XII. Regard

Notes de l’auteur : Après une petite correction, mon chapitre Miroir devient 3 chapitres : Regard, Larmes et Miroir ! Bonne lecture ;)

La cérémonie approchait à grands pas, comme le lui avait indiqué l’intendante du palais, une femme à l’air strict et nostalgique. Néanmoins, avant de rejoindre ses appartements pour être apprêtée, Juliette disposait de quelques heures, qu’elle utilisa pour déambuler dans les couloirs du palais de Crystallide. Cette forteresse était faite de larges couloirs recouverts de miroirs et de tentures noires, et si un pan de mur avait le malheur de s’en trouver dépourvu il était recouvert de tableaux représentants des nobles au regard plus hanté et perçant que les miroirs.

Lors de son escapade, des chuchotements attirèrent son attention et la forcèrent à stopper le pas. Elle s’approcha de la porte de bois noir, surmontée d’un immense miroir aux dorures sculptées. Son reflet, petite tête ronde gonflée aux cheveux hirsutes et gangrénés de nœuds, la regardait avec un ahurissement dédaigneux qu’elle ne se connaissait pas.

Les bruits de voix étouffés revinrent chatouiller ses oreilles, et elle détourna le regard de ses propres yeux hagards pour coller sa joue contre le miroir glacial. Mais à peine sa peau entra en contact avec la glace qu’elle sentit la porte céder sous son poids et s’ouvrir lentement dans un chuintement grinçant.

Elle retint son souffle, immobile.

Les murmure n’avaient pas cessé, imperturbables.

La princesse pouvait désormais glisser un oeil dans l’embrasure de la porte. Dans la fente, elle aperçut un coin de la petite pièce qui ressemblait à un cabinet. Contre un mur, un secrétaire en bois sombre sur lequel reposait un épais manuscrit ouvert. Au-dessus trônait un immense tableau aux teintes pourpre, gris et noir. Il représentait une jeune femme d’une beauté saisissante, à la peau blanche et aux yeux de charbon. De longs cheveux d’ébène s’enroulaient autour de ses épaules et disparaissaient derrière son dos droit. Ses lèvres fines étaient droites et serrées, aussi loin du sourire qu’il en était possible. Cette femme, sans nul doute une princesse, semblait assez malheureuse pour infliger une peine au moins aussi importante à quiconque croiserait un jour son regard.

Assis au secrétaire, un jeune homme aux cheveux châtains se tenait prostré, les bras croisés, le regard perdu dans le tableau. Ses épaules étaient si étroites que Juliette pensa un instant que sa tête pourrait en tomber.

— Non… Non…

Sa voix était embrouillée, encombrée de tremblements humides. Il secouait la tête, inlassablement.

— Je ne sais pas quoi faire… Mais dis-moi…

Il leva la tête, suppliant vers la peinture, comme s’il s’adressait à une divinité toute puissante.

— Toi, tu aurais fait quoi ?

Devant le silence de la peinture, le jeune homme s’affaissa, ses épaules se recroquevillant sur son dos.

— C’est pour ça que tu es partie, hein ? Parce que tu ne savais pas toi non plus…

Un long soupir déchiré s’échappa de ses lèvres.

— Tu m’as laissé le royaume entre les mains… Pfff, tu parles d’un cadeau ! Tu pensais peut-être que je m’en sortirais mieux que toi, mais…

Il se perdit dans un son dissonant, déchiqueté, que Juliette n’identifia pas tout de suite pour ce qu’il était ; un rire creux, vide comme la mort.

— Sauf que le pouvoir, c’est toi qui l’avais. Dans tes yeux, entre ses mains, sur tes lèvres…

Juliette écarquilla les yeux. C’était impossible, inimaginable, mais ses sens ne pouvaient la tromper.

Les traits de la femme du tableau s’étaient animés, ses sourcils noirs s’étaient légèrement froncés, sa bouche s’était serrée.

— C’est toi qui l’avais, la force…

Le chuchotement était à peine audible, fantomatique. Le jeune homme inclina la tête, comme si elle pesait des tonnes.

— Et si toi tu as fui…

Sa voix craquela délicatement, comme des éclats de verre brisés.

Il leva la tête pour regarder la femme du tableau une dernière fois, le poids de sa prière trop écrasant pour ses épaules frêles et étroites, ses mains crochetées l’une dans l’autre nerveusement.

— Moi… Je suis censé faire quoi ?

Son dernier soupir fut englouti par le silence de la pièce et le mutisme de la femme enfermée dans la peinture, et le garçon laissa sa tête tomber au creux de ses mains tremblantes.

Entre ses bras, sur le manuscrit grand ouvert, Juliette aperçut une, puis deux taches rondes et translucides qui s’écrasèrent sur le papier dans un bruit sourd.

Elle décrivit un pas en arrière, comme si elle réalisait seulement maintenant que cette vision ne lui était pas destinée.

Puis, son sang se glaça dans ses veines.

Les yeux noirs de la femme du tableau pivotèrent ; ils étaient désormais braqués sur elle.

Ses membres étaient comme figés, absorbés dans la pierre tant il lui était difficile d’esquisser le moindre mouvement, mais l’obscurité et la glace de ce regard la transpercèrent si fort, si profond qu’elle parvint à arracher ses pieds au sol.

Avec la plus grande précaution, elle recula, un pied après l’autre, prisonnière des yeux d’abysse. Dès qu’elle fut assez éloignée pour que ses pas soient étouffés par le tapis de velours du corridor, elle tourna les talons.

Et disparut dans les ténèbres des couloirs, évitant avec soin les regards des tableaux et son reflet dans les miroirs qui ne la quittaient pas des yeux.

 

***

 

La princesse venait de revêtir sa longue robe blanche quand une des servantes qui l'aidaient à se parer déposa un voile blanc sur son visage.

Elle lui annonça qu'il était temps de débuter la cérémonie.

Un poids lourd, atrophiant était comme allongé sur ses épaules, enroulée autour de son cou, et elle ne savait comment s’en débarrasser.

Sa gorge grondait, tremblait, emplie d’un fiel, un poison amer qui l’empêchait de respirer. L’empêchait de penser.

Les portes s’ouvrirent et derrière apparut un défilé d’hommes et de femmes tout vêtus de blanc.

Mille et unes nuances de blanc.

Blanc froid, blanc cassé, blanc chaud, blanc lustré, blanc divin, blanc sale, blanc lys, blanc ivoire, blanc pur.

La tête vide et le corps en plomb, elle se résigna à commencer la marche nuptiale accompagnée d’une musique lente, solennelle, pleine de promesses.

Promesses d’un avenir inconnu, mystérieux.

Au fur et à mesure qu’elle avançait, les hommes et les femmes qu’elle dépassait s’agenouillaient à ses pieds et levaient des mains vénérantes dans sa direction.

Elle était la déesse de l’Amour envoyée sur terre, l’incarnation de l’espoir pour quelques secondes.

Elle se força à garder les yeux droit devant elle, pour ne pas voir les gens à ses pieds, ne pas voir son reflet dans les miroirs qui habillaient le couloir.

Par peur de voir dans ses yeux le gouffre qu’elle sentait au creux de ses entrailles.

Elle avança droit vers l’autel de son aliénation.

Elle s’immobilisa un instant.

Elle reconnaissait cette silhouette, avec ses cheveux ébouriffés et ses épaules frêles.

Aucun doute possible ; l’homme du secrétaire était son futur époux.

Lorsqu'elle arriva aux côtés du prince, celui-ci avait les yeux happés par le sol. Alors elle se contenta de fixer le Dévoué de la communion d'un regard absent, attendant avec impatience la fin du sempiternel discours prononcé par celui qui était sur le point d'unir les yeux fermés deux êtres qui se rencontraient pour la première fois. Après ce monologue interminable, chacun leur tour, les deux futurs époux laissèrent échapper un oui mécanique, des vœux sans fond ni contenance, promesse éternelle et irrévocable.

La phrase tant attendue arriva enfin.

— Les amants, unis par l’Amour du Grand Aedan, partagent à présent le baiser sacré.

Le prince se tourna lentement vers Juliette, souleva délicatement, lentement le voile qui dissimulait son visage. Les yeux d’Edouard brillaient.

Mais pas d’envie, ni de curiosité.

Ils brillaient gris, mornes, plein de regrets.

Ses mains qui tenaient le voile du bout des doigts tremblaient comme des brindilles écrasées sous le vent.

Après de longues secondes d’hésitation qui s’étiraient à l’infini, elle hocha la tête timidement, et il se pencha avec une lenteur agonisante pour poser ses lèvres sur les siennes.

La jeune fille n'esquissa aucun mouvement, elle n’en eut pas le temps tant le contact fut bref et sec.

Quand le garçon se redressa prestement, sa bouche était tordue dans un rictus de dégoût, de rancoeur, mais étrangement Juliette n’en fut pas offusquée.

Cette aigreur, elle le sentait, ne lui était pas destinée.

Il ne croisa pas une seule fois son regard, ses yeux toujours rivés sur le sol.

Dans ses pupilles, il y avait des éclats de verre qui se fracassaient, et Juliette aurait aimé savoir comment les recoller.

Les festivités se poursuivirent dans les jardins du palais où avait lieu un grand festin en l'honneur des deux héritiers, qui, le temps de leur union, étaient considérés comme les représentants de l’Amour sur terre. On fêta le mariage des deux jeunes gens et la réconciliation des deux royaumes. Le roi et la reine de Percée, qu’elle savait très malades, n’étaient pas présents à la cérémonie ni au banquet, et la princesse se demanda s’ils étaient seulement avertis qu’elle avait été retrouvée et mariée.

Qu’elle avait enfin rempli son devoir.

Tué son espoir.

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Papayebong
Posté le 17/01/2024
Est-ce que la femme de la peinture est l'amour perdu du prince ? Il parle de manière très familière pour une tête couronnée.
En tout cas c'est bien un mariage sans amour pour tous les deux.
La royaume est sauvé pour l'instant, mais ce n'est pas très joyeux et féerique tout ça ^^'
Contesse
Posté le 09/02/2024
Ahah, ta théorie est intéressante mais non ce n'est pas son amour perdu ;)
Non effectivement les mariages forcés ne sont jamais joyeux :/
AlodieCreations
Posté le 12/12/2023
Me revoilààà

Chapitre captivant (aussi captivant que le portrait "vivant" bien flippant) (trop de "an" dans cette phrase XD)

Le roi et la reine qui sont malades le jour du mariage, tiens donc... Pourquoi ça me parait un tantinet suspect ?

Et ce Prince est fort intriguant, ma foi ! Je m'attendais à un autre profil, dans la mesure où il y avait une menace de guerre entre les royaumes qui paraissait planer si Juliette ne revenait pas... Mais ce jeune homme n'a pas l'air si terrible, il a l'air plutôt désespéré. Voilà qui me rend curieuse (encore XD )
Contesse
Posté le 28/12/2023
Hello !

Je suis ravie que ce chapitre t'ait captivée et que tu aimes mettre beaucoup de "an" dans tes phrases ahah xD Oui la présence du tableau est un petit élément que j'aime beaucoup dans cette histoire ahah

Oui, l'absence du roi et de la reine interroge je comprends xD

Ahah tes pensées sur le prince me font rire, surtout après avoir lu tes retours sur la suite xD Effectivement, Edouard est un prince un peu différent et pas si terrible comme tu dis ! Mais je suis contente qu'il surprenne et attise la curiosité du coup ;D

Merci pour ton commentaire !
Edouard PArle
Posté le 23/11/2023
Coucou Conts !
Encore une lecture très agréable (=
Mes remarques :
"mais étrangement Juliette n’en fut pas offusqué." -> offusquée
"Qu’elle avait enfin rempli son devoir. Et tué son rêve." Violente la chute ! Je pense que tu pourrais appuyer cette idée de rêve brisé plus tôt dans le chapitre parce que je n'avais pas trop senti l'idée que Juliette avait "un" rêve mais plutôt de nombreuses aspirations et beaucoup de curiosité
Un plaisir,
A bientôt !
Contesse
Posté le 23/11/2023
Re !
Ah merci pour la coquille je corrige ça xD
Oui tu as raison peut-être que ça sort un peu de nulle part, j'avoue je trouvais que ça sonnait bien mdr mais faudrait peut-être que le fond rejoigne la forme aussi xD ahah je vais voir pour changer ça du coup merci de ta remarque !
A bientôt ;)
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