Chancelante, la princesse parvint tout de même à se lever et son regard tomba sur la forme inanimée du jeune homme qui avait tenté de s’opposer à Gustave. Elle hésita à s’accroupir près de lui, vérifier que l’air s’échappait toujours de ses lèvres. Mais elle ne voulait pas voir le visage suppliant, même inconscient, même s’il suppliait pour elle.
Elle voulait partir.
Et oublier.
Pauvre sotte.
Jamais tu n’oublieras.
Elle tressaillit, puis elle secoua la tête et traversa la clairière d’un pas franc.
Elle souhaita ramasser d'autres fruits pour les emporter avec elle mais l'arbre qui était auparavant couvert de baies rouges comme le sang avait été réduit en cendres.
Et avec lui, son repas.
Elle s'engagea dans un sentier, qu’elle suivit pendant plusieurs heures avant d’arriver dans une autre clairière. Elle balaya la clairière des yeux et vit une mare rouge écarlate au pied d'un arbre. Elle tourna la tête du côté opposé pour y découvrir un spectacle sinistre.
Un arbre en cendres.
Elle comprit qu'elle avait malencontreusement rebroussé chemin. Elle prit alors un chemin différent du précédent, par précaution. Celui-ci était fait de terre et longeait une rivière, translucide et gazouillante de vie, pour aboutir, lui aussi, sur un écrin de verdure exposé au soleil au creux des bosquets.
Lorsqu'elle leva les yeux, elle reconnut avec surprise un tronc noir identique à celui qui avait été la proie des flammes quelques heures plus tôt.
Pourtant, il était intact.
Comme s’il s’était régénéré.
Ses feuilles étaient grandes et lisses, d’un vert émeraude, et des baies rouges poussaient ici et là sur des branches longues, larges et solides, d’un marron profond et chaud. La princesse n'en crut pas ses yeux, elle s'approcha de l'arbre miraculeux et goûta un fruit comme pour être sûre qu'elle ne rêvait pas.
Il était succulent ; frais et juteux.
Elle en ramassa une dizaine qu'elle rangea dans son petit sac, puis elle reprit la route, un sourire éclatant éclairant son visage. Elle se dirigea vers un troisième sentier, qu’elle foula pendant presque une heure, se faufilant difficilement entre les ronces et les buissons épineux. Pour enfin se retrouver à nouveau au milieu de la clairière. Elle leva les yeux, sûre de trouver l'arbre couvert de fruits rouges, mais à sa place se tenait une femme.
Grande, droite et fine. Trop fine.
Un long manteau noir couvrait son corps des pieds jusqu'à la tête. Elle avait cette allure imposante et majestueuse qui inspirait autant l’envie que la crainte. Une large capuche cachait son visage, ne laissant apparaître que ses lèvres closes et son menton fin. Juliette ne pouvait voir son expression, mais le bas de son visage était tendu, comme étiré par un fil d’acier. Un col évasé protégeait son cou, le vêtement était dessiné de telle sorte qu'il annihilait toutes les formes, courbes et rectilignes, de la mystérieuse femme. Le tissu resserré au niveau de la taille par un fin cordon argenté, les manches longues et larges partant des épaules et dissimulant entièrement ses mains, lui offraient une apparence à la fois fascinante et terrifiante. Le bas de l'interminable manteau allait en s'élargissant tant et si bien qu'il s’étalait tout autour de ses pieds invisibles tel un lac gelé.
Courbe, caresse, cajole.
Femme.
Juliette hésita devant cette apparence austère et inquiétante, mais elle écouta cette voix perchée en haut de son esprit qui lui soufflait de courir vers cette femme, à ses risques et périls. Cette voix qu’elle connaissait, qu’elle attendait.
Elle finit donc par céder au désespoir et se précipita en avant :
— Oh, pour la bonté de Thelma ! Madame, je vous en supplie ! s'écria la princesse, désemparée. Aidez-moi. Je viens de rencontrer des hommes très étranges, ils voulaient que je les accompagne je-ne-sais-où. J’ai refusé, mais ils n’écoutaient pas, je crois qu’ils ne m’entendaient pas, ne me voyaient pas, ou…
À bout de souffle, elle prit une longue inspiration saccadée.
— Un garçon est inconscient, quelque part dans la forêt. Et les autres… Ils se sont faits dévorer par… Oh, c’était une énorme bête ! Avec des yeux… bizarres. Cela fait des jours et des nuits que je marche sans interruption, je ne sais où aller. J'ai fui mon foyer et je ne peux y retourner, mes parents veulent me marier. La cérémonie aura lieu dans quelques mois, et je ne veux pas me marier… Non. Je ne peux pas me marier. Je ne sais pas ce que c’est, le mariage. Ce que cela veut dire. Et je voulais… Je voulais apprendre, comprendre tant d’autres choses avant de…
Ses mots devinrent éclats de verre brisé.
— Aidez-moi, je vous en prie.
Les lèvres de la femme étaient peintes d’un violet sombre. Elles s’ouvrirent lentement pour laisser échapper une voix grave dénuée du moindre sentiment.
Familière.
— Je sais.
Elle lâcha le mot comme une évidence, vulgaire et insignifiante.
— Comment…? Que dites-vous ? Vous savez ? Mais comment est-ce possible ? l'interrogea la jeune fille, ahurie.
— Là n'est pas la question. Je le sais, c'est tout. Mais malheureusement, je ne peux vous aider. Je ne connais aucun endroit où vous puissiez vous cacher. De plus, cette forêt regorge de dangers : des plantes venimeuses, des animaux dangereux, des chasseurs fous, et que sais-je encore… Je vous conseillerai de la quitter sans plus tarder. De l’autre côté, au Nord, vous trouverez le Royaume d’Indeya, sa reine vous offrira l’asile, j’en suis certaine. Quant à moi, je ne peux hélas rien faire pour vous, mademoiselle. Qui plus est, je ne crois en aucun cas au pouvoir et aux vertus de vos dieux. Si j’étais vous, j’arrêterai de faire appel à eux sans réfléchir.
L’immense silhouette s’anima des pieds à la tête lorsque la femme tourna les talons.
— Adieu.
La détresse se déversa dans tout le corps de Juliette, tourbillonna jusque dans son cerveau, lui offrant une sensation de légèreté et de toute puissance. Comme si plus rien ne pouvait la blesser.
Elle brisa les dernières barrières de sa prudence, et la princesse fit encore un pas en direction de la femme. Peut-être que si elle était plus proche, assez proche pour la toucher, alors…
— Non ! S’il vous plait. Vous n'avez pas le droit de faire cela. Je vous en prie, peu importe en quelle divinité vous croyez. Peu importe où vous allez, je… Oui, je vous suivrai ! Votre demeure sera la mienne. Pour quelques nuitées tout au plus. Acceptez de m'aider, offrez-moi l’asile le temps que je trouve une solution.
Le murmure de la princesse s’éteignit dans un gémissement à peine audible, si bien qu’elle était persuadée que la femme ne l’entendrait jamais.
Pourtant, cette dernière s'arrêta dans son élan. Elle lui fit face de nouveau, ses lèvres pourpre se tordirent dans un sourire narquois.
— Vous ne me connaissez pas, mais vous seriez prête à me suivre, peu importe qui je suis ni d’où je viens ? Ma foi, j’ai bien peur que vous ayez perdu la raison, jeune fille. Et si j'étais une femme cruelle, guidée uniquement par la haine et la vengeance ? Et si je n’étais là, devant vous, maintenant, que dans le but de vous tendre un piège ? Vous tomberiez dedans la tête la première.
Juliette baissa les yeux. Quelque chose, un écho sournois et hypnotisant, somnolant au creux de la voix de cette femme lui criait de partir loin, ou de courir vers elle.
À l’opposé de ses sensations qui la clouaient au sol pendant son entrevue avec les chasseurs, ses membres n’étaient pas tétanisés. Au contraire, ils ne demandaient qu’à s’animer, à s’envoler vers cette inconnue.
Elle releva le menton.
— En effet, je ne vous connais pas. Mais je ne sais pas… Je sens que vous êtes une femme sincère ? Je ne saurais dire pourquoi. Et puis, mon instinct me dit qu’une femme cruelle n’aurait pas la présence d’esprit de m’avertir, me protéger contre sa cruauté, ce que vous venez pourtant de faire. Et pour être honnête, je n'ai pas d'autre choix que de suivre mon intuition, en vérité, ajouta-t-elle dans une petite grimace contrite. Vous êtes la quatrième personne que je rencontre depuis le début de mon voyage, et pour la première fois, je crois que mon esprit – non, mon corps – ne recule pas devant vous. Alors, Madame, s’il vous plaît…
Son étrange interlocutrice sembla se tendre instantanément. Ses épaules, ses bras se raidirent, ses jambes s’immobilisèrent.
— Je suis navrée, jeune fille, mais vous avez une terrible intuition. Sachez que je ne ressens pas l’envie de vous venir en aide. Rentrez chez vous et accomplissez votre devoir. Cela vaut mieux pour vous. Adieu, princesse.
Ses mots sonnèrent comme une sentence, lourde et impalpable.
La princesse ouvrit de grands yeux sidérés, avant de s’approcher encore, déterminée. Le vide, tous ces silences nichés au fond de cette voix caverneuse la poussaient à aller vers elle, encore une fois.
— Mais… Attendez ! Comment connaissez-vous mon prénom et mon statut ?
La femme redressa la tête, provocante.
— Si vous avez eu une éducation digne de votre rang, vous savez probablement que les roturières vivent rarement dans un palais.
La jeune femme pinça les lèvres d’agacement, puis se souvint de ses propres mots décrivant la demeure de son père. Elle soupira.
— Une jeune femme vous appelle clairement à l’aide, vous êtes le seul être à des kilomètres à la ronde, et vous lui tournez le dos délibérément ? N’avez-vous donc pas de cœur ? Que vous faut-il de plus pour écouter la misère des autres ? Je ferais tout ce que vous me demanderez, je vous le promets ! Je peux vous aider, participer à l’entretien de votre demeure, je… Ce que vous souhaitez. En échange, je vous demande simplement de m’éloigner du palais et de mon père, insista la princesse, sans flancher. Ne souhaiteriez-vous pas qu'on vous tende la main si vous étiez épuisée, sans défense, désespérément à la recherche de quelqu'un qui vous offre juste une alternative ? N’importe laquelle ?
La femme s'arrêta net et fit brusquement volte-face.
Juliette ne pouvait voir ses yeux, mais elle sentit tout le poids de son regard sur elle.
Glacial, tranchant.
Jugeant.
Puis, la voix rocailleuse retentit, comme si elle habitait son crâne et son corps tout entier.
— Très bien. Si tel est votre désir, alors qu'il en soit ainsi. Vous vivrez dans mon château avec moi. Personne ne vous retrouvera, vous y serez seule, abandonnée, mais néanmoins en sécurité. Cependant, il y a un inconvénient. Lorsque vous pénétrerez dans ma forteresse, sachez que vous n'en ressortirez probablement… jamais.
Avant que Juliette n’ait le temps de répondre, la mystérieuse femme leva les bras vers le ciel. La princesse sentit son corps se soulever, avant d'être violemment secoué, comme pris au milieu d'une puissante tornade. En moins de secondes qu'il n'en fallut pour le dire, elle se retrouva dans une pièce sombre et froide, entourée de murs de pierre humide.
Les seuls meubles étaient un lit à baldaquin, une table et une chaise en bois, une étagère remplie de vieux livres poussiéreux et une cheminée vide, en pierre également. Une petite fenêtre rectangulaire très étroite laissait entrer un faible rayon de lumière blanche et lugubre.
Tout était vieux, fragile, prêt à s'écrouler.
Comme si la vie avait abandonné le lieu il y a des siècles de cela.
— Voilà désormais où vous vivrez. Vous ne sortirez jamais de cette chambre. Tout vous sera apporté ici même. Je viendrai vous rendre visite une fois par jour. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à crier. Je serai là.
À ces mots, la magicienne saisit son manteau d'une main et l'enroula autour d'elle, des pieds jusqu’à sa tête. Son corps fut avalé par le velours, et elle disparut sous le tissu noir de sa longue robe, qui s'évanouit à son tour dans l'obscurité.
La princesse Juliette s'allongea sur le lit craquelant qui serait dorénavant le sien.
Elle sentit quelques picotements sous ses paupières, qu’elle ignora en se raclant bruyamment la gorge.
Ses impressions sur cette femme énigmatique s'était donc avérées fausses. Ses connaissances sur le genre humain et sur le monde extérieur étaient à l’évidence erronées. Plus elle y réfléchissait, plus il lui semblait que la gentillesse et la générosité, qu’elle croyait être les principes gouvernant ce monde, en étaient en réalité la rare exception.
L’univers qu'elle avait découvert à travers son périple dans les plaines arides puis dans la vaste forêt infinie n'était pas aussi beau et merveilleux que celui que ses parents lui avaient laissé voir dans les livres et les récits de son enfance.
Et à cause de cette damnée ignorance, elle venait d'échanger une prison contre une autre.
Sa prison dorée qui l'étouffait depuis toujours, contre cette prison glacée dont elle ne sortirait jamais.
Mais il y avait quelque chose de rassurant dans sa mauvaise fortune : son malheur, elle avait eu le loisir de le choisir.
Et qui sait ? Peut-être sa geôlière serait-elle plus avenante qu’un prince inconnu ?
Concernant la loup, est ce qu'il pourrait être un homme changé en loup qui finirait par tomber sous son charme *__* (simple supposition, je verrai bien par la suite)
Je reviens sur ma théorie du loup / vieillarde qui est peut être la Magicienne. Dans le doute, je suis retournée au chapitre 1 et il me seeeeemble qu'on ne parle pas des yeux de la Madame (on mentionne surtout sa bouche). Par contre, le loup aux yeux vairons est déjà mentionné (j'avais oublié ce détail ;_;). Donc... maintenant j'ai deux théories XD Soit c'est bien le même personnage et le loup est en quelque sorte une "extension" de la Magicienne qui peut soit se dédoubler, soit changer d'apparence. Soit, ce sont bien deux persos distincts mais qui oeuvrent ensemble. Dans ce cas là, on aurait la Magicienne qui fait sa life et qui aurait pu envoyer son fidèle loup surveiller la pitchounette de Princesse. Et le loup serait capable de changer de forme pour prendre celle d'un humain ? ou alors... (monologue pendant une heure sur plein de théories plus ou moins fumeuses)
(juré, j'ai vraiment réfléchis à la question du loup / vieillarde/ magicienne au moment d'aller me coucher XDD)
BON ! Concernant le chapitre actuel.
Hmmmm.... je théorise (beaucoup, c'est un fait xD) que Madame Magicienne s'inquiète du sort de Juliette. Ce qui expliquerait la présence de la vieillarde et du loup, dans les chapitres précédents. Quelque part, si elle voulait vraiment totalement "casser" son innocence, le mieux n'aurait-il pas été de la laisser seule face à la marchande et aux vilains zigotos de la forêt ?
J'ai bien aimé tout le passage où elle ne cesse de retomber sur la clairière avec l'arbre ! C'est tellement magiiique *~*
Je me demande si on va revoir le jeune homme qui a voulu l'aider. Ou en entendre parler brièvement à un moment.
Bon, elle a quitté une chambre... pour une autre chambre. Toutefois, je me dis que peut-être ça ne sera pas aussi terrible que chez son père. Si c'était pour tourner sans cesse en rond dans la forêt... au moins, là elle est à l'abri et, je pense, sincèrement en sécurité.
Merci beaucoup pour ton histoire, je prends un grand plaisir à la lire !
Sur ta théorie loup/vieillarde/magicienne, ahah ça me fait vraiment beaucoup rire de lire tes théories au fil du temps et tes arguments xD Tu soulèves vraiment des hypothèses ultra intéressantes, et je ne peux pas dire grand chose au risque de t’influencer vers l’une ou l’autre des théories, qu’elles soient vraies ou fausses, donc je ne dirai rien ! Mais en tout cas, c’est très pertinent et je pense que plus ça va aller, plus ta théorie pourra s’affiner voire trouver une réponse :P
En effet, tu as bien remarqué l’intérêt de la magicienne ! Elle a beau avoir lancé la malédiction, il semblerait qu’elle n’en ait pas rien à faire non plus... Comme tu le dis, ce serait TRES facile de briser son innocence extrêmement vite ! Or elle ne le fait pas, comme tu dis ! A voir comment ça évolue, et quelles sont ses raisons héhé
Trop contente que tu aies aimé le passage de la clairière, c’est le genre de passages qui ne servent pas à grand chose, sauf à faire rêver un peu et je suis heureuse que ça fonctionne <3
Ahah, en effet on est tenté de se dire qu’être prisonnière de la magicienne n’est pas pire qu’être prisonnière de son père, je te laisse juge de cette hypothèse par la suite ^^
Merci sincèrement pour tes commentaires adorables, sache que ça me fait TRES plaisir <3
Mes remarques :
"Grande, droite et fine, trop fine." point après le premier fine ?
"allure imposante et majestueuse qui donnait envie et faisait craindre pour sa vie." je trouve la tournure à la fois jolie et un peu étrange, surtout le "donnait envie"
"qu'il s’étalait par terre tout autour de ses pieds invisibles tel un lac gelé." couper "par terre" rend la tournure plus jolie je trouve
"Vous n’avez donc aucune pitié ? Aucune empathie ? Ou alors peut-être n'avez-vous pas de cœur ?" je mettrais seulement le n'avez-vous pas de coeur, je trouve pas la répétition hyper utile ici et comme ça on est sûr de pas rater la ref à la magicienne sans coeur (=
"La princesse Juliette s'allongea sur le lit craquelant qui sera dorénavant le sien." encore une fois, le futur me fait grimacer xD Mais tu connais déjà mon avis là-dessus^^
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour tes remarques, comme d'habitude ça m'aide beaucoup et ça me permet de corriger les p'tites maladresses au fur et à mesure ;)