On aurait cru que, déjà, la nuit approchait, tant il faisait sombre. Mais c’était seulement parce que les nuages durcissaient, comme un alliage brûlant plongé dans l’eau froide. Il fallait éviter les gens pressés. Sous leurs peaux crispées, ils ne voyaient pas très bien. En tout cas, ils ne déviaient pas de leur route quand quelqu’un s’y trouvait, et Loup se trouvait souvent sur la route des gens pressés. Il tenait fermement Crapouille, immobile et vigilante sous les pans de sa cape. Le pavé dur et froid sous ses pieds, inégal et collant, se rappelait brutalement à son attention à chaque pas. Des passants les bousculaient, des insultes claquaient, Crapouille griffa sa peau sous la chemise, il redressa ses lunettes d’un geste incertain. À sa droite, une porte était ouverte. Il s’y engouffra en soupirant.
Il y faisait encore plus sombre. Un air chaud circulait dans la pièce, qui l’enveloppa et l’engourdit tout à la fois. Crapouille rentra les griffes.
Loup n’avait pas la moindre idée de ce qu’était une taverne, mais comme personne ne réagit à son entrée, il s’avança. L’homme au comptoir le fixa, puis le salua d’un mouvement de tête et, sans le quitter des yeux, pointa du doigt un siège vide en face de lui.
― C’est à vous, ça ?
L’homme au comptoir avait parlé en désignant, d’un mouvement du menton, la fourrure qui pendait des bretelles du sac de Loup. Il avait un beau visage honnête et des joues lisses.
― Oui.
― Une bière ?
La chaleur était étouffante. Le bruit ambiant l’assommait.
― J’ai rien pour payer, dit le jeune homme après un temps.
L’individu désigna la peau de loup à l’aide du verre qu’il avait tiré sur l’étagère derrière lui, et le remplit d’un geste professionnel. Loup posa son sac sur le siège d’à côté et, après une seconde d’indécision, retira sa cape et la replia sur ses genoux, autour de Crapouille qui s’était aussitôt roulée en boule et observait l’endroit avec attention.
― Déjà, ça, tu peux en tirer un bon prix, reprit l’homme, en parlant de la fourrure. À ta place j’attendrais pas, d’ailleurs, y en a qu’hésiteront pas à te la voler. Et c’est cadeau, on est envahis par les loups, par ici. Plus on en tue, plus y en a, on croirait. Y a des chasseurs qui disparaissent. C’est toi qu’a abattu la bête ? demanda-t-il soudain en plissant les yeux comme si cela pouvait l’aider à mieux voir.
― Oui, mentit Loup, sans se sentir obligé de développer, et en ramenant la fourrure sur ses genoux.
L’homme hocha la tête sans répondre. Il s’occupa d’un autre client que Loup s’appliqua à ne pas regarder. Il se sentait observé et ne bougeait pas. Le tavernier revint vers lui, posa un verre rempli d’un liquide jaunâtre et trouble, surplombé d’une mousse laiteuse. L’air reprit cependant une texture plus respirable.
― Est-ce que ce ne sont que les chasseurs qui disparaissent ? relança Loup, pour changer de sujet.
― Les chasseurs, ceux qui sont assez fous pour s’approcher de la montagne.
L’homme l’étudiait tout en essuyant plusieurs verres avec un torchon bruni par la crasse :
― À croire qu’il y a quelque chose de pas net qui se trame, ajouta-t-il. Y a des gens, quand ils peuvent, ils s’en vont d’ici, mais c’est rare. Tout le monde peut pas tout quitter comme ça.
Sans prévenir, il se rendit à l’autre bout du comptoir, attrapa trois verres vides, revint sur ses pas, les lava face à Loup. Il reprit :
― Toi, tu viens d’où comme ça ? Tu l’as dégotée où, ta bête ?
― Sur le chemin, en contournant la montagne. J’ai eu de la chance, répliqua Loup, décidant de ne répondre qu’à une seule question sur les deux.
― S’est rien passé d’étrange ?
― Juste ce loup qui m’a attaqué.
― T’as pas d’arme, signala le tavernier, sans agressivité.
― Si, j’ai un couteau.
― Ah oui. T’es un dur à cuir, constata l’autre, avec une moue appréciatrice.
L’homme jeta à nouveau un regard sur la peau de loup, et reporta son attention sur les verres qu’il nettoyait, séchait et rangeait avec des gestes experts. Il souriait légèrement quand il fit la remarque :
― C’est ça qu’il y a d’étrange. Les loups attaquent pas les hommes, d’habitude. Il y manque des canines, à ta bestiole.
― Je les ai gardées pour moi.
― Et alors, ça marche ? fit l’homme avec un rictus. Tu peux parler aux bêtes, avec ça, et il désignait d’un mouvement du menton la dent de Bell qui pendait à son cou.
Loup porta machinalement la main au col de sa chemise.
― Non. C’était pour voir, mais ça marche pas.
― Bah. Ça se trouve, faut être un peu sorcier pour que ça marche, aussi. Le prends pas pour toi, mais avec des binocles pareils, je pense pas que t’en sois un, dit-il en riant tout bas.
Il se pencha sur un ton de confidence et fixa le jeune homme avec ce qui ressemblait à de la bienveillance. Son visage était doux, ses sourcils épais laissaient place à des yeux marron qui n’avaient rien à cacher. Loup aurait pu se détendre, mais il resta sur ses gardes.
― Qu’est-ce tu veux savoir ?
― Je veux savoir s’il y a des chasseurs de loups par ici.
― Tu veux te faire embaucher ? interrogea l’autre, en levant un seul sourcil, un seul coin de la bouche, dans un demi-sourire.
Loup ne s’était pas attendu à cette question.
― Peut-être, répondit-il, pour se ménager une porte de sortie.
― Là, la table du fond, près de la fenêtre. C’est toujours les plus bruyants, mais ils ont un bon fond, la plupart. Ils se retrouvent ici avant le crépuscule, et tard le soir après la traque.
Loup tourna la tête vers l’endroit que pointait le tavernier et n’eut pas besoin de retirer ses lunettes pour sentir qu’il valait mieux ne pas s’approcher d’eux. Des femmes et des hommes dont même les rires prenaient le ton de la menace. Parmi eux, une jeune fille au visage poupin plantait sur lui un regard glacial, comme si elle avait essayé de le punaiser sur place. Loup détourna la tête et décida de continuer à questionner l’homme du comptoir.
― Combien il y en a ? Des loups ?
― Nos éleveurs sont attaqués plusieurs fois par mois. C’est la ville qui embauche les chasseurs pour prévenir les attaques et les tuer, mais ils sont rapides et féroces. Les loups, je veux dire. Ils viennent de la forêt, ou retournent vers la forêt. Foutue sorcière.
Loup se rappelait d’être passé par les environs de cette ville, et de n’avoir pas pu résister à la tentation d’égorger un mouton ou deux. La faim. Ou peut-être pas seulement. Il ne s’en souvenait plus. Mais il n’y avait pas eu de chasseurs à cette époque-là. L’homme continuait de parler sans se soucier d’être écouté. Après tout, les moutons n’étaient élevés que pour leur laine, tout au long de leur vie et finir par servir de nourriture. La question n’était pas de sauver les moutons, mais de savoir qui aurait leur peau. Loup recentra son attention sur les paroles de l’inconnu. Il sentait le poids du regard morne de la fille braqué sur lui.
― L’autre fois, on a envoyé des hommes pour la tuer, la sorcière, y en a pas un qu’est revenu, continuait le tavernier. M’est avis qu’ils sont morts.
L’image des vêtements entassés sur le sol de la cabane de sa mère traversa l’esprit de Loup. Il tenta de la chasser en secouant légèrement la tête et en clignant des yeux, mais quand il les rouvrit, elle était encore là.
― C’est peut-être pas la faute de la sorcière, repartit Loup, sans savoir pourquoi.
L’homme qui, jusque là, avait toujours eu les mains occupées, cessa soudain toute activité et fixa sur Loup un œil soupçonneux sous un sourcil glaçant.
― Je veux dire, si on la laissait tranquille, peut-être que rien de tout cela n’arriverait. Je sais pas.
― Ouais. Je veux bien croire que tu sais pas, gamin, répondit l’autre sans changer de visage.
Il y eut un silence entre eux, qui s’étira comme un fauve après la sieste, et que la rumeur des buveurs s’appliqua à combler peu à peu.
― Je dois y aller. Merci pour…
Loup s’était levé et avait déjà revêtu sa cape. Il n’avait pas touché à la bière. Sans répondre, l’homme se saisit du verre et but à sa place. Loup en profita pour attraper la bretelle du sac à dos et disparaître.
La venelle était tellement étroite qu’une seule personne pouvait s’y glisser à la fois. C’était là que Loup se tenait, Crapouille dans les bras, cachée sous sa cape. De là, il pouvait réfléchir, tout en assistant au spectacle des passants qui s’agitaient sans se voir.
― On fait quoi, alors ? fit Crapouille en sortant la tête de sous la cape.
― Combien j’ai de chances de tomber sur Bell et d’empêcher en même temps qu’on lui tire dessus ?
En guise de réponse, Crapouille sauta à terre et commença sa toilette.
― Il faut qu’on les devance, mais je sais pas comment, continua Loup. Elle est peut-être très loin, en plus. Ou perdue.
― Bah.
― Quoi ?
― Tu vois mieux, t’entends mieux que ces gens-là, t’as été un loup, tu parles aux animaux. Je comprends pas pourquoi tu tournes en rond, affirma-t-elle en levant une patte arrière afin de poursuivre son activité.
― Pat m’a conseillé d’interroger les chasseurs.
― Hmpf. J’aime bien Pat, mais il raisonne comme un humain. Tu devrais écouter ton instinct, plutôt. Le bonhomme de tout à l’heure, il puait le prédateur. Tu t’en es même pas rendu compte.
Loup ne trouva rien à répondre. Il laissa les paroles de Crapouille infuser dans son esprit.
― Je crois que c’est à cause des lunettes. Je perçois mal l’âme des gens quand je les porte.
― Enlève-les avant de te faire égorger, conseilla calmement Crapouille, qui adopta une posture plus acrobatique et continua sa toilette.
Loup épia la foule par-dessus ses montures. Les corps se modifièrent aussitôt : certains paraissaient plus grands, d’autres, grotesques, débordaient de leurs vêtements trop serrés, d’autres encore se rétrécissaient de manière spectaculaire, se courbaient, se creusaient de l’intérieur comme s’ils étaient mangés par quelque acide, des yeux s’élargissaient, d’autres devenaient minuscules, des nez s’allongeaient, des visages flétrissaient tandis que d’autres prenaient des douceurs rebondies de pêches. Il y avait des gens lumineux et des gens ternes. Si ces silhouettes pouvaient changer du tout au tout dans la même journée, au moins l’œil du loup lui donnait une information sur l’état d’esprit de son interlocuteur à l’instant où il lui parlait. Se priver de cette information les mettait tous les deux en danger.
C’est alors que s’éleva une autre voix, fine et fragile, qui se détachait du bourdonnement général par sa lenteur déconcertante et son timbre vaporeux. Elle était tout près, à peine audible.
― Vous voulez entendre mon corbeau parler ?
Décidemment, j'adore cette histoire de lunettes.
En fait elle ne rendent pas forcément positifs ou négatifs les gens, juste, elle les change, dans un sens ou dans l'autre.
Si ce pouvoir s'appliquait à Bell, pas étonnant qu'elle ait été méfiante jusqu'alors. Enfin jusqu'à recevoir le cil.
Heureusement que Loup garde ses capacités de loup pour ces choses là ^^
La fin de ce chapitre est très mystérieuse, j'ai bien envie de l'entendre ce corbeau oui, même si je me demande si cette rencontre sera de bon ou de mauvais augure ^^
Cette ville ne fait décidemment pas très envie par ailleurs, l'ambiance y semble assez brutale et sombre.
J'irai lire la suite ! : )
Je n'ai pas compris pourquoi Loup ne pouvait pas chasser, parce qu'il est humain ? Pourquoi Crapouille ne lui ramènerait pas quelque chose qu'elle a chasser ? (Peut être parce qu'elle est trop princesse pour)
Autre question : Il s'est coupé les cheveux dans la rivière ?
Je sens qu'on va bientôt revoir la sorcière, ce rire ne peut appartenir qu'à elle, ils ne vont pas avoir d'autre choix que d'aller en ville pour lui échapper et récupérer de la nourriture. Même si je sens que Loup va avoir plus de difficulté que Bell à se faire des amis, notamment par son comportement asocial, peut être que Crapouille le fera pour lui ?
On dirait qu'il essaie d'enlever tous les traits qui font de lui un Loup (Canine, cheveux (poil)) peut être essaie-t-il de se faire passer pour humain quand il arrivera a redonner sa forme humaine à Bell.
Bref, beaucoup de questions, et encore pas mal de chapitre pour y répondre, à bientôt !