XVI. Chute

Notes de l’auteur : Ce chapitre remplace l'ancien chapitre intitulé "XV. Fatalité", il lui sert de deuxième partie !
Donc pour ceux qui ont déjà lu Fatalité, pas besoin de lire celui-ci pour comprendre le déroulé de l'histoire :) Vous pouvez lire simplement si vous souhaitez voir la nouvelle version, qui corrige une incohérence majeure ^^
Bonne lecture !

Juliette tendit lentement une main vers le corps de velours. Ses doigts chauds se posèrent délicatement sur les phalanges froides et dures comme la pierre.

Saphira laissa échapper une expiration saccadée, fumée bleutée flottant dans l’air.

— Et vous savez pertinemment qu’au fond de moi, en réalité, je n’ai pas réellement le choix.

La main de la magicienne devint bloc de marbre sous ses doigts. La voix de Juliette se fit souffle mourant :

— Et c’est cela, Saphira, qui vous rend aussi cruelle.

Les ongles noirs sous ses mains raclèrent le bois dans un craquement déchirant, plaintif, et Juliette libérèrent les mains rigides.

Juliette marqua une pause, observa les lèvres closes, calmes et les bras légèrement ouverts, posés sur la table, comme une invitation.

Qu’elle savait ne pouvoir refuser.

Elle se baissa, faisant craquer sa chaise en bois, et posa une main sur le crâne du loup qui gronda dans une semi-conscience. Lentement, délicatement, elle caressa les poils noirs soyeux.

Non sans glisser une œillade en direction de la magicienne, dont les épaules s’étaient redressées soudainement.

— Pour être franche, je crois que je ne comprends pas bien vos intentions, Saphira. Vous m’avez avoué m’avoir maudite de sang froid lorsque je n’étais qu’un bébé. Puis vous prétendez m’aider en m’enfermant dans votre donjon, et m’offrir une meilleure alternative que le mariage ? J’avoue que je suis perplexe.

Le corps de la magicienne se raidit, de sa tête jusqu’à ses mains posées sur la table de bois.

— Que sous-entendez-vous ?

Juliette ne put retenir le rictus qui couvrit ses lèvres.

— Je sous-entends que pour une magicienne qui désire ma mort, vous vous y prenez plutôt mal.

Un ongle noir crissa sur le bois. Les lèvres pourpres se froissèrent, avec agacement, et autre chose encore peut-être.

De la déception. De l’abandon.

Mais envers qui ?

— Je ne désire plus votre mort, princesse.

— Mais vous l’avez désirée.

Un silence.

Et une sentence.

— Oui.

— Mais alors pourquoi m’avoir sauvée dans la forêt ? Pourquoi m’avoir recueillie chez vous ? Mieux vaut être prisonnière d’une femme que prisonnière d’un homme, vous m’avez dit alors, mais…

La bouche violette se tordit dans un sourire carnassier.

— Vous croyez vraiment tout ce qu’on vous dit, n’est-ce pas, princesse ?

L’arrogance dans ce dernier mot inspira une grimace à la jeune fille.

— Il n’y a aucune raison de ne pas croire ce que les gens disent au premier abord. On ne peut décemment pas présumer le mensonge. Tout remettre en cause n’aurait aucun sens. Je ne…

Un rire froid, métallique résonna entre les quatre murs de pierre.

— Et c’est bien cela votre problème. C’est ainsi que ce pauvre ignare vous a élevée, j’imagine. Toujours croire sans questionner. Faire confiance les yeux fermés. C’est ce que vous avez fait lorsque vous m’avez vue pour la première fois. Vous avez cru en ma bonne volonté, en ma sincérité. Comme on vous l’a toujours appris. Comme si le mal n’était pas.

— Vous n’êtes pas le mal, objecta Juliette, sans laisser la place à la négociation.

— C’est votre opinion. Mais le mal existe bel et bien, et il est partout. Surtout en moi. Vous avez choisi de me faire confiance, même contre mon propre avertissement. En fait, vous ne m’avez pas crue lorsque je vous ai dit de vous méfier de moi. Finalement, peut-être que vous n’écoutez pas tout aveuglément, mais seulement ce que vous voulez entendre… Vous vouliez croire en ma bonté, alors même que je vous assurais qu’elle n’existait pas.

— Je vous l’ai dit, soupira Juliette. Je n’avais pas le choix, je… Enfin, de toute façon, je ne me suis pas trompée, puisque vous m’avouez aujourd’hui que vous ne souhaitez plus ma mort.

Un nouveau rire tonitruant fit vibrer le sang sous la peau de Juliette.

— Oh, mais à cet instant précis, lorsque je vous ai découverte sans défense dans la forêt, je la désirais encore, cette délicieuse mort.

La princesse se pétrifia. Instinctivement, ses yeux cherchèrent le réconfort de la bête qui diffusait une chaleur revigorante contre ses mollets, mais le loup dormait profondément.

— Je ne m’en suis pas cachée. Je vous l’ai dit sans honte : c’est une prison que je vous offrais. Et comme je le prédisais, vous êtes tombée droit dans mon piège.

— Votre piège ? s’étrangla Juliette. Mais quel piège ? De toute façon, j’étais déjà condamnée, je ne vois pas…

— Pas avant votre fugue du palais, non, la contredit Saphira avec un calme imperturbable. Aussi incompétent soit votre père le roi, il avait presque réussi à vous maintenir à l’abri entre les quatre murs de la Bastille Noire.

Juliette acquiesça avec quelque réticence, avant de froncer les sourcils.

— Peut-être bien, mais les mots que j’ai trouvés…

— Ah oui, en effet, l’interrompit Saphira dans un rictus suintant de satisfaction. Heureusement, il y a eu ces mots. Ces mots qui vous ont poussée à quitter votre prison. Ces mots qui vous ont guidée vers moi.

La princesse ouvrit de grands yeux, cherchant désespérément ceux de la magicienne. Son visage, son expression, une lueur… Mais elle ne trouva rien d’autre que les ténèbres mauves de ses lèvres.

Qu’elle avait déjà tant rêvé d’avaler toutes entières.

— Attendez un instant. Vous voulez dire que ces mots…

La bouche pourpre s’ouvrit sur un trou béant.

— Ces mots, additionnés à la menace d’un mariage précoce, vous ont attirée hors de votre cocon protecteur et tout droit vers le monde extérieur, si dangereux, si cruel. C’était tout ce dont j’avais besoin pour que ma malédiction se réalise enfin, après toutes ces années.

Un voile sombre et opaque s’installa sur le regard noisette de la princesse.

Elle baissa la tête, défaite.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle d’une voix à peine audible, comme pour elle-même. Vous ne me connaissiez pas, vous ne saviez rien de moi, de ce que j’étais, ce que j’allais devenir… Alors, simplement, je me demande…

Sa voix s’éteignit dans un chuchotement. Après quelques secondes, elle naquit à nouveau, dans un souffle brisé.

Pourquoi ?

Le velours émit un doux bruit de frottement lorsque la magicienne haussa les épaules avec une lente élégance.

— Cela ne vous concerne pas.

Juliette laissa échapper un ricanement désabusé, qui avait des allures dissonantes sur sa langue.

— Sachant que je suis la cible de votre vengeance aveugle, je dirais que si.

— Cela n’a plus d’importance, puisqu’elle n’est plus d’actualité.

La princesse arqua un sourcil sceptique sous ses boucles blondes.

— Elle n’est plus d’actualité parce que vous avez abandonné ? Ou parce qu’elle s’est déjà réalisée ?

Un long silence accueillit la question de la jeune fille. Silence qui rechignait à laisser la place aux mots.

Aux réponses.

Alors qu’un soupir chutait des lèvres de la princesse, la voix de la magicienne coula de sa bouche et emplit l’espace. Rocailleuse, profonde, envoûtante.

Elle avait tant rêvé pouvoir s’y blottir.

— Je vois qu’il y a encore un grand nombre de choses, au demeurant pourtant évidentes, qui vous échappent. Non pas que je puisse vous en blâmer. Vous avez été élevée ainsi : ne rien savoir, ne rien comprendre, ne rien demander. Et votre père, à l’inverse, a été forgé pour briser. Écraser l’espoir et flétrir l’Innocence.

Elle marqua une pause, avant de pivoter la tête vers la jeune fille. Les étincelles qu’elle ne pouvait voir dans ce regard la consumèrent de la même façon.

— En réalité, la malédiction s’est réalisée dès l’instant où je l’ai prononcée. Il n’y avait pas d’autre issue, et c’est justement pour cela que je l’ai choisie.

Juliette fronça un sourcil.

— Mais… Non ? Enfin, je croyais qu’il y avait une échappatoire ? Si je parvenais à protéger mon innocence jusqu’à mes vingt-et-un ans, alors…

Saphira secoua la tête avec langueur.

— Justement. Dans la situation dans laquelle vous étiez, avec des géniteurs comme les vôtres, évoluant dans un royaume comme le vôtre, vous ne pouviez tout simplement pas préserver cette innocence. C’était impossible. Et c’est pour cela que j’ai imaginé cette malédiction. L’échappatoire n’était qu’illusion. Et le fait que votre père y ait cru ne serait-ce qu’une seconde…

La gorge de la Magicienne Sans Cœur se gonfla dans un rire empoisonné, percé d’épines.

— Cela m’a beaucoup amusée. Encore aujourd’hui quand j’y pense, je ne peux m’empêcher de sourire. Le roi Richard et tous ses sous-fifres, votre dévouée gouvernante, Quionn Senti et ses périphrases… Personne ne fait le poids.

— Je… Je ne comprends pas, bafouilla Juliette. Alors ça veut dire que… La malédiction s’est réalisée… va se réaliser ? Et je… Je suis déjà condamnée ?

Cette fois-ci, le corps tout entier de la magicienne se centra sur elle, et uniquement sur elle. Les bras de velours noir se posèrent sur la petite table, et au creux de ses longues mains pâles, Saphira déposa son menton.

Aussi langoureuse que l’agonie, sa bouche s’ouvrit, se tordit.

Se déforma.

Se déchira.

Le sourire pourpre lui parla.

— J’en ai bien peur.

 

Et pour la première fois, Juliette eut la sensation qu’il criait la vérité.

 

— Mais n’ayez crainte, princesse. Grâce à mon intervention, votre Innocence n’a pas implosé en mille morceaux soudainement, violemment, comme je l’avais imaginé. À la place, elle se fissurera un peu plus jour après jour, comme un diamant.

Juliette voulut parler, répliquer, mais le son ne franchit pas sa bouche.

Dans sa poitrine, un vide se creusait, de plus en plus profond.

Un vide d’espoir.

Un déchirement.

 

— Et je peux vous assurer que votre mort sera une belle chute… Au bout d’un voyage infini.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Papayebong
Posté le 17/01/2024
Je me disait bien que ce n'était pas logique toute cette histoire d'innocence... comme j'en parlais dans un précédent chapitre. Au moins c'est plus clair, tout ça n'était qu'une farce parcequ'effectivement avec un Roi tyrannique, Juliette ne pouvait pas grandir dans l'innocence. L'inconscience du monde oui, mais pas l'innocence.
Contesse
Posté le 09/02/2024
Tout à fait, c'est exactement ça le souci ! Et c'est pour ça d'ailleurs que Saphira l'a maudite comme ça : parce qu'elle savait qu'avec un père comme ça elle n'avait aucune chance de s'en sortir malheureusement :/
Edouard PArle
Posté le 12/01/2024
Coucou Conts !
La petite pause de lecture m'empêche d'assez bien me souvenir de l'ancienne version. Je ne suis pas complètement sûr de l'incohérence qui a été corrigée même si on voit que certains passages sont nouveaux.
La phrase de chute est toujours aussi forte !
Contesse
Posté le 13/01/2024
Coucou Edouard, contente de te retrouver par ici :D

Alors l'incohérence corrigée c'est toi qui me l'as trouvée ahah xD C'est parce que dans l'ancienne version, quand Juliette rentrait chez la magicienne, elle la remerciait de l'avoir sauvée du mariage alors qu'elle a très bien vécu sa rencontre avec le prince donc c'était bizarre xD Du coup, j'ai changé sa réaction et maintenant elle n'est pas plus reconnaissante que ça, au contraire, elle voit l'égoïsme de la magicienne ;)

Merci pour ta lecture <3
Edouard PArle
Posté le 14/01/2024
Ouiii je me rapelle maintenant ! Bien vu, c'est mieux comme ça (=
AlodieCreations
Posté le 15/12/2023
fffiou !

Eh ben, ça promet...

Ceci étant dit, c'est plutot un coup habile de la part de Saphira, j'avoue ! Lancer une malédiction qui se réalise dès le moment où elle est lancée... en fait, c'est même sacrément logique !

Je me demande si Juliette va réussir à sortir de ce guêpier malgré tout ou pas du tout.... ((cogite la question))
Contesse
Posté le 28/12/2023
Re !

Oui effectivement Saphira a bien réfléchi à son truc, et c'est plutôt bien pensé xD Et très cruel du coup, oups. Mais bon comme tu l'as vu elle a mis un peu d'eau dans son vin entre temps quand même xD

Merci pour ton com ;D
Vous lisez