Une fois le banquet terminé, tous les invités prirent congé des mariés. Ceux-ci se retirèrent dans la chambre nuptiale.
Juliette pénétra dans la somptueuse pièce qui ne comportait aucune ressemblance avec sa petite cellule au sommet du donjon de la puissante magicienne qu'elle regrettait déjà, malgré son obscurité et son triste mobilier.
Ici, tout était d’or, de noir et de miroir éclatant, éclairé par une ribambelles de petites bougies couleur ocre qui crépitaient à l’unisson.
Au centre, face au lit, était suspendu un tableau représentant une femme à la beauté si vive, si parfaite, si lisse qu’elle en était repoussante.
Juliette ne put retenir un hoquet de stupeur.
Il s’agissait de la même femme que celle représentée dans le secrétaire, à qui s’adressait le prince en détresse.
Vêtue uniquement d'une longue chemise blanche dans laquelle ses pieds s'entravaient, tel un fantôme venant hanter les lieux de sa mort, la princesse Juliette marcha lentement vers sa couche, en adressant un dernier regard soucieux en direction de la femme du tableau.
Ses yeux perçants la suivaient où qu’elle aille, et elle eut toute la difficulté du monde à s’arracher à ce regard sentencieux.
Le prince arriva par la porte opposée et sans un mot, s'assit sur le bord du majestueux lit à baldaquin. La jeune fille laissa couler des yeux indécis vers son époux et décida de mimer son geste à la perfection.
Elle s’assit de l’autre côté du lit, lui tournant le dos.
Ils restèrent longtemps ainsi, immobiles, les yeux perdus dans le vague de la chambre noire inondée de la lueur tremblotante des bougies.
Puis, un soupir brisa le silence.
— Je suis désolé.
Un poids pesait sur ces mots, les rendait lourds comme du plomb, brûlants comme un fer chauffé à blanc.
— Oh. Mais pourquoi donc ?
Elle posa la question avec une curiosité sincère. En balayant la pièce du regard, elle tomba sur les prunelles sombres de la femme du tableau, qui semblait plus haute, plus droite qu’auparavant.
Dans un frisson, elle détourna les yeux.
— Parce que tu – pardon, je peux te tutoyer ? Pardonne-moi, j’ai toujours eu l’habitude de tutoyer mes égaux, mais si cela te dérange, nous pouvons…
Un fin sourire illumina les lèvres roses de la princesse.
— Absolument pas, nous pouvons nous tutoyer. À vrai dire, l’étiquette peut se montrer fatigante parfois.
Un petit rire chaleureux retentit dans la pièce, et le sourire de Juliette s’élargit.
— Très bien.
Ce rire n’avait rien en commun avec le rire des chasseurs, ces ricanements gras qui lui étaient destinés, non pas pour les partager, mais pour les subir. Il n’avait rien à voir avec le rire froid et impénétrable de la Magicienne Sans Cœur.
Celui-ci était un rire chaud, qui lui promettait un lien, un échange.
Vrai, égal.
— Je suis désolé, Juliette, reprit-il, son ton se faisant grave et sombre à nouveau, parce que tu es tombé sur un prince lâche. Et je suis à peu près sûr que tu ne mérites pas un tel sort. Personne ne le mérite, d’ailleurs.
Elle fronça ses sourcils blonds.
— Lâche ? Que voulez… Que veux-tu dire ? demanda-t-elle, perplexe.
Un nouveau soupir, émacié, saccadé.
— Parce que je ne suis pas capable de tenir mes engagements. Pas tous en tout cas. Très peu même, pour être parfaitement honnête, ajouta-t-il dans un ricanement cynique qui semblait adressé à nul autre que lui-même.
— Je ne comprends pas. Ton engagement était de m’épouser, ce que tu as fait dès que tu l’as pu. Au contraire, c’est moi jusqu’à présent qui ai failli parce que…
Son souffle s’arrêta et sa voix avec lui, mais le prince Edouard ne lui en tint pas rigueur.
— T’épouser est le seul engagement que j’ai été capable de tenir jusqu’à présent. Mais les autres… Les autres…
Un doux froissement lui laissa penser que le prince venait de se mouvoir sur les draps de soie. Elle imagina qu’il avait relevé la tête, ou peut-être affaissé ses épaules étroites.
Un murmure.
Cassé.
Abandonné.
— Je n’y arrive pas…
Le manque de souffle, le manque d’espoir dans ces mots poussait Juliette à se retourner, juste pour observer le prince, voir son visage, son expression, juste une fois. Mais elle n’en fit rien.
— Mais, mis à part celle de m’épouser, de quelle autre obligation parles-tu ?
— Celle de remplacer mes parents en fin de vie, trop malades pour régner. Ils souhaitaient s’excuser auprès de toi au fait, pour leur absence à notre mariage.
— Il n’y a pas de mal, répondit Juliette, distraite. Mais je suis sûre que tu t’y prendras très bien pour assurer la relève de tes parents. Que tu t’en soucies démontre déjà de tes bonnes intentions.
Un nouveau ricanement.
Éraillé, désabusé.
— Malheureusement, les bonnes intentions ne suffisent pas lorsqu’il s’agit de régner. Elles ne suffisent jamais. Elles ne suffiront jamais à redresser ce royaume au bord de la crise économique et sociale, menacé par la guerre. Un royaume qui avait désespérément besoin d’une reine…
Un nouveau chuintement de tissu attira l’attention de Juliette, et cette-fois, elle se risqua à jeter un regard par-dessus son épaule, à temps pour voir la tête du prince inclinée en direction du tableau accroché au mur.
— Cela ne devait pas être moi… Pas être moi sur le trône. Pas être moi à la tête de ce pays. Mais… Finalement, il ne reste que moi. Et moi, je ne suis pas capable de régner. Pas tout seul. Et cela, le peuple le sait très bien. C’est pour ça… C’est pour ça que j’avais besoin d’une reine. Au plus vite. Je sais…
Il s’interrompit, et dans une inspiration éraflée, déchirée, reprit :
— Crois-moi, je sais que tu ne voulais pas te marier avant tes vingt-et-un ans. Je l’ai compris et j’ai essayé de le respecter. Mais… Le peuple ne me fait pas confiance. Avec mes parents écartés, je ne pouvais pas me permettre d’attendre encore trois ans. Je ne pouvais pas régner seul pendant trois ans. Je suis tellement… désolé, Juliette, je…
Sa voix craquela mot après mot pour se réduire au faible son d’un murmure qu’on écrase entre deux parois de verre.
— Je ne pouvais pas… Je ne peux pas attendre.
Juliette serra ses doigts dans ses mains, hésitante, mais elle écouta cette petite flamme au creux de sa poitrine qu’elle était sûre de n’avoir jamais connue auparavant.
Une chaleur qui grandissait au fur et à mesure qu’elle entendait cette importance, ce respect qu’il posait sur elle comme une couverture de velours. Sur ce rôle qu’il lui confiait.
Une présence nécessaire.
Un royaume qui a besoin d’une reine.
Elle n’était plus une princesse à placer, une héritière à sauver, une fille à marier.
Elle était un besoin.
Pour régner.
En égale.
— Vous… Tu n’as pas à t’inquiéter, dans ce cas. Nous sommes enfin mariés, et si c’est ton souhait, alors… Tu ne règneras pas seul.
Un silence.
Puis, une expiration gonflée de soulagement, d’abandon :
— Merci, Juliette.
La princesse de Percée esquissa un doux sourire, avant de se souvenir qu’elle seule pouvait le percevoir. Elle ne se souvenait pas avoir un jour inspiré cette joie qui succède à la peur, mais elle espérait réussir cet exploit encore de nombreuses fois. Puis le prince poursuivit, son ton plus tiraillé, plus excédé :
— Mais malgré tout, malgré ton soutien, je n’arriverai pas à tenir tous mes engagements. C’est juste… impossible.
Juliette fronça les sourcils de plus belle, ses mains blotties l’une contre l’autre devenaient de plus en plus moites à force de frottements.
— Mais de quels engagements parles-tu ? Puisque le mariage est acté, je ne vois pas bien ce qui…
— Malheureusement, cela ne suffit pas, l’interrompit-il, la voix encombrée, grinçante. En tout cas, cela ne suffira pas pour redresser le pays, le protéger des révoltes ou des invasions. Plus que le sauver de ses périls, je dois assurer l’avenir du royaume de Crystallide. Et pourtant…
Sa voix s’arrêta net, comme tranchée par une lame acérée.
— Et pourtant ? l’encouragea doucement Juliette.
— Et pourtant, l’engagement que j’ai contracté auprès de ton père m’en empêche.
La surprise bloqua l’inspiration à l’entrée de sa trachée.
— L’engagement que tu as contracté avec mon père ? Mais de quel engagement parles-tu donc ?
Le prince Edouard ne répondit pas immédiatement, laissa le silence s’allonger entre eux. Au bout de longues secondes, il lâcha :
— Ton père ne t’en a donc pas parlé. Je vois.
Sa voix était grave, lente, freinée par une aigreur, une honte que Juliette sentait planer au-dessus d’eux.
— Je… Non, assura Juliette avec quelque hésitation. Cela dit, il a bien mentionné une… chose qu’il aurait arrangée avec toi, mais…
— Hmm.
Soudain, un nœud brûlant, sirupeux se fraya un chemin jusque dans ses entrailles.
— Quel est cet engagement qui vous – te lie à mon père ?
Un nouveau soupir emplit la pièce d’un air froid, saturé.
— Je me suis engagé à ne pas consommer le mariage avant tes vingt-et-un ans, âge auquel tu étais censée te marier en premier lieu.
Juliette ouvrit la bouche, puis la referma.
— Consommer… le mariage ?
— Oui, confirma Edouard avec autant de patience que de solennité. La nuit de noces ne devait pas avoir lieu avant la nuit de tes vingt-et-un ans.
L’air peinait à pénétrer les poumons de la princesse, elle le sentait s’échapper petit à petit, pour ne plus jamais entrer.
— Je ne comprends pas, souffla-t-elle entre deux inspirations essoufflées. Qu’est-ce que la… nuit de noces ? Et pourquoi mon père aurait-il souhaité la repousser ? En quoi cela consiste ? Est-ce que cela aurait un rapport avec…
Les mots se glacèrent dans sa gorge, et elle entendit un mouvement furtif de l’autre côté du lit dans son dos. Comme si le prince s’était redressé tout à coup.
— Avec quoi ?
Juliette secoua la tête, puis se souvint qu’Edouard ne pouvait pas la voir. Elle hésita un instant, avala sa salive bruyamment, humecta ses lèvres :
— Avec la malédiction. Qui veut que je garde mon innocence intacte jusqu’à mes vingt-et-un ans, et qui a obligé mes parents à me protéger durant toute mon enfance.
Un bruit sec de froissement indiqua que le prince avait probablement tressailli.
— Une malédiction… murmura-t-il, pensif. Protéger l’innocence jusqu’à vingt-et-un, c’est une malédiction très cruelle. C’est réaliser l’impossible.
Pendant un court instant, Juliette ferma les yeux.
Se rappela le rictus sinueux qui tordait les lèvres violettes.
Le rire caverneux, millénaire, qui ricochait sur les murs nus.
Elle hocha la tête avec réticence, et dans un souffle, murmura :
— Oui.
Le calme de la chambre sombre à cet instant parut plus opaque, plus incassable que jamais, langoureux et apaisant. Juliette se laissa bercer par le silence, la caresse duveteuse de son absence et de sa présence à la fois. Ses paupières commençaient à devenir lourdes, lorsqu’elle distingua, entre les crépitements des bougies un souffle haché, suffoquant.
— Tout… tout va bien ? tenta-t-elle, la voix à peine audible.
Une expiration sifflante provenant de l’autre côté du lit lui confirma sa crainte, pourtant son cou était comme ancré dans ses épaules, coulé dans le marbre. Il lui était impossible de bouger pour tourner la tête.
Elle ne put qu’entrouvrir la bouche.
— Edouard… Que se passe-t-il ?
De haché, le souffle du prince devint écorché lorsqu’il répondit, faible et tremblant :
— Je suis désolé, Juliette.
Une courbe contrariée se forma sur les lèvres de la princesse de Percée.
— Vous… Tu ne cesses de t’excuser depuis que je t’ai rencontré. Mais j’ai comme l’impression que… tu n’as pas réellement de raison de vous excuser ?
Le prince pouffa. Ce n’était pas un rire, mais un chant de désespoir.
— C’est étrange, continua Juliette, le regard figé sur le parquet d’ébène qui s’étalait à ses pieds, plus j’y pense, plus j’ai le sentiment que…
Dans le mutisme attentif de son époux, Juliette entend la voix rauque, pleine de haine… de violence de son père, qui se lève contre elle, contre sa mère, contre la Magicienne Sans Cœur.
Contre le monde entier, qui avance sans lui.
Dans le calme révérencieux de la chambre nuptiale, Juliette se remémore le froid glacial, incandescent de la chaîne qui se referme autour de son pied dans le donjon.
Étreint sa volonté jusqu’à l’étouffer.
Le prince Edouard ne la pressa pas à finir sa phrase, alors Juliette la laissa couler :
— Ce sont les personnes qui devraient demander pardon, et qu’on attend toujours, sans rien dire… Qui se nourrissent de notre espoir d’un jour réussir à pardonner… Et pourtant, ce sont eux et eux seuls, je crois, qui ne s’excusent jamais.
Les ombres des mèches de feu étaient les seuls mouvements qui secouaient la pièce noire et dorée. Puis, le matelas s’affaissa dans un crissement lorsque le prince s’enfonça un peu plus dans le lit dans une expiration suffoquée.
Puis, la structure de bois se mit à tressauter.
Ahurie, Juliette posa ses mains à plat sur le drap, comme pour comprendre l’origine des tremblements.
Les secousses s’accompagnèrent de spasmes, d’inspirations asphyxiées, hachurées.
Soudain, un gémissement trancha le silence.
A peine audible, à peine palpable, mais qui transperça Juliette.
Pour tout ce qu’il portait et ce qu’il taisait.
Enfin, la princesse de Percée trouva la force de se lever, pour contourner le lit d’un pas lent mais déterminé. Elle s’arrêta devant le prince assis au bord du lit, à deux doigts de tomber, les coudes posés sur les genoux, la tête dissimulée entre ses mains.
— Que… bégaya-t-elle.
— Je ne pourrai pas attendre.
Sa voix était si faible, si fluette, comme s’il désirait ne jamais être entendu, mais Juliette l’entendit distinctement. N’entendit que lui, et le déchirement qui habillait ses mots.
— Mon royaume est en ruines, les rebelles n’attendent qu’une chose : que la royauté montre une faiblesse, rien qu’une seule. La famine n’a pas cessé depuis la catastrophe naturelle qui est survenue en Percée avant ta naissance. Mes parents n’ont plus que quelques mois à vivre, ma sœur, l’héritière légitime… et la seule capable de régner honnêtement, précisa-t-il avec un ricanement gonflé de fiel, a disparu. Et moi, me voilà sur le trône, avec aucune idée de quoi faire, de qui prendre conseil, de qui écouter, qui suivre. J’avais une seule mission : t’épouser. M’offrir les grâces du royaume de Percée et la stabilité d’un gouvernement avec un roi et une reine. Mais sans héritier…
Un reniflement bruyant s’échappa de ses narines.
— Je ne sais pas combien de temps je pourrai tenir. La maladie de mes parents m’a atteint aussi, je crois. Je ne sais pas. Ou alors, je suis peut-être d’une constitution faible naturellement.
Son visage toujours dissimulé dans une main, l’autre descendit machinalement vers son avant-bras, grattant le tissu jusqu’à rougir la peau dessous.
— Non, murmura-t-il, je ne pourrai pas attendre plus longtemps. Juliette, je suis si désolé…
— Attendre quoi ? demanda-t-elle avec toute la patience qu’elle pouvait exprimer.
— Quand j’ai avancé notre mariage à tes dix-huit ans, je m’étais dit que cela ne poserait pas problème. Car nous serions tous les deux capables aux yeux de la loi du Continent, mais…
Ses mots furent engloutis par les sanglots qu’il enterrait au creux de sa gorge.
— Je n’avais aucune idée que ce n’était pas la majorité légale qui posait problème à ton père. La malédiction…
Nouvelle inspiration.
Craquelée.
Plus chargée, plus lourde que les précédentes, mais le prince maintenait toujours son visage fermement ancrée dans ses paumes.
Sa voix, plus qu’un souffle emmuré.
— La malédiction… Je n’en avais aucune idée.
Le prince tourne beaucoup autour du pot pour expliquer les choses à Juliette.
Je ne le trouve franchement pas crédible...
Alors, d'accord il voudrait un héritière mais sans connaître la nature exacte de la malédiction, c'est un peu étrange de vouloir forcer une conception...
Le prince a vraiment besoin d'un héritier pour assurer la stabilité de son pays malheureusement, et donc justement il est déchiré entre l'idée de mettre son pays en danger et de l'autre côté, menacer Juliette qui n'y est pour rien. Mais il ne veut pas la forcer justement !
Au moins, c'est chouette de voir que les deux arrivent à discuter et qu'aucun n'est hostile envers l'autre, qu'ils font preuve d'une écoute mutuelle. Je croise les doigts pour qu'ils arrivent à maintenir ce semblant d'égalité entre eux.
Je pense que ton espoir a eu une réponse depuis du coup héhé ;)
merci pour ton retour !
J'ai vraiment beaucoup aimé ce chapitre et le personnage d'Edouard^^
Rien trouvé sur la forme, juste un petit passage :
"Ce sont les personnes qui devraient demander pardon, et qu’on attend toujours, sans rien dire… Qui se nourrissent de notre espoir d’un jour réussir à pardonner… Et pourtant, ce sont eux et eux seuls, je crois, qui ne s’excusent jamais." magnifique !!
Je continue...
Ahahah enfin tu rencontres ton homonyme xD contente que tu l'apprécies, c'est un personnage que j'ai beaucoup aimé réécrire !!
Merci beaucoup pour ton commentaire adorable <3