- XVII -

Notes de l’auteur : Update 04/12/24 : je viens de remanier le chapitrage en fusionnant / séparant les chapitres, parce que je me suis rendue compte que certains passages d'un chapitre à l'autre n'étaient pas toujours pertinents, et je me dis, zut, il va y avoir certains lecteurs qui auront manqué un ou plusieurs épisodes et qui seront perdus. Je suis vraiment désolée pour la gêne occasionnée, parce qu'il va peut-être vous falloir retourner un peu en arrière...

Le ciel s’assombrissait à chaque instant. Un énorme nuage menaçait la ville et ses alentours. Il enflait à mesure qu’il se chargeait de pluie, mais ne lâchait pas une goutte.

Loup rabattit sa capuche et interrompit la toilette de Crapouille. Elle protesta, mais se laissa prendre, se couchant en équilibre sur le bras replié du jeune homme. Il sortit de la venelle, et se faufila au milieu de la foule, curieux de savoir d’où venait la voix. Fluette, celle-ci répétait : « vous voulez entendre mon corbeau parler ? », et personne ne lui répondait.

C’était un garçon d’une dizaine d’années, perdu parmi les ombres des passants. Ses traits étaient doux, ses yeux de praline se levaient vers des silhouettes trop hautes pour lui. Sur son bras nu, lacéré de traces de griffes, se tenait un immense oiseau noir. Personne ne semblait leur porter attention, alors Loup baissa ses lunettes afin de découvrir le vrai visage de l’enfant. C’était le même visage, pâle et triste, avec seulement des prunelles errantes qui tendaient à absorber l’espace vide qui le séparait des autres.

Le garçon avait de grands yeux. De là lui venait peut-être une sensibilité particulière qui, dans la pénombre environnante, le poussa à fondre sur l’éclat doré que jetaient les yeux de Loup. Quand il vit l’enfant tourner la tête vers lui, le jeune homme remit ses lunettes au plus vite, mais c’était trop tard. L’oiseau, d’un mouvement sec, le fixa d’un air revêche. Le garçon glissa vers lui tel un frêle fantôme affamé de réalité, posa une main légère sur son bras, et Loup s’accroupit en face de lui.

― Tu veux entendre mon corbeau parler ? chuchota-t-il, comme s’il confiait un secret. Pour une pièce. Il peut dire plein de choses.

Loup ne savait pas quoi dire. Le petit caressa délicatement Crapouille sur le haut de la tête. La chatte se releva sous sa paume. Puis, l’enfant fit un geste vers le visage du jeune homme, qui, par réflexe, recula avant de se laisser faire. Le garçon retira ses lunettes, les replia avec soin et les garda contre lui. Puis il leva à nouveau vers Loup son regard d’étoile morte, vers les deux pièces d’or qu’il avait à la place des yeux. Il l’étudiait, la mine pensive, et Loup songea que cet enfant, s’il l’avait rencontré sous sa forme animale, aurait eu ce même regard triste et intéressé, ces mêmes gestes éperdus. Il serrait dans son poing une fine lanière de cuir qui retenait la patte de l’oiseau.

― Il a l’air vieux et fatigué, ton corbeau, souffla Loup, pour dire quelque chose.

C’était vrai. Le corvidé sommeillait à présent en équilibre sur le bras blessé du garçon. Quelques taches blanches mouchetaient son plumage, ébouriffé par endroits.

― C’est parce qu’il a faim, mais il sait dire beaucoup de choses, il est intelligent, insista l’enfant.

C’était important pour lui qu’on pense que son corbeau était intelligent. C’était important qu’on sache que son corbeau n’était pas n’importe quel corbeau. Il le caressa avec le dos de sa main et un mince sourire se dessina sur ses lèvres.

― Si tu le détachais, il pourrait chercher à manger, suggéra le jeune homme.

Les prunelles de l’enfant s’agrandirent aussitôt. En quelques secondes, elles avalèrent tout le blanc des yeux. Loup entendit à peine le souffle de sa voix tiède quand il dit :

― Mais peut-être il reviendrait pas.

Loup changea de sujet.

― C’est ta maman, assise par terre ?

Une femme, dont le visage se détendit dès qu’elle croisa les yeux dorés, observait la scène sans bouger. Le garçon se tourna vers elle et hocha gravement la tête. Crapouille s’était laissé glisser au sol et fixait l’oiseau si grand, si vieux, si taiseux, qui l’impressionnait.

― Comment tu t’appelles ? demanda le jeune homme.

Il lui sembla alors que quelque chose changea chez l’enfant. Il se redressa, parut plus robuste, le noir de ses yeux devint moins vaste et moins profond. C’était une question à laquelle il aimait répondre.

― Joey. Et lui, c’est Alfrid.

― D’accord. Alfrid, Joey, je vous présente Crapouille, et moi, je suis Loup. Est-ce que vous pouvez veiller sur elle, le temps que j’aille faire quelque chose ? Attendez-moi là.

Joey acquiesça avec un sérieux qui gagna soudain en vigueur. Le jeune homme releva la tête et vit, dans un coin près de la taverne, une très vieille femme immobile dans un manteau misérable. Elle vissait sur eux un regard aigre et insistant. Loup rabattit sa capuche et tendit la main vers Joey, qui comprit et lui rendit ses lunettes. Il les remit sur son nez et s’engouffra dans la foule du marché. Un étal était encombré de peaux de bêtes. Il s’avança et montra sa fourrure au marchand. Celui-ci, après l’avoir examinée d’un air maussade, lui donna une poignée de pièces. Loup ne les compta pas, il n’avait aucune idée de la valeur de l’argent. Ailleurs, il en échangea quelques-unes contre des fruits et des noix, et s’en retourna vers Joey et sa mère. L’enfant s’était rapproché d’elle et, consciencieux, distribuait à tour de rôle ses caresses à Crapouille et à Alfrid.

Quand il revint, Loup s’assit à côté de la mère de Joey. Il lui donna les fruits et l’argent qui lui restait. Le corbeau ouvrit d’abord un œil et se laissa tomber par terre, piquant la nourriture d’un coup de bec vif et précis. L’enfant l’imita. Il s’emparait des fruits qui disparaissaient dans sa bouche avec délice. Un beau sourire s’épanouit avec tendresse sur le visage fatigué de la femme. Elle glissa sa main dans la sienne. Il frissonna et la serra, un peu. Pas trop. Elle était légère, douce, polie par la pluie. Il ne voulait pas l’abîmer. À côté d’elle, il se sentit vulnérable.

Quelques instants passèrent. Puis le jeune homme s’adressa à l’enfant :

― Est-ce que tu peux m’aider ?

Celui-ci hocha la tête sans rien dire.

― Peux-tu me prêter Alfrid quelque temps ? J’ai un service à lui demander.

Joey hésita un moment, puis glissa la lanière de cuir dans la paume de Loup d’un mouvement vif. Loup aurait aimé enlever ses lunettes et savoir si ses yeux avaient changé, mais il sentait toujours le poids du regard de la vieille, près de la taverne et il n’osa pas le faire. Il sourit à la mère de Joey, en retirant sa main, se leva, et s’adressa à l’oiseau :

― Tu veux venir ?

D’un battement d’ailes, le corbeau alla se percher sur l’épaule de Loup. À ce mouvement, quelques passants se retournèrent vers lui.

― Attends, je peux monter aussi ?

Loup se pencha pour attraper Crapouille. Petite comme elle était, il n’aimait pas qu’elle marche au milieu de la foule.

 

 

Alfrid se dressait fièrement aux côtés du jeune homme. Il jetait des regards dans toutes les directions et demeurait silencieux. C’était étrange, d’avoir cet immense oiseau sur lui, qui se tenait plus haut que sa tête.

― Pas discret, tout le monde nous remarque, lança l’animal au bout d’un moment.

― C’est toi qui les fascines, souffla Loup. Les corbeaux apprivoisés, c’est pas commun.

― Hmm, fit Alfrid en secouant ses plumes avec un air de dignité froissée. Sache que c’est moi qui ai apprivoisé le garçon, pas l’inverse.

― Oh, pardon, chuchota le jeune homme en avisant, à l’angle d’une rue étroite et déserte, une fontaine d’où coulait abondamment une eau limpide.

Il n’y avait personne alentour. Cela semblait le lieu idéal pour échanger avec le corbeau. Il déposa Alfrid sur le bord de la fontaine. Celui-ci se pencha et claqua son bec dans l’eau claire. Crapouille jouait à l’équilibriste.

― Attends, je t’enlève ça.

Loup sortit son couteau de sa poche et s’appliqua à couper la lanière de cuir qui retenait la patte de l’oiseau. Quand il l’eut retirée, il vit distinctement que la plupart des plumes ébouriffées se remettaient à leur place.

― Comment tu te sens ? demanda-t-il.

Alfrid cligna des yeux lentement. Puis il s’ébroua comme pour se réveiller.

― Tu peux encore voler ?

Là où ils étaient, le bruit de l’eau qui s’écoulait de la fontaine masquait tous les autres sons.

― Évidemment, répondit le corbeau d’un claquement de bec impatient.

― C’est vrai que tu sais parler ?

― Je peux prononcer quelques phrases, se rengorgea Alfrid. C’est facile, à force de vous écouter, expliqua-t-il, bien conscient que cela n’avait rien d’aisé pour un oiseau.

Il faisait plus sombre qu’ailleurs dans la ville, à cause des hauts remparts qui les surplombaient tous les trois.

― Tu peux différencier un humain métamorphosé en animal et un animal, n’est-ce pas ? murmura Loup, plus bas, songeant que les murs pouvaient se renvoyer l’un à l’autre chacune de ses paroles, avec la discrétion des cafards.

― Tu me prends pour une blette ?

― Non, c’est juste que les humains ne la font pas, mais je sais que les corbeaux sont plus intelligents, souffla le jeune homme.

À ces mots, Alfrid secoua la tête et adopta une posture plus noble. Les dernières plumes retournées sur son corps se lissèrent tout d’un coup. Loup poursuivit :

― Une amie à moi a été transformée en louve. Isabelle. Ou Bell. Est-ce que tu peux m’aider à la retrouver ?

Tout en chuchotant ces paroles à l’oiseau, il examinait les deux ruelles, vides et opaques, à l’angle desquelles ils se trouvaient. Le bruit du jet d’eau dans la fontaine résonnait si fort qu’il croyait à chaque goutte que c’était quelqu’un qui approchait.

― Je vais voir. Toi, sors de là.

― Pourquoi ?

― Regarde derrière toi.

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itchane
Posté le 04/05/2025
Coucou Baladine,

Encore une belle rencontre ici.
J'aime bien la mise en scène des animaux… j'adore les animaux ^^
En voici un de plus, le corbeau Alfrid. C'est vraiment marrant la façon dont il reprend confiance et change physiquement au fur et à mesure que Loup le met à l'aise et lui fait des compliments ^^

J'ai juste eu un petit moment d'incompréhension lors du passage suivant :
"Puis, l’enfant fit un geste vers le visage du jeune homme, qui, par réflexe, recula avant de se laisser faire. Le garçon retira ses lunettes, les replia avec soin et les garda contre lui. Puis il leva à nouveau vers Loup son regard d’étoile morte, vers les deux pièces d’or qu’il avait à la place des yeux."

Je n'ai pas bien compris le coup des lunettes. Finalement il me semble après relecture que le petit garçon enlève ses lunettes à Loup c'est ça ?
Ce n'était pas hyper clair, la différence entre "le jeune homme" et "le garçon" n'est pas toujours facile à faire et puis le "ses lunettes" se rapporte plutôt au petit garçon dans cette formulation, du coup j'ai cru qu'il avait des lunettes aussi...
Bref un peu de réécriture pour rendre tout cela plus clair ne serait pas superflue ici je pense : )

Pour le reste, je suis toujours happée par l'ambiance onirique et cette succession de belles rencontres, je pars lire la suite ! : )
Camice
Posté le 26/11/2024
Hello Baladine !
Un nouveau personnage qui a l'air Adorable !
J'adore la gêne sociale du Loup, qui m'a bien fait rire quand il répond à tout avec "Ah" et un sourire crispé ! J'aime aussi le fait qu'il répond à nos interrogations lorsque l'on doute de la sincérité trop gentille de l'homme. Mais s'il aimait Crapouille, il n'y a pas de risque. Même si j'ai l'impression qu'il y a beaucoup d'insistance sur le faire qu'il ait les yeux bleus XD
Les gens de ce monde sont bien gentils !

Pour la deuxième partie, je trouve ça étrange que l'on revienne à Bell après avoir passé autant de temps en focus sur des humains. Les commentaires des oiseaux sont tout aussi drôle par contre, il s'arrête a peine pour respirer !

A plus tard !
Baladine
Posté le 27/11/2024
Coucou Camice ! Merci encore pour ce commentaire, je suis contente que Loup et les oiseaux t’amusent 😃
Phémie
Posté le 17/11/2024
C'est encore moi.

Je trouve ce chapitre très beau, plein de liberté et de poésie. On a l'impression d'assister aux lentes métamorphoses de l'esprit, après les brutales métamorphoses du corps. Cette baignade dans l'eau glacée est forte en symbolique (d'autant plus que Loup est comparé à un nouveau né peu après).

C'est toujours très très bien écrit, j'adore la description de Pat, son "visage mobile et lumineux". La conférence de l'oiseau est excellente aussi, c'est drôle et subtil (j'adore Prévert, et j'ai l'impression que vous partagez un peu le même sens de l'humour).
Baladine
Posté le 17/11/2024
Coucou Phémie,
Merci encore pour ta lecture et tes précieux commentaires ! je suis contente que Pat te plaise :)
En effet je me suis beaucoup amusée sur la conférence du rouge-gorge, peut-être avec un petit côté Prévert ;)
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