’attrapa pour l’emmener. Il ne réagit pas lorsque ses deux grands-mères tentèrent sans succès de s’interposer. Plus rien n’avait de sens. Plus rien n’avait d’importance. Il était un Enfant du Vide.