C'est ça l'inspiration ! Quand Gabriel se met ainsi au piano plus rien ne l'arrête.
Uzu le croit lorsque se dernier affirme que le talent n'existe pas et que seul le travail et l'amour de ce que l'on crée porte ses fruits. Que la passion imprime un élan et une force supplémentaire et que le tout influe grandement sur le résultat. Pourtant ce qu'il voit là, est au-delà ! Le musicien est possédé et lorsqu'il se met dans cet état, une sorte de brouillard mystique envahit tout autour de lui.
Des notes folles sortent du piano et colorient l'ambiance, des feuilles emplies de poésies et de rythmes volent dans toute la chambre tel des papillons. La chaire de poule se sculpte sur les bras de ceux qui le voient et l'écoutent dès que les premiers frisons de création apparaissent.
C'est le cas, ce matin, dans leur petit appartement banlieusard. Au début Uzu n'est resté chaque fois, que simple spectateur de cette tornade féconde, puis il a avancé d'un pas, fredonnant, d'abords hésitant. Encouragé par le regard brillant et le la joie du compositeur, il a finit par réussir à pénétrer complètement de sa voix cet univers. Il reste pourtant encore parfois en retrait, n'osant pas gêner de sa présence le géni à l'œuvre.
Gabriel a l'air si coupé du monde et heureux de l'être, qu'il semble difficile de risquer de le faire redescendre sur terre pour la simple envie de participer. Ce serait égoïste.
Pour l'heure, le japonais se contente donc de l'observer, de sourire, de trembler d'émoi et de s'émerveiller de ses nouvelles découvertes sonores et de ses rimes souveraines.
Ses réflexions vont bon train et il se dit que c'est amusant comme la virtuosité apparaît de façons différentes selon les individus.
Gabriel est de ceux qui inventent de rien, créant un univers en restant pendant des heures entières, ailleurs, parti, dans leur monde...
Yann, par contre arrive à s'approprier toute composition. Sûr de lui, exempt d'erreurs, restant présent au milieu de tous, il est capable d'interagir avec les autres membres du groupe sans que l'énergie ne lui soit coupée. Il ne lâche jamais prise, ne se perdant aucunement. Rien ne le perturbe. Il est toujours à l'aise, plaçant sa musique en complément avec une facilité déconcertante. Pourtant lui aussi créé, il ne vole rien, il ajoute de la valeur. Passé entre ses doigts chaque morceau change de couleur, de volume et d'énergie ! La mélodie étant là, les textes s'articulent dans ses oreilles sans même l'impressionner. Il déplace les strophes à sa guise, les multiplies, les change.
Il avance tranquillement, ajoute sa pierre à l'édifice aussi bien que si le plan lui avait été déjà connu d'avance. Il colle des idées sur et avec celles des autres. Il interagit sur tout, même dans les parties qui ne le concerne pas vraiment. En une phrase : Il ose avec brio.
Quand Math doit pour sa part bosser dur, recommencer des centaines de fois, l'ajout de ses passages se font dans la douleur. Son travail ressemblant à un véritable labeur où l'ouvrage sans cesse remis en question se montre hésitant mais riche d'idées. Proposant ses gymniques comme on accouche enfin après un long combat. Ayant sans cesse besoin d'être accompagné, dirigé, rassuré, néanmoins sa patte influence elle aussi chaque chanson, d'une manière originale, que nul ne dénigrerait. Un ciment énergique qui lie le tout.
Steph, plus modeste mais sur le même moule que Yann, s'empare de l'œuvre et y peint des fioritures aussi facilement que l'on vernit une peinture déjà terminée, une façon de reluire l'ensemble, d'y ajouter une patine. Travaillant avec une légèreté et une certitude du bien faire qui trahit sans doute, son âge et sa pratique déjà longue de l'instrument. Il nettoie les morceaux, les mixe à sa sauce pour en tirer le meilleur, une technique consacrée à la création. Doué d'une certaine écoute, faisant des propositions sans les imposer, voilà un professionnel heureux et accompli au milieu d'artistes rêveurs.
Pour le peu de ce que Uzu a vu de Yo', ce musicien là le laisse dubitatif. En effet, doué d'une faculté d'adaptation immense et d'un très bon jeu, il n'a pourtant pas brillé par sa créativité. Yo' ne se trouve être aux yeux de Uzu qu'un simple interprète, ce qui est pour le moins étonnant à la vue de l'instrument qu'il maitrise. Il s'installe chaque fois, dans l'arène du groupe tel un invité, goûte un peu à l'énergie déjà présente, la fait facilement sienne se trouvant en terrain conquis et se contente de coller un tempo basique. Son jeu assez téléphoné, bien que sans accros manque de vie et d'insolence, ce qui pourtant apparait être des qualités ou défauts de tout musicien. Uzu en a déduit que Yo' s'exclue de lui-même de ce royaume musical qui est le leur. Il n'est présent qu'à titre d'entrainement pour des projets bien plus personnel. Bien qu'il trouve cela dommage, il a bien compris qu'aucun des autres membres n'est dupe de son manque de motivation au sein de "Ten'shi".
Uzu pour sa part a le sentiment d'accompagner la création en la racontant, de ne pas être une simple nouvelle pierre à l'édifice. Il est l'instrument humain qui aime, partage, donne de lui, communique ses sentiments et ceux des autres, tel un porte parole. Sa voix claire et un peu grasse s'élève par delà le son du groupe. Elle est devenue en quelque temps l'élément central de tout le projet. Et pour lui qui n'y connait finalement pas grand-chose à la musique au sens large, c'est un intérêt artistique qu'il trouve en sa propre personne, une véritable renaissance. Le chant offre à Uzu autant de bienfaits, qu'il lui demande d'énergie. Chaque fois qu'il chante, le japonais ressent une plénitude, une chaleur dans le cœur et une envie d'aller plus loin afin de prouver sa valeur. Son talent se partage en deux temps, d'apprenti sorcier quand il travail seul avec Yann, il devient magicien quand il entre en studio avec les autres. Sa facilité à poser une empreinte juste n'a d'égale que son envie de bien faire.
La musique n'atteint nullement le sommeil d'Hugo, plusieurs fois Uzu s'est déplacé vers la chambre d'en face pour le réaliser. Le bébé dort du sommeil du juste. L'habitude certainement, dans le ventre de sa mère, cet enfant là, devait déjà goûter à la musique de son oncle.
- C'est bon Youz' ! Il dort laisse ! Tu l'couv' ma parole une vrai mère poule !
Gabriel soulève là une nouveauté de plus en plus présente dernièrement. Une sorte d'instinct qui jusque maintenant ne s'était pas développer vient perturber le jeune Uzu depuis quelque temps. Un besoin de protéger l'enfant l'envahit chaque jour un peu plus. Le mélange entre une peur de se tromper et une envie de voir dans les yeux de ce jeune être un peu de contentement. Uzu se repasse, dans sa tête, le film de leur promenade matinal. Les balades sur le marché, seul avec l'enfant feront plus tard, sans doute, partie de ses plus beaux souvenirs. Depuis quelque temps une sorte de connexion s'installe entre lui et ce bébé, il se sent père et ça le terrifie. Le comportement des gens et les regards qui lui sont maintenant clairement adressés ainsi que certain gestes qu'il fait machinalement, se transforment en sortes de filet à la patte. En somme, il s'attache malgré lui plus fortement qu'il ne l'aurait cru possible. Développant par la même, une sorte d'orgueil à voir ces petits bras se tendre dans sa direction. Il est fier, quand les gens se penchent au dessus de la poussette.
Gabriel se moque souvent des nouvelles réactions de son compagnon, persuadé que Uzu aimait Hugo depuis le début, ce qui était bien loin d'être le cas. Le jeune goth ne comprend pas vraiment ce côté maternel qui empiète de plus en plus sur l'espace de son neveu. Il s'en amuse, à mille lieux au dessus de la réalité.
De toute façon, rien n'arrive plus clairement à inquiéter Gabriel en ce moment. Il a reçu Hugo comme un père prendrait en charge son fils, avec tous les sentiments et les devoirs que l'on se doit de ressentir à ce moment là, ils sont arrivés naturellement. Il n'en a pas été de même pour Uzu.
Le japonais n'avait d'yeux que pour Gabriel, ce qui, lorsque l'on connait un peu le personnage est déjà une petite révolution. Pas que son intérêt pour le bébé ait été feint à des fins purement utiles pour la suite de la relation, seulement il a fallu que Uzu se fasse adopter par ce petit étranger naissant, pour le faire sien à son tour. Il s'est occupé de lui, tout d'abord détaché, le regardant un peu telle une chose abstraite. Les sentiments ne naissent pas d'un coup à moins bien sûr d'un coup de foudre. Il a fallu qu'il soit charmé, qu'il prenne conscience de cette vie nourrie de sa propre protection pour enfin comprendre que cette existence se repose à présent sur lui, pour grandir et s'épanouir. Au tout début cette révélation à laissé Uzu méditatif, happé par une certaine fusion bien heureuse.
Après la déception ressentie au moment où il a avoué ses sentiments à Gabriel, a suivi cet étrange contentement prenant vite le pas sur tout le reste. Entre son couple qui se construit plus que sûrement et ce nouvel attachement, il s'est révélé ivre, dans un ravissement presque béat tout au long des dernières semaines qui viennent de passer. Malheureusement l'esprit cartésien torturé, inquiet et matérialiste du jeune asiatique, a finit par se réveiller lors d'un rhume et d'une mauvaise nuit passée seul auprès de l'enfant. Si Uzu trouve là comment nourrir de nouveau son besoin quasi obsessionnel de tout gérer, incluant à présent l'existence d'Hugo. Sa peur de faillir l'oblige, une fois de plus, à vivre dans une inquiétude un peu pénible et cela, pour lui comme pour son entourage.
Gabriel n'est pas le seul à s'apercevoir de cette nouvelle attitude. Si l'on exempte Hugo qui pour l'heure ne se rend pas encore compte de grand-chose, on peut tout de même ajouter l'assistante maternelle qui fait les frais de la tonne de recommandations inutiles et répétées et le pédiatre qui a déjà plusieurs fois remis en cause certaines de leurs visites jugées inutiles.
Un autre souci vient également déstabiliser notre japonais. Au moment où il s'estime de plus en plus parent d'Hugo, il va devoir s'éclipser. Les services sociaux ont en effet décidé de réaliser une enquête succincte sur le bon déroulement de "l'adoption" de l'enfant par son oncle.
Hugo a été « légué » en quelque sorte par Laurianne à son frère. A-t-elle eu une prémonition ? Ou était-elle tout simplement prévoyante ? La sœur de Gabriel ayant écrit un testament devant notaire, lui donnant donc la jouissance de l'appartement et lui demandant instamment dans une lettre poétique et presque prophétique de prendre soin de la vie de son futur enfant, de la même manière qu'elle avait su s'occuper de la sienne en une autre époque.
Gabriel n'a pas adopté administrativement Hugo, il n'a même pas l'âge d'en avoir le droit et même lorsqu'il l'aura, une adoption simple promet d'être longue et compliquée. Ça n'est en tout cas, pas du tout d'actualité. Pour l'heure, il se contente d'être son tuteur légal, ce qui jusque maintenant a bien arrangé les services sociaux. Pourtant la PMI se souciant tout-à-coup du devenir de cette pupille, commence à s'intéresser à leur cas, sans doute un effet de la fin des grandes vacances et du retour de tout le personnel actif.
Gabriel n'a commis pour le moment aucune erreur. Au contraire, il suit les conseils de l'infirmière du service social de l'hôpital à la lettre, ayant choisi avec sérieux son assistante maternelle. Le bébé n'étant pas reconnu par son père, aucuns grands-parents et aucunes autres familles ne sont susceptibles d'en réclamer la garde. Mais ses questions sur l'adoption future sont venues naturellement, quelques demandes, puis quelques papiers remplis et Gabriel malgré lui s'est juste, un peu, compliqué la vie.
Un couple marié est susceptible d'adopter en France, même si cela reste un parcourt du combattant assez long, en revanche, un couple homosexuel, en deux mille dix, n'étant pas marié, n'a absolument aucun droit, en tout cas ensemble.
Quand à une adoption célibataire, elle demanderait d'avoir vingt huit ans minimum et Gabriel, ne les a pas. Pour le savoir il a dû le demander et au regard du dossier, ces quelques interrogations ont commencée à titiller certains ronds de cuire.
Est-il bien sérieux de laisser un nourrisson, avec un si jeune oncle au look pour le moins en marge, au travail très prenant vu les horaires et aux penchants sexuel pas très clair ? Des notes ont été prises par une infirmière zélée. Cacher son homosexualité devant les services pas très ouvert de la PMI est donc devenu indiscutable. Mais assez mal ressenti par Uzu qui se juge plus que responsable dans toute cette histoire.
Si Gabriel n'aurait sans doute que peu réagi à un refus de lui laisser son neveu juste après la mort de sa sœur, perdre son enfant aujourd'hui lui est devenu bien évidement impensable. Contrairement à Uzu, il a la possibilité de faire valoir ses droits et de se battre. L'autre doit se contenter de rester dans l'ombre et d'espérer en silence. Il serait pourtant plus rassurant de pouvoir dire, que Hugo ne passe pas sa vie trimballé chez les assistantes maternelles et les amies de Gabriel lorsque celui-ci travaille tard.
Pour quelle raison avouer que deux êtres qui s'aiment, se soutiennent, font preuve de présence et de responsabilités devrait forcément les desservir ? Uzu ne le comprend pas. Il trouve cela injuste et ça l'est. Au lieu de ça il leur faut mentir, sur les horaires de Gabriel, sur les habitudes de vie, faire la leçon à l'assistante maternelle qui par chance est compréhensive, expliquer leur problème au pédiatre en espérant qu'il ne lâchera rien. Gabriel apprend par cœur un faux emploi du temps et va devoir recevoir seul les trois personnes de l'enquête, la peur au ventre. Uzu se doit de disparaître et trouver un endroit où se réfugier tout le temps de l'enquête et d'attendre dans la crainte.