VII - Naumachie.

Par Quine

- VII -

Naumachie.

Beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts de l'attente d'Arsène. Elle s'impatientait d'assister à l'audition. Un nœud s'était formé au creux de son ventre et les éclats de rire n'y changeait rien. Elle ressentait le drôle de sentiment de tourner en rond dans une petite pièce vide, souhaitant toujours que les murs se poussent et qu'ils laissent apparaître ce qui faisait battre si vite son cœur.

°

Arsène entendait le sifflement des scies sur le bois et sentait l'odeur du bois fraîchement coupé. L'odeur de sciure. Les gars parlaient entre eux, dans un bourdonnement qui s'ajoutait aux bruits de l'atelier. La jeune fille n'était pas censée être ici. Ses bottines usées laissaient la trace de ses pas sur le sol en béton recouvert de sciure.

Peu après elle se surprit en train de marcher sur un chemin de planches de bois empilées. La structure s'élevait en rond, en une forme de ressort. Arsène n'avait pas su dire si la tête lui tournait ou si ce monticule tanguait. Le bois craquait sous ses pas, et à plusieurs reprises, elle manqua de tomber. Il fallu se rattraper du mieux que possible. Arsène en écopa quelques échardes.

Bientôt, elle eut le sentiment que ses jambes n'avançaient plus, que tout était devenu mou et lourd. Elle mit du temps à réaliser que de la colonne en planches de bois n'existait plus et qu'elle avait plongé dans un immense pot de peinture. L'odeur de l'acrylique lui piquait le nez, lui brûlait les yeux et elle ne savait pas comment sortir de ce maudit bordel. Un coup d’œil autour d'elle lui permit d'apprendre que d'autres pots se trouvaient ici.

Pourtant, un élément étrange attira son attention ; il lui sembla qu'on pouvait voir au travers des pots. Ce qu'Arsène découvrit ne lui plut pas du tout et un frisson de panique parcourut sa peau. Des poissons aux écailles luisantes tournaient en rond dans l'épais liquide. Elle n'avait que rarement ouvert de livres sur la faune marine et elle le regretta amèrement. Il est si facile d'avoir peur quand on ne connaît pas.

Elle essaya tant bien que mal d'agripper de ses doigts enduits de liquide le haut du pot pour s'y hisser, mais rien à faire. Une tentative faillit s'avérer fructueuse, mais la peinture fit déraper son espoir et ses mains alors qu'elle avaient trouvé une petite aspérité.

Arsène s'enfonça alors encore un petit plus vers le fond du pot. Son visage était désormais tout barbouillé et ce n'était vraiment pas amusant. Elle voulait sortir, plus que tout, se pencher à sa fenêtre et profiter de l'air frais. Suffocation.

Elle sentit alors quelque chose remuer sous ses pieds. Un quelque chose qui semblait avoir beaucoup de force. En tout cas assez de force pour la tirer par les pieds. Elle eut tout juste le temps de retenir sa respiration.

°

Arsène se sentit glisser de son lit. Jaffe lui lâcha les pieds, et voyant que son amie se réveillait, elle lui rappela ce qui animait la matinée.

« -Bordel Arsène, qu'est-ce que tu fous ! T'es super en retard là ! Faut que tu te bouges si tu ne veux pas louper ton audition, ce serait vraiment con de louper ça si près du but ! »

L'endormie reçut comme une décharge d'énergie. Le recrutement. L'audition. Elle jeta un coup d’œil au réveil ; 8h02. Elle avait exactement vingt-huit minutes pour se préparer et être au lieu de rendez-vous. Il n'était vraiment plus question qu'elle traîne.

Ce déferlement la fit se lever d'un bond. Elle enlaça rapidement Jaffe en la remerciant d'avoir été là pour la réveiller, que sans elle, elle aurait continué ce terrible rêve de pots de peinture pendant un bon moment. Jaffe, qui, d'abord dubitative et abasourdie par ce soudain changement d'attitude, haussa les épaules et entreprit de faire le lit avec une lenteur appliquée, dans le plus grand calme.

Comme une furie, Arsène faisait sa toilette, passait ses vêtements, puis mangea la pêche que Jaffe lui avait apportée sans cesser de penser un seul instant à Antigone. Le fruit lui apporta un vague sentiment de plénitude. Elle espérait tant que cette pièce l'aiderait. Avec tout l'amour qu'elle lui avait donné, cette aide était amplement redevable ! Dans un geste vif elle balança le noyau par la fenêtre, s'essuya les mains, expira.

Une fois prête elle s'arrêta net au beau milieu de sa chambre, se tourna mécaniquement vers Jaffe.

« -Je suis bien, là ?

Son amie ne put s'empêcher d'exploser de rire.

-Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Ça ne va pas du tout ?

-Non non c'est pas ça, c'est juste que c'est vraiment drôle comme scène. Surtout que tu n'as jamais dû me poser cette question depuis qu'on se connaît !

-J'ai tellement l'impression que je vais jouer ma vie. »

Jaffe se leva vers elle, passa ses bras autour de son cou.

« -Ce que tu vas faire, c'est jouer, c'est tout. Tu vas jouer comme tu le fais toujours, avec tout ton cœur, avec ton être tout entier. Et tu vas jouer merveilleusement bien. »

Arsène lui adressa un sourire reconnaissant et se réfugia un peu plus dans ses bras.

« -Allez petit engrenage rouillé, reprit Jaffe, on y va, je t'accompagne ! »

Leurs pas résonnèrent dans le couloir menant à la salle de spectacle.

°

Elles entrèrent par les portes latérales, et quand Arsène les poussa, elle retint machinalement son souffle. Crispée, elle avançait doucement. Il y avait quelques personnes aux premiers rangs, des silhouettes inconnues. Certains visages qui ne l'étaient pas moins se tournèrent furtivement vers elle. Elle aperçut aussi le directeur, appuyé contre un siège de la première rangée, griffonnant rapidement des notes sur un carnet. Quelques mots sortirent de sa bouche et s'adressèrent à une personne sur scène qui disparut peu de temps après.

Tout en essayant de faire aussi peu de bruit que possible, Jaffe et Arsène prirent place. Le comédien suivant qui se levait au même moment, semblait réfléchir à toute allure et ses lèvres remuaient spasmodiquement. Révision de texte ou paroles encourageantes ?

Il se dirigea vers la scène mais revint aussi tôt sur ses pas. Brusquement, il retira sa veste et la posa à sa place avant de se rediriger là où il devrait paraître.

Arsène était impatiente de le voir à l’œuvre. Elle était impatiente de se délecter des mots et du jeu.

Une fois sur scène, ce jeune homme pourtant si gauche était transformé. En l'espace de quelques secondes seulement, il avait gagné en prestance, droiture et s'était armé d'un regard franc. Il commença. Le monologue de Créon lui seyait à ravir, il l'interprétait fabuleusement bien. Il l'incarnait supérieur, dédaigneux, méprisant. Mais les occasionnels flétrissements de sa voix, les brisures dans son discours le rendaient humain, et que c'était beau !

Arsène s'était, sans s'en rendre compte, avancée sur son fauteuil, les coudes appuyés sur celui de devant comme pour tendre un peu plus son visage vers cette beauté. Comme si elle voulait le colorier, l'imprégner, l'illuminer de la scène. Naviguer entre les mots du comédien.

Quand il se tut, on pensa que tout était passé bien trop vite. Le comédien redescendit de scène et récupéra au passage toute sa maladresse. Arsène lui adressa un sourire bienveillant et reconnaissant.

Le directeur se tourna vers Arsène, l'air de dire « C'est à toi ». Enfin. Déjà. Elle avait si peur. Elle se leva, se sentant comme une enfant fébrile prise au milieu d'un terrible vent d'hiver. Si fragile ! Mais elle l'avait espéré ce moment. Elle l'avait rêvé, fantasmé jusqu'à imaginer tous les soubresauts du réel. Or, c'était maintenant que cela se passait. Maintenant.

Arsène se tourna vers son amie comme pour y cueillir un peu de soutien, et elle en eut un bouquet. Elle dû se faire violence pour ne pas défaillir bêtement sur le parquet ciré. Foutue peur dont elle sentait la saveur collée à sa langue.

Il lui avait été attribué le rôle d'Antigone dans sa confrontation avec Créon. De toute évidence, la personne qui débarqua avec force charisme allait jouer le roi. Elle accorda à Rhòs un signe de tête et un petit sourire crispé. Même elle ne savait pas déterminer s'il était amical ou juste courtois.

« Quel étrange sentiment de n'être pas là pour installer des décors. » pensa Arsène.

Elle jeta un regard au directeur qui lui sourit amicalement et lui fit signe de commencer quand elle voulait. Ses yeux se détournèrent ensuite vers Rhòs. Se prendre un mur en pleine face aurait été du même effet. Quelques respirations. Arsène vibrait de passion.

CREON – Rhòs : Te tairas-tu, enfin ?

ANTIGONE – Arsène : Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

CREON – Rhòs : Le tien et le mien, oui, imbécile !

ANTIGONE – Arsène : Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur. Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, - et que ce soit entier - ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite – ou mourir.

CREON – Rhòs : Allez, commence, commence, comme ton père !

ANTIGONE – Arsène : Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre chez espoir, votre sale espoir !

CREON – Rhòs : Tais-toi ! Si tu te voyais criant ces mors, tu es laide.

ANTIGONE – Arsène : Oui je suis laide ! C'est ignoble n'est-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n''est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que rien, plus rien, ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir ! Ah ! Vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de l’œil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers.

CREON – Rhòs : Je t'ordonne de te taire maintenant, tu entends ?

ANTIGONE – Arsène : Tu m'ordonnes cuisiner ? Tu crois que tu peux m'ordonner quelque chose ?

CREON – Rhòs : L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre ? On va t'entendre !

ANTIGONE – Arsène : Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre !

CREON – Rhòs, qui essaie de lui fermer la bouche de force : Vas-tu te taire, enfin, bon Dieu ?

ANTIGONE – Arsène : Allons vite cuisiner ! Appelle tes gardes !

Cet instant avait été une faille dans le temps où tout avait cessé d'exister. Elle descendit de scène, les jambes tremblantes, les mains moites et le souffle court. Le comédien précédent lui accorda un sourire amical et qui, peut-être, la félicitait. Arsène s'empressa de rejoindre Jaffe, qui se leva de son fauteuil et l'enlaça, le regard brillant.

Arsène savoura encore les dernières secondes de cet instant et avala sa salive pour gommer le goût amer de l'anxiété retombée.

 

 

 

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Fannie
Posté le 27/10/2017
Coucou Quinou,
Ces derniers temps, j’ai nettement ralenti avec mes commentaires, mais je suis toujours là et je vais aller jusqu’au bout.
Au début, j’ai cru que cette scène était réelle ; ce n’est que lorsque la pile de planches a disparu que je me suis rendu compte qu’on était dans un des cauchemars désormais légendaires d’Arsène. Pour le moment, je n’arrive pas à deviner ce que peuvent bien signifier ces pots de peinture avec des poissons, mais cette impression de patauger dans ce liquide épais doit être éprouvante. Malgré tout, je trouve qu’Arsène fait bien peu de cas de ses cauchemars. Normalement, il me semble qu’ils devraient la hanter pendant un moment, même si elle n’en parle à personne.
C’est curieux que ce soit Rhòs qui joue le rôle du roi à l’audition plutôt qu’un homme. Mais je pense que ça a une signification particulière dans l’histoire. Cette manière qu’elle a d’être indéchiffrable est un peu étrange et j’imagine que ça ne présage rien de bon. Peut-être est-elle en train d’observer Arsène pour voir si elle réussit ou si elle se plante, de jauger la concurrence ? Si Arsène se plante, elle sera gentille et si elle réussit, attention ! (Enfin, j’imagine…)<br /> Je me demande si le rêve d’Arsène de devenir actrice, ou du moins d’avoir une chance de postuler, ne vient pas un peu trop rapidement. En fait, ça dépend quel est le thème principal de ton histoire, ce que je ne saurai que lorsque j’aurai une vue d’ensemble.
Coquilles et remarques :
Elle s'impatientait d'assister à l'audition [n’est-ce pas plutôt de participer ? ou les deux, j’imagine ; elle se réjouit autant de voir les autres que de se présenter.]
Elle ressentait le drôle de sentiment de tourner en rond [Je propose « elle éprouvait le drôle de sentiment ».]
et les éclats de rire n'y changeait rien [changeaient]
Arsène entendait le sifflement des scies sur le bois et sentait l'odeur du bois fraîchement coupé [« des scies sur les planches » pour éviter la répétition de « bois » ? / il y a aussi deux fois « sciure » dans le même paragraphe)]
Arsène n'avait pas su dire si la tête lui tournait [n’aurait pas su dire]
Il fallu se rattraper du mieux que possible [Il fallut / Tournure : « Il fallut se rattraper le mieux possible » ou « Il lui fallut se rattraper du mieux qu’elle put » ]
Arsène en écopa quelques échardes [en écopa de]
Elle mit du temps à réaliser que de la colonne en planches de bois n'existait plus [« à se rendre compte » ou « à s’apercevoir » ; dans cette acception, « réaliser » est un anglicisme à éviter]
elle ne savait pas comment sortir de ce maudit bordel [Je propose : « de ce maudit pétrin » ou, si tu veux vraiment être vulgaire, « de ce fichu merdier » ; « bordel » est un synonyme de bazar, désordre, alors que « merdier » est un synonyme de pétrin, panade, mouise. Eh oui, les nuances sont importantes dans le langage vulgaire aussi. ;-)]
Elle n'avait que rarement ouvert de livres [des livres]
et ses mains alors qu'elle avaient trouvé une petite aspérité [qu’elles / je propose : « ses mains qui avaient trouvé »]
Suffocation. [Je propose : « Elle suffoquait. »]
Arsène s'enfonça alors / Elle sentit alors quelque chose [Je propose : « Soudain, elle sentit »]
Arsène s'enfonça alors encore un petit plus vers le fond du pot [un petit peu plus / Je trouve que « s'enfonça alors encore un petit peu plus » sonne mal, d’abord à cause du hiatus et ensuite, c’est un peu lourd ; je propose : « C’est alors qu’Arsène s’enfonça encore un peu plus ».]
Ce déferlement la fit se lever d'un bond [Il vaudrait mieux préciser : ce déferlement de pensées, d’idées, de réminiscences, d’impératifs ?]
Jaffe, qui, d'abord dubitative et abasourdie [Il faudrait enlever la virgule après « Jaffe ».]
Comme une furie, Arsène faisait sa toilette, passait ses vêtements, puis mangea la pêche [fit / passa, (mangea) ; il faut employer le passé simple pour ces trois actions successives]
Une fois prête elle s'arrêta net [Il faudrait ajouter une virgule après « prête »]
Le fruit lui apporta un vague sentiment de plénitude [Je dirais « de satiété » plutôt que « de plénitude ».]
Avec tout l'amour qu'elle lui avait donné, cette aide était amplement redevable ! [Cette aide lui était due ; elle ne saurait lui être redevable. Je propose « méritée ».]
Dans un geste vif elle balança le noyau par la fenêtre, s'essuya les mains, expira.[Il faudrait ajouter une virgule après « vif » / je propose « lança » plutôt que « balança ».]
-Allez petit engrenage rouillé [Il faudrait ajouter une virgule après : « Allez »]
Le comédien suivant qui se levait au même moment, semblait réfléchir [Il faudrait mettre « qui se levait au même moment » entre deux virgules.]
mais revint aussi tôt sur ses pas [aussitôt]
il avait gagné en prestance, droiture et s'était armé d'un regard franc [en droiture]
Il l'incarnait supérieur, dédaigneux, méprisant. [Il faudrait ajouter une virgule après « incarnait ». J’aime bien cette suite de trois adjectifs.]
Mais elle l'avait espéré ce moment [Il faudrait ajouter une virgule après « espéré ».]
Elle dû se faire violence pour ne pas défaillir [Elle dut ; passé simple]
Foutue peur dont elle sentait la saveur collée à sa langue. [Je trouve qu’ici, « Foutue » tombe comme un cheveu sur la soupe (ça jure avec le style ambiant) ; je propose : maudite, éventuellement satanée, voire fichue, qui est moins vulgaire / « la saveur » ? veux-tu dire qu’elle apprécie cette peur ?]
Le comédien précédent lui accorda un sourire amical et qui, peut-être, la félicitait. [J’enlèverais le « et ».]
Dans l’extrait de théâtre :
Si tu te voyais criant ces mors [mots]
votre chez espoir, votre sale espoir ! [cher]
Tu m'ordonnes cuisiner ? [de cuisiner]
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