On pouvait remarquer un soldat, qui portait un casque en fer et une côte de maille, affalé sur les palissades en bois à l’entrée du campement.
Il maudissait la pluie, la faim et la garde de nuit… pendant que le déluge s’intensifiait davantage.
— Oh bordel… pourquoi on devrait monter la garde ?
Même s’il savait que c’était leur tour, il ne pouvait s’empêcher de râler. Il faut dire qu’ils n’avaient pas de chance. Avec le froid qu’il faisait dehors et la fatigue d’après-bataille, il rêvait sûrement de bière et d’une bonne nuit de sommeil, mais il devait se contenter des engelures aux bouts des doigts et de la compagnie de son fidèle ami.
Au moins, je ne suis pas seul… pensa-t-il, avant de se rendre compte que personne ne lui avait répondu. Il interpella donc à nouveau son camarade :
— Hey ! Karl, je te parle.
Ses mots restaient encore sans réponse, il n’entendait rien, si ce n’est le martèlement incessant de la pluie sur le sol. La silhouette de son ami était toujours immobile, vide.
L’inquiétude montait.
Scrutant davantage vers la direction de son ami, il remarqua quelque chose de terrible... Même sous la faible lueur de sa lanterne, c’était évident : il dormait !
Fou de rage, il prit une poignée de boue du sol et la lança en direction de son camarade, tout en jurant.
— Sale bâtard, comment oses-tu dormir et me laisser monter la garde seul !
Recevant la boue froide en plein visage, Karl se leva en sursaut de sa chaise. D’abord déboussolé, il reprit ses esprits et chercha celui qui avait osé troubler son sommeil. Devant lui, son ancien ami.
Il avait trouvé le coupable.
— Yutre !! Sale enculé !
Criant son nom, il fonça sur lui, prêt à en découdre. Mais son adversaire ne se laissait pas faire, chargeant à son tour.
Il ne fallut pas longtemps avant que leur lutte ne les amène sur le sol boueux, échangeant quelques coups apathiques, sûrement dus à la fatigue. Puis, soudain, une voix grave résonna d’une tour de guet, légèrement surélevée par rapport à l’entrée.
— Arrêtez de vous chamailler et regardez-moi ça… il y a des personnes qui approchent.
Yutre et Karl dirigèrent aussitôt leur regard vers la voix, puis vers l’obscurité de la forêt. Au loin, une légère lueur se faisait remarquer… puis deux… puis une dizaine.
Yutre dit alors en jurant :
— Putain de merde, tu crois que c’est qui ?
Karl répliqua instantanément d’une voix tremblante :
— J’en ai aucune idée…
La peur se lisait sur leur visage, mais elle n’obscurcissait pas leur jugement. La procédure était claire. Karl accourait déjà vers la tente du général, alors que Yutre se tenait prêt à leur faire face.
Se dressant devant l’entrée, il attendit que les inconnus s’approchent. Petit à petit, se dessinait devant lui la silhouette de chevaux imposants et de soldats armés jusqu’aux dents.
Il s’avança de quelques pas, puis sortit sa réplique habituelle d’une voix hésitante :
— V… vous, là ! Halte ! C’est… c’est une zone interdite, déclinez votre identité !
Il s’attendait au pire, mais resta de marbre. Il ne pouvait pas se permettre de paraître faible devant des étrangers… ou pire, des ennemis.
Soudain, l’un des cavaliers s’avança vers lui.
Il avait une allure noble et une longue cape, qui portait l’écusson des chaînes et de l’épée. Un symbole que Yutre connaissait bien : un Velarque…
Le soldat, déstabilisé, leva à nouveau ses yeux vers le cavalier, qui le salua d’un ton assuré :
— Ohh, ne vous inquiétez pas, je veux seulement discuter avec votre général. Dites-lui que son Velarque préféré veut le voir.
Au même moment, Karl se tenait devant la tente du général. Il entra à l’intérieur, haletant, puis s’écria :
— Mon général… mon général, une troupe s’avance vers le camp, vous devez venir voir !
Néanmoins, celui-ci semblait déjà être au courant. Il avait à peine terminé sa phrase, que le général et ses adjoints, déjà debout, échangeaient des regards inquiets.
Le visage d’Heril était particulièrement sombre, couvert de sueur froide. Son regard, rempli d’appréhensions, se fixa sur l’entrée.
Puis ses craintes se confirmèrent : un homme pénétra dans la tente.
Lâchant un soupir de désolation, il ne pouvait rien faire à part regarder la personne qui se dressait maintenant devant eux. Il était de taille moyenne et doté d’une chevelure écarlate, sûrement assombrie par le déluge dehors. En fait, il ressemblait comme deux gouttes d’eau à Heril.
Néanmoins, cette ressemblance ne perturbait personne. Chacun était déjà trop préoccupé par la présence inattendue de leur invité, attendant sûrement une directive de la part du général.
Mais il ne fit rien. La tension était palpable, accentuée par le silence qui régnait. Après un instant qui parut éternel, l’individu s’avança d’un pas et un large sourire se dessina sur son visage :
— Eh bien, quel accueil particulier, cher cousin. Mais bon, je t’excuse, tu dois être troublé par mon arrivée si soudaine… Il faut dire que personne n’aurait pensé qu’on se retrouverait ici après la mort de notre regretté mona—
Un immense fracas l’interrompit.
Farse, dans un excès de rage, brisa la table en deux en criant :
— Artis ! Comment oses-tu souiller la mémoire de notre roi avec ta langue de vipère ! Sale traître !
Incapable de contrôler sa colère, il s’élança vers lui, le visage rouge de rage, dégainant son épée d’un mouvement fluide, prêt à trancher la tête du Velarque. Mais avant même que sa lame ne s’abatte, un violent coup la dévia et projeta le corps, désormais inconscient, de Farse à l’autre bout de la tente.
Tous les regards se tournèrent vers l’origine du coup.
Stupéfaits, les mains prêtes à dégainer et l’esprit en alerte, personne n’avait vu le coup venir. Mais la silhouette qui avait fait cela n’était autre que celle de Dekan, qui se tenait là, l’épée en main, fixant le Velarque avec intensité.
L’incompréhension se lisait sur le visage de ses adjoints, mais lui restait inflexible. Puis, d’un ton ferme, il déclara :
— Asseyons-nous. Ne laissons pas notre invité attendre.
Tous s’exécutèrent sans presque aucune forme d’hésitation, puis il reprit la parole :
— Je suppose que votre arrivée n’est pas une simple visite de courtoisie, alors parlez, qu’on en finisse.
Le général ne voulait pas que ça s’éternise, la présence d’un Velarque en ces temps n’était que rarement de bon augure, mais celui-ci semblait se réjouir de l’inquiétude que sa présence engendrait. Souriant toujours plus, il rétorqua :
— Voyons, quel manque d’amabilité, et dire que j’ai traversé ce déluge pour être reçu de la sorte… Ses lamentations ne touchèrent personne, ils continuaient de le regarder avec méfiance.
Remarquant cela, son ton moqueur s’effaça et son expression devint sérieuse.
— … Bon, tu dois savoir que Lagos a pris le contrôle du Nord...
Il marqua une pause, regardant le piètre état des officiers qui lui faisaient face, tandis que leurs visages tirés et leurs sièges vides trahissaient fatigue et sous-effectif, avant de poursuivre :
— ...et d’ailleurs, tu sembles avoir affronté l’un de ses alliés il y a peu, donc je vais être bref : Dekan, concluons une alliance.
Un silence de plomb s’abattit. Chacun digérait la proposition. Même Dekan, impassible jusque-là, laissa paraître une ombre de stupeur dans son regard. Il répondit d’un ton calme, mais sec :
— Une alliance, dis-tu…
Il savait que ce n’était plus qu’une question de temps avant que l’armée principale de Lagos ne déferle sur eux et les anéantisse.
Mais une alliance avec Artis était la dernière chose qu’il voulait, ce bâtard n’étant pas digne de confiance. Néanmoins, à ce stade, il devait se rendre à l’évidence : sans le soutien du Velarque, il ne restait même pas un espoir.
Tandis que Dekan s’engouffrait dans ses pensées, ce fut Milor qui prit la parole inquiet :
— Je ne comprends pas… pourquoi vouloir faire une alliance avec nous ? Vous devez le savoir, nous avons à peine assez de soldats à disposition pour se dire armée et la plupart d’entre eux sont de jeunes recrues sans aucune expérience…
Tous acquiescèrent en silence. Mais ses mots, qui faisaient trembler la plupart des personnes présentes dans la tente, logèrent un large sourire sur le visage d’Artis, qui, amusé par la situation, prit la parole d’un ton moqueur :
— Voyons, voyons, Milor… Tu crois vraiment que je suis venu ici pour quelques milliers d’incapables ? Non. Non ! Je suis venu pour vous.
Il balaya la tente du regard, lentement, et poursuivit :
— Les gens ici… sont parmi les meilleurs combattants du royaume. Vous êtes des vétérans, des stratèges, des meneurs d’hommes. Vous m’êtes bien plus utiles que n’importe quelle armée de bleusaille.
Après ces mots, Artis se leva, leur tourna le dos, et conclut :
— J’espère que tu feras le bon choix, Dekan, ou qui que tu sois…
Il resta immobile un instant, fixant Dekan du coin de l’œil, puis s’en alla.
Son départ fut rythmé par des soupirs de soulagement. L’ambiance devint moins oppressante et les expressions plus relâchées. Ce fut particulièrement le cas d’Heril, qui explosa :
— Ah… ce bâtard ! Comment ose-t-il venir ici et faire preuve d’autant d’arrogance... Il mérite de mourir ! On ne le laissera pas faire… Son regard perçant de haine s’était posé sur Dekan comme s’il attendait qu’il le soutienne, mais celui-ci restait impassible.
Milor, quant à lui, était en train de s’occuper de Farse, toujours inconscient.
Se rendant compte que personne ne prenait en compte sa colère, il serra les dents et tenta d’ignorer son ressentiment afin d’aller aider Milor.
Dekan restait silencieux. L’esprit accablé.
Rien ne l’empêchait de fuir et de vivre une vie paisible. À vrai dire cela lui serait aisé, mais il ne pouvait tout simplement pas trahir le serment qu’il avait fait à son grand-père, le défunt roi…
Celui-ci lui avait demandé sur son lit de mort de protéger le royaume ainsi que les plus faibles et… et surtout de n’en aucun cas participer à l’anéantissement de la lignée.
Il devait donc, en plus de faire la guerre, ne pas tuer les Velarques pour une raison qu’il ignorait.
Tant de contraintes…
Ses doigts tapotaient frénétiquement sur l’accoudoir du siège, alors que son regard vide fixait le sol.
Il devait penser à tant de choses. Assumer tant de responsabilités. Faire tant d’efforts… pour un dénouement certain depuis 3 ans.
Il croyait que le monde ne le tourmenterait plus après lui avoir tout pris, mais il avait tort… C’en était trop.
Se levant brusquement de son siège, il s’avança vers la sortie d’un pas ferme puis déclara :
— Nous rejoindrons Artis.
Il quitta la tente ensuite, sans un mot, pour se retrouver dehors et faire face au déluge.