Lorsque Juliette quitta l’inconscience, elle remarqua avec soulagement que sa migraine et le poids qui écrasait sa poitrine s'étaient évanouis.
Elle ouvrit les yeux pour découvrir une chambre plongée dans une obscurité totale. Seul un fin rayon de soleil orangé s'infiltrait à travers un petit interstice dans la pièce imprégnée de ténèbres.
Dans une lenteur hésitante, elle tourna la tête. La place à sa gauche était vacante.
Pourtant, les draps étaient bien ouverts, froissés, et la forme d'un corps était fermement incrustée dans le matelas, comme si quelqu'un s’était allongé à ses côtés, pour s’en aller aussitôt.
Au creux de sa mémoire tourbillonnante, le son du bois et du velours qui percute le sol, le bruit cinglant des vases qui se brisent résonnait encore. Mais après cela…
Le néant.
Prise de panique, la princesse se redressa sur son séant et fut traversée par une sueur froide.
Les images défilaient dans son esprit bouillonnant. Le sourire gêné, réservé, les éclats de verre écrasés dans les yeux d’Edouard. Elle se frotta la paume de la main ; le contact des doigts chauds et rassurants flottait toujours, à l’aube de sa peau.
Et la sensation des doigts froids qui glissent dans ses cheveux, la caresse de la voix profonde, l’odeur éthérée, les senteurs d’eau, de minéraux…
La fumée entêtante.
Les yeux jaunes dans le noir.
Les avait-elle rêvés, eux aussi ?
Elle se leva, se laissa glisser sur le sol de pierre froide, chercha des yeux le regard condescendant de la femme du tableau.
Elle ne le trouva pas.
Elle voulut se diriger vers la porte qui était située à gauche du lit, lorsqu'elle percuta le mur de plein fouet. Elle poussa un juron, s'apprêta à répéter sa tentative du côté opposé de la pièce, mais elle s'arrêta net dans son élan.
La pierre.
Nue, tordue, humide.
Partout.
Les murs s’étiraient et se rejoignaient dans un cercle infini.
Et contre sa hanche, une petite table de bois. En son centre, un livre ouvert.
Sur une page.
« Chapitre LIII : La balance des Equilibres, un idéal ? »
L’air se bloqua au fond de sa gorge. Les mains et les jambes tremblantes, Juliette se dirigea vers la faible lueur. Elle plaça un œil juste devant la fente.
Eblouie par l’éclat rougeâtre, elle le retira aussitôt dans un petit cri de surprise.
Pendant de longues minutes, elle resta figée, le regard fixé au sol, bouche bée.
Puis elle se retourna, chercha à tâtons la petite chaise en bois, qu'elle ne tarda pas à trouver. Dans un sourire hésitant, elle s'assit dans la pénombre.
Les mains sagement croisées et posées sur ses cuisses, elle poussa un soupir d'aise.
Sans attendre, elle ouvrit enfin la bouche, pour hurler de toutes ses forces.
— Saphira ! Où êtes-vous ? Montrez-vous, Saphira ! Je sais que vous êtes là.
Une voix toute proche, rauque et suave, lui répondit comme un écho.
— Inutile de hurler. Vous allez me rendre sourde.
La princesse se mit alors à rire.
D’un rire cristallin, aérien, mais emprunt d’une certaine folie, suintant de soulagement.
Elle n’eut pas besoin de balayer la petite pièce du regard.
Elle savait.
La magicienne enveloppée dans son long manteau de velours était gracieusement assise sur l'autre chaise de bois. Comme avant, elle se tenait face à elle, un rictus coincé sur ses lèvres laissant apparaître des dents d’un blanc éblouissant.
Comme toujours.
Juliette n’essaya pas de retenir l’immense vague de bonheur qui illumina ses yeux et réchauffa son corps. Sans réfléchir, elle s’avança, recouvrant presque l’entièreté de la petite table de ses bras.
Un froissement de tissu discret lui indiqua que la magicienne avait marqué un mouvement de recul. Un léger couinement attira son attention, tout près d’elle. Aux pieds de la magicienne était allongée l’immense bête qui la regardait désormais avec ses grands yeux, mi or mi maïs. La princesse lui offrit un petit sourire timide.
— Princesse, vous… bégaya la femme en noir.
Le corps de velours se liquéfia de stupéfaction, les mots éructaient de sa bouche par à-coups incertains.
— Juliette, reprit-elle plus fermement. Que faites-vous ?
— Je… Je ne sais pas, répondit la jeune fille dans un souffle, je crois que je suis tout de même heureuse de revoir cette cellule…
La magicienne frémit, imperceptiblement, mais le sursaut de la bête et le chuintement du tissu ne mentaient pas.
— … cette chambre, corrigea Juliette, la voix rauque. Alors que je ne devrais pas, n’est-ce pas ?
La princesse glissa une main vers Saphira, s’arrêta au centre du guéridon, les doigts pliés, prostrés. Comme s’ils souffraient de ne pas parvenir à saisir l’inaccessible.
Ils ne touchèrent que le bois et le froid de la distance.
De l’absence.
— Non, vous ne devriez pas, claqua la magicienne.
Son ton plus rigide encore que ses membres figés.
Le regard la princesse survola la pièce avec lenteur, révérence.
— Et pourtant… murmura-t-elle, comme si personne n’était destiné à l’écouter. Le prince Edouard a fait preuve d’une grande gentillesse. Il a l’air d’être quelqu’un d’assez seul, je crois. Il répondait à toutes mes questions, sans retenue, sans limite. Contrairement à mon père, à ma mère, à Charlotte, ou à…
Elle se figea. N’osa pas tourner la tête en direction de l’objet de ses pensées.
Elle humecta ses lèvres sèches, et dans une inspiration hachée :
— Je pense que j’aurais pu même être heureuse à la Maison des Miroirs. Un jour… parfois.
Juliette vit du coin de l’œil les épaules de velours se dresser, hautes et dures, comme un bouclier d’acier, mais cette fois, elle posa son regard sur la Magicienne Sans Cœur.
— Puis-je savoir pourquoi vous m’avez ramenée ici ?
— Parce que la nuit de noces ne pouvait pas être consommée, pas encore.
— Ah, parce que vous aussi, vous pouvez décider de ce que je peux faire ou ne pas faire ?
Un souffle étouffé, entre le soupir et le hoquet, s’échappa de la bouche pourpre.
— Bien sûr que non, cracha Crudelis. Mais je connais ma malédiction. Consommer le mariage ce soir, et tout ce qui s’en suivrait, avant vos vingt-et-un ans vous aurait probablement tuée.
La jeune fille fixa longuement l’ombre des lèvres violettes, comme si elle savait tout ce qu’elles retenaient prisonnières de leurs courbes sinueuses et leurs lignes strictes. Puis, elle se détourna et posa les yeux sur ses mains recroquevillées sur la table. Elle observa les ombres bleutées et orangées de l’aube qui dansaient sur ses ongles lorsqu’elle agita ses doigts.
— Hm. Vous affirmez que vous avez fait cela pour me sauver mais dans mes souvenirs ce n’était pas là votre objectif, à l’origine, grinça-t-elle. Qu’est-ce qui me dit que vous ne m’avez pas ramenée ici simplement pour combattre votre ennui ? Avoir auprès de vous quelqu’un que vous pouvez utiliser comme distraction, comme défouloir ?
À la plus grande surprise de la princesse, Saphira n’esquissa aucun mouvement de recul, mais au contraire s’avança vers elle, posant ses longues manches noires sur la table, croisant ses mains squelettiques.
Sa voix, grave et traînante, résonna entre les murs de la chambre ronde.
— Vous pensez que je vous ai extraite de la Maison des Miroirs pour mon simple plaisir personnel ? Parce que je m’ennuie ?
Les mots coulèrent dans les oreilles de Juliette comme une traînée de lave incandescente. Elle n’avait pas besoin de relever la tête pour entendre le rictus déformer la bouche de la magicienne.
— Je ne sais pas, peut-être. J’ai comme l’impression que vous n’avez pas agi par simple bonté d’âme. Comme pour la plupart de vos actions, à vrai dire, ajouta-t-elle, jetant un œil effronté à son hôte entre les mèches tombant sur son front. On dirait que vos décisions sont souvent guidées par… Je ne sais pas. Une volonté propre, un besoin – non, un désir, mais qui n’est jamais tourné vers le monde, vers les autres. Je ne sais pas comment…
Elle soupira, les yeux fermés.
— C’est comme s’il n’y avait que vous et votre désir, et que la mort des autres, même sous vos yeux, n’avait aucune importance. Je… C’est…
Des centaines et des centaines de mots voulaient s’échapper de sa bouche mais les sons et l’air formaient une boule électrique au fond de sa gorge. Ses mains tremblotèrent et firent vibrer la petite table de bois.
Puis, une main recouvra la sienne, glaciale et sèche.
Froid mordant, cajolant.
Délicieux.
— Égoïste, souffla la voix tortueuse.
— Pa… Pardon ?
Les lèvres sombres lui répondirent par un sourire brûlant, coulant de satisfaction.
— Le mot que vous cherchez, et que l’on ne vous a jamais appris. Celui que vous utilisez pour me décrire, c’est celui-ci : égoïste.
Enfin, l’air accepta de quitter les poumons de la princesse dans une inspiration craquelée.
— Oui… Sans doute, chuchota-t-elle, le regard dans le vide.
Les deux femmes restèrent longuement ainsi, dans le silence de l’acceptation. Jusqu’à ce que le contact froid quitte les doigts moites de Juliette. Elle n’osa pas lever les yeux, à la place elle croisa les prunelles d’or de la bête allongée sur le sol.
— Alors, la nuit de noces n’a finalement pas été consommée. Le prince Edouard va être en difficulté.
Le velours chanta quand Saphira haussa les épaules.
— Il survivra, il trouvera rapidement une autre épouse. N’ayez crainte.
— Non, vous ne comprenez pas, insista Juliette, secouant la tête. Le prince Edouard a besoin d’une épouse pour gouverner à ses côtés, et ce immédiatement. Il…
— Et vous, Juliette ? l’interrompit Crudelis, sa voix caressante comme le miel coulant sur sa peau. De quoi avez-vous besoin ?
La princesse ouvrit lentement la bouche, les idées fusant comme des météores dans son crâne.
— Je… Je ne sais pas, avoua-t-elle enfin. D’apprendre, je crois. De connaître. Le monde, les choses…
— Croyez-vous que le prince Edouard puisse vous offrir cela ?
— Je l’ignore. Mais peut-être, c’est possible.
— Alors, il semblerait que vous ayez le choix. Le Pic de la Tourmente, ou la Maison des Miroirs. Si vivre toute votre vie au service d’un homme, avec pour seule fonction de produire un héritier et d’offrir une belle image au royaume de Crystallide, alors…
Soudain, un gargouillement guttural s’arracha de la gorge de Juliette. Elle prit quelques instants avant de comprendre qu’il s’agissait d’un rire.
Amer.
— Oh, arrêtez, je vous en prie. Ce n’est pas vraiment ce choix-là que vous m’offrez. Le choix que je dois faire, c’est plutôt…
Elle sentit plus qu’elle ne vit les bras et les coudes de la Magicienne Sans Cœur se tendre sur la table.
— Le prince Edouard… ou vous.
Eh bien, éh bien, c'était des retrouvailles intéressantes, ma foi... J'aime beaucoup Juliette qui a ce côté toujours innocent et naïf par moment, très logique avec son vécu... mais qui a oublié d'être totalement idiote et qui comprend très bien certaines choses aussi huhuhu Je me garde la suite pour les jours à venir, mais j'ai grande hâte de pouvoir la lire !
Oui j'ai essayé de trouver un équilibre entre l'innocence et la naïveté de Juliette, mais sans qu'elle soit pour autant stupide et se laisse influencer H24, c'est pas évident à trouver mais j'espère que ça fonctionne et que ça se tient à peu près xD
Merci pour tous tes commentaires encore une fois <3
Encore une fois rien à dire sur la forme, sorry xD Chapitre très intéressant, qui permet d'approfondir mes questionnements suite au précédent...
A bientôt !
Eh bien écoute, tant mieux si tu n'as rien remarqué on va dire que c'est parce que t'étais trop impliqué dans le fond xD
Merci pour ton commentaire, à bientôt !