VIII. Samedi matin - Deux heures plus tard

Par _julie_

Manu regardait la devanture de Jean-Côme Beauty. Les prix étaient indiqués sur la vitrine en grosses lettres rouges. C’était un peu cher. Tant pis, il était urgent de faire quelque chose avec ses cheveux. Lorsqu’il était rentré chez lui après l’échec cuisant de la piscine municipale, il s’était contorsionné devant la glace pour reluquer son chignon fatigué et imbibé de chlore. Il avait alors eu une révélation. Il fallait changer de tête. Ses cheveux était secs, cassés et emmêlés. Leur couleur était indéfinissable ; ils étaient devenus ternes, sans éclat, entre le blond, le châtain, le gris. Des années qu’il n’avait pas pris la peine de s’en occuper. Il y avait toujours mieux à faire, ou plus exactement, il trouvait toujours un prétexte pour échapper aux mains pas toujours expertes des coiffeurs et à leurs lubies étranges. Manu les trouvait presque aussi effrayants que les dentistes. On ne savait jamais ce qu’ils avaient derrière la tête lorsqu’ils brandissaient leurs ciseaux argentés. Mais cette fois, c’était différent. Manu avait décidé de mettre sa longue matinée à profit pour faire le ménage dans sa vie. Et cela commençait par un grand projet capillaire. Point de départ d’une série de nouveautés. Il voulait être un nouvel homme. L’échec avec Élise avait agi comme un catalyseur. Au contact de cette femme, et de leurs différences, il avait pris du recul sur sa propre situation. Jusqu’à présent, il était resté passif face aux événements qui le ballottaient à droite ou à gauche. Il était conciliant. Il se laissait faire et réalisait toujours après coup ce qu’il avait vécu. En ce samedi matin, il s’était promis de créer lui-même le courant du fleuve tranquille qu’était sa vie. Il créerait des rapides, il placerait des rochers qu’il éviterait, il voulait des montagnes russes, des torrents d’eau glacée, des cascades d’émotions et des sources d’eau chaude naturelles. Voilà à quoi il pensait, front en l’air et lunettes sur le bout du nez, quand une coiffeuse lui a fait signe derrière la vitre pour l’inviter à entrer. Manu s’est courbé pour passer la porte et a jeté un coup d’œil à la boutique. Le carrelage était jonché de touffes de toutes les couleurs, mélange des cheveux des clients et des poils du vieux golden retriever appartenant au propriétaire. Celui-ci, véritable pacha, allait renifler les nouveaux venus osant investir son territoire, et repartait s’étaler en plein milieu de l’allée, où les vieilles dames venaient le cajoler entre deux teintures.

- Vous avez pris rendez-vous, monsieur ?

Une femme aux cheveux roux et raides, le front barré d’une frange rectiligne, le fixait de ses yeux de grosse mouche derrière des verres de lunettes épais comme des pare-brise.

- Ah, euh…non…

- Alors vous allez devoir attendre, il y a beaucoup, beaucoup de monde, vous savez, la prochaine fois pensez à réserver…

- Euh, oui… J’y penserai.

- Vous pouvez patienter ici, lui a lancé la femme aux yeux de mouche en lui indiquant une chaise dans un coin.

Manu s’est assis sans un mot, regrettant déjà d’être là. Quelque chose lui disait qu’il allait encore perdre son temps, ce matin. La chaise était inconfortable. Le postérieur osseux de Manu était déjà douloureux. Les journaux qui jonchaient la table basse étaient pour la plupart des magazines féminins datant de plusieurs années. Les pages mots croisés étaient déjà à moitié remplies. De toute façon, il n’avait pas de stylo. Manu a posé instinctivement la main sur sa poche arrière droite, puis s’est ravisé. Il n’avait pas besoin de son téléphone portable. Il n’y avait rien d’intéressant à faire dessus. Ce n’était qu’un réflexe détestable qu’il avait développé au fil des années. Comme si à présent l’ennui était insupportable. Ce n’était même pas ça. Il aimait s’ennuyer. Il rêvait. Il pensait. Il réfléchissait. Il observait. Il se sentait vivre. C’était souvent dans ces moments-là qu’il avait de bonnes idées, et qu’il puisait l’inspiration dont il avait besoin pour écrire des chansons, lorsqu’il était alors un adolescent boutonneux, timide et idéaliste. L’ennui, c’était un appel d’air, un second souffle. Mais depuis qu’il ne sortait jamais sans son petit écran couteau-suisse, qui faisait office de téléphone, de lecteur MP3, d’appareil photo, de chronomètre, de montre, de réveil, de papier et de boîte à lettre, ainsi que de mille autres choses encore, tout était différent. Il avait pris l’ennui en grippe. Il le redoutait. L’ennui, pour lui, était devenu synonyme de paresse, d’inutilité, de perte de temps, d’oisiveté, bref, de non-productivité. Ça ne l’empêchait pas de continuer à s’ennuyer de temps à autre. Il prévoyait toujours un peu d’ennui dans son emploi du temps. C’était nécessaire à son équilibre. La seule différence, c’était cette pointe de culpabilité qui le picotait et troublait ses très sérieuses séances d’ennui. Ça l’empêchait de lâcher prise. Il se surprenait alors à regarder l’heure pour vérifier qu’il n’avait pas perdu trop de temps avec ses rêveries. Autrefois, il mettait un point d’honneur à oublier toute urgence, tout délai, à perdre la notion du temps, et à refaire surface uniquement quand il avait atteint ce sentiment de plénitude et d’absolue tranquillité.

Les minutes s’étiraient et Manu avait de plus en plus mal aux fesses. A force de se tortiller sur sa chaise, il s’est décidé à se lever pour se dégourdir les jambes et faire quelques pas, de long en large. De là, il pouvait voir les clients – majoritairement des clientes – se faire lisser, boucler, couper, raser, teindre ou désépaissir les cheveux.

Tandis que ses yeux erraient entre les sèche-cheveux, les bouteilles de shampooings et les tignasses multicolores, une silhouette est passée en coup de vent et a claqué la porte du salon de coiffure avant de disparaître dans la rue. Cette démarche de métro, cette énergie, ce parfum ne pouvaient être que d’une seule personne.

« Élise », a soufflé Manu.

Oubliant son chignon à l’agonie, il a suivi l’élan qui le poussait à sortir de la boutique et à courir la rattraper.

- Élise, Élise, attendez-moi !

La silhouette a encore accéléré.

- Élise, s’il vous plaît !

Élise a pilé, le corps tendu, en alerte, avant de pivoter.

- Désolée, mais ce n’est pas le moment.

C’est seulement à ce moment-là que Manu a remarqué ses cheveux anormalement frisés. Lentement, son doigt s’est levé pour désigner la grosse boule châtain qui trônait sur sa tête.

- Qu’est-ce que…

- Je vous interdis de vous moquer !

Les yeux d’Élise étaient brillants de larmes et de colère. Manu a tenté d’avaler le gros rire qui montait en lui.

- Hem, eh bien, c’est… c’est…

- C’est affreux, oui, je sais !

- Mais non, pas du tout…

- Ne vous sentez pas obligé de mentir. La coiffeuse a complètement raté. C’est une catastrophe.

Élise le fixait d’un air incrédule et désespéré.

- Je vous jure, c’est sincère, je… je trouve ça original, voilà, original, a-t-il balbutié sans se retenir de pouffer.

A ces mots, elle a repris sa marche-course de métro, pressée et irritée, en serrant son sac à main contre elle.

- Ne partez pas comme ça ! Je voudrais vous parler…

- Non, ce n’est pas possible, pas aujourd’hui…

- Pourquoi pas ?

- Je ne peux pas rester dehors avec cette tête de… de… de mouton, je dois attendre que ça défrise.

- Allons à l’intérieur, alors !

- Non, vraiment, j’ai trop honte.

- Mais…

- Laissez tomber, Manu.

- Je…

- A plus tard.

- Je ne peux pas avoir au moins votre numéro ?

Élise a sorti nerveusement un stylo et un post-it de son sac, a griffonné quelques mots sur le bout de papier et l’a tendu à Manu.

- Tenez.

- A bientôt, alors ?

Élise a eu un sourire énigmatique et s’est évanouie dans l’artère bondée, au milieu des passants anonymes.

 

Manu a soupiré. Cette femme était étrangement polysémique.

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