Juliette observa la magicienne et son rictus pourpre pendant de longues secondes.
— Qu… Quoi ? Mais je croyais que la malédiction me pousserait inexorablement et rapidement vers la mort…
— Inexorablement, certes, reconnut Saphira. Comme vous tous humains. Mais rapidement ? Je n’ai jamais prédit cela. Ma malédiction avait pour but de vous précipiter vers la mort si votre Innocence était irrémédiablement brisée, ce qu’allait sans nul doute provoquer votre père. Il ne sait tout simplement pas protéger l’innocence d’un être, et encore moins celle d’une femme.
— Mais vous venez de dire que mon Innocence était en train de se fissurer…
— Oui, elle se fissure peu à peu, mais elle n’a pas été brisée. Car, en lieu et place de la prison des hommes, vous avez choisi la prison des femmes.
— Pardonnez-moi, grinça la princesse, mais je ne vois pas en quoi j’ai bien fait. Vous avouez vous-même que vous aviez prévu de faire tout ce qui était en votre pouvoir pour briser mon Innocence et permettre à la malédiction de s’accomplir.
— J’avais dans l’idée de mener la malédiction à son terme telle que je l’avais imaginée il y a dix-huit ans de cela, en effet. C’est la raison pour laquelle je vous ai poussée à quitter les murs de la Bastille Noire.
— Très bien, marmonna Juliette, l’amertume polluant sa voix. Vous vouliez me briser vous-même, je le comprends bien. Alors pourquoi ne suis-je pas déjà morte, détruite par la malédiction ?
— Croyez bien que si je vous avais désirée morte, vous le seriez.
La froideur de ces mots, la puissance de cette voix coupèrent le souffle de la princesse pendant un court instant. Lorsqu’elle reprit, un nouvel élan de détermination, teintée d’une pointe d’impatience, gorgeait ses mots.
— Oui, cela, je l’ai bien compris. D’où ma question : pourquoi ne suis-je pas morte, Saphira ?
Silence.
Puis un murmure, comme le flot d’une cascade qui frappe contre la roche.
— À votre avis ?
Un fin rictus habilla les lèvres roses de la princesse, comme une victoire minuscule.
— Parce que vous avez renoncé. Vous avez renoncé à votre vengeance et à la malédiction.
Pour toute réponse, Juliette ne reçut que la ligne ferme de cette bouche violette, indéchiffrable.
— Pourquoi, Saphira ?
— Est-ce là votre question ?
Juliette ouvrit la bouche, la referma.
— Pardon ?
La tête de velours noir était dirigée vers elle, uniquement vers elle. Le loup émit un doux grondement venant du plus profond de ses entrailles, comme pour exprimer son accord.
— Souhaitez-vous réitérer notre marché ? demanda la magicienne, sa voix grave pénétrant le silence du donjon. Chaque jour qui passe, une question pour une réponse.
Une moue rechignante s’imprima sur la bouche de la princesse, froissant ses joues rondes.
— Je ne vois pas bien l’intérêt. Maintenant j’ai dix-huit ans, il est trop tard pour m’épargner. Je peux poser toutes les questions que je souhaite, cela ne changera rien.
Crudelis émit un petit rire, crissant comme du verre.
— Oh, mais je ne vous propose pas de réitérer notre marché pour vous protéger.
La princesse lui offrit un regard sceptique, désabusé, mais choisit de ne pas répondre.
— Je vous propose de répondre à une question chaque jour parce que c’était là la condition de l’équilibre de notre marché. Souvenez-vous : votre liberté contre le savoir.
— Oui, eh bien maintenant je peux vous donner ma liberté contre le savoir sans limiter mes questions.
La magicienne secoua la tête, et une bouffée d’air froid, minéral vint chatouiller les narines de la princesse. Une odeur pure dont elle aurait rêvé s’enivrer.
— Vous pouvez me poser un nombre infini de questions si cela vous chante. Mais je ne répondrai qu’à une seule.
— Mais… Pourquoi ? s’écria Juliette, ouvrant les bras dans un geste désespéré. Qu’est-ce que cela change pour vous ? Que je vous pose une, quatre, ou six questions ?
— Cela ne change rien pour moi. C’est pour vous que tout a changé : vous pouvez désormais poser toutes les questions que vous souhaitez, cependant, je ne souhaite toujours répondre qu’à une seule.
Juliette observa longuement la magicienne, forme noire habillant les ténèbres, avant de soupirer bruyamment.
— D’accord. Donc comme avant, vous refusez toujours de m’instruire de manière sincère et volontaire. Finalement, rien n’a changé. Vous avez toujours l’avantage, et je reste impuissante.
Un silence s’installa entre les deux femmes, tel un fil tendu, fragile. Il fut finalement brisé par la Magicienne Sans Cœur.
— Très bien, j’entends. Alors laissez-moi vous proposer autre chose. Vous me poserez une seule question chaque jour, et à cette question, je vous offrirai la vérité. La vérité pure, sans habit, sans atour.
La princesse se figea soudain, lèvres entrouvertes. Puis, elle prit une longue et profonde inspiration.
— La vérité, dans toute sa beauté et sa cruauté ? murmura-t-elle. Promettez-le-moi ?
— Je vous le promets.
Juliette acquiesça lentement, le regard vague, perdu sur l’horizon orangé.
— J’accepte.
— Très bien. Alors je vous écoute.
La princesse marqua une pause, se pencha pour promener ses mains sur le pelage de la bête à ses pieds. Elle resta pliée en deux, visage tournée vers le loup endormi, avant de se redresser.
Elle chercha encore les yeux dans les abysses de la capuche de velours.
Échoua encore.
Pour la première fois depuis des mois, des années, l’imagination ne suffisait plus.
Elle désirait sentir l’électricité de ce regard directement sur sa peau, quitte à s’embraser.
— Je veux savoir pourquoi vous avez renoncé à mener à bien la malédiction.
Saphira se raidit imperceptiblement. Ses épaules formèrent comme un bouclier refermé autour de son buste, ses poings se serrèrent sur la table, son menton squelettique apparut dans la lumière lorsqu’elle releva la tête, haute et fière.
Elle était aussi réticente que résignée.
Alors elle s’exécuta.
— J’ai renoncé à mettre à exécution la malédiction car…
Un souffle d’air glacial s’échappa de la bouche de Saphira lorsqu’elle suspendit sa phrase et ravala ses mots. Le regard insistant, brûlant d’appréhension de Juliette la força à poursuivre.
— C’était trop simple.
Un silence de mort gagna la tour toute entière. Le loup ouvrit les paupières pour poser ses prunelles or et maïs sur la princesse. Juliette se tenait rigide comme une statue de verre, la bouche grande ouverte.
— Qu… Quoi ?
Saphira baissa la tête dans un chuchotement de velours.
— Je viens de vous le dire. Je ne suis pas allée au bout de la malédiction parce que c’était trop simple. Je n’en ai tiré aucune satisfaction, aucun triomphe.
Avec une lenteur inquiétante, Juliette referma la bouche. Sa tête tomba contre son torse comme le crâne vide d’une poupée. Elle croisa le regard brillant de la bête et resta happée par la douceur de ces billes d’or.
Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix était rauque, éraillée, écrasée par tout le désespoir qu’elle n’aurait jamais dû connaître.
— Vous avez abandonné… parce que c’était trop simple.
Elle lâcha les mots comme s’ils n’étaient rien de plus que des déchets.
— Oui.
Les pieds de la chaise en bois raclèrent le sol dans un bruit déchirant.
La princesse se leva dans un geste laborieux, pesant comme la rage qui dansait dans ses yeux noisette.
Tout aussi lentement, elle posa une main crispée sur le dossier de la chaise, mais se détourna de la petite table pour fixer l’aube brûlante qui transperçait la meurtrière.
— Est-ce là cette vérité cruelle et sans détour que vous voulez m’offrir ?
La voix était lointaine, effacée.
Morte.
La réponse fusa, comme l’éclair.
— Je vous ai promis la vérité, la voici.
Une seconde fois, Juliette hocha la tête. Le mouvement était si saccadé, si apathique qu’il semblait douloureux. Sa poitrine se soulevait à un rythme effréné, essoufflé.
Soudain, elle tourna sur ses talons.
Un cri déchiré, pas assez puissant pour trancher l’air, s’échappa de ses entrailles.
Elle leva un pied.
La petite chaise de bois s’envola, s’écrasa à l’autre bout de la pièce.
Le loup décrivit un bond en l’air dans un glapissement effrayé, avant de retourner s’asseoir près de sa maîtresse.
La Magicienne Sans Cœur ne broncha pas. Elle regarda le cadavre de bois écrasé au sol sans un mot, sans un geste. Puis, sa tête pivota lentement vers la jeune fille qui se tenait debout, les épaules secouées de tremblements, prostrées vers l’intérieur, les poings serrés contre ses flancs.
Sa respiration haletante remplissait l’air et l’obscurité.
— Vous avez abandonné… parce que… haleta-t-elle entre deux souffles râpeux, c’était trop simple… de me briser ? Alors ça n’avait plus d’intérêt à vos yeux… Plus de saveur ? Parce que c’était une victoire… facile ? J’étais une victoire facile ?
Dans un mouvement fluide, nonchalant, Saphira se tourna sur son séant et croisa les jambes, avant de lever la tête en direction de la jeune fille, toujours fébrile devant elle.
— Il est vrai que cette vengeance a progressivement perdu de sa saveur au fil du temps…
— Oh, mais je suis sincèrement navrée ! railla Juliette, sa voix un savant équilibre entre les sanglots et la folie. Désolée de ne pas avoir été une victime assez intéressante pour vous. Désolée de m’être brisée si facilement entre vos mains. Désolée, vraiment !
— …Mais ce n’est sans doute pas tel que vous le pensez, poursuivit la magicienne avec patience, comme si elle n’avait jamais été interrompue.
Un gargouillement indescriptible, informe, qui ressemblait vaguement à un rire, dégoulina de la gorge de Juliette tandis qu’elle se plantait devant la magicienne.
— Moi je crois que si. Vous l’avez dit vous-même : dès l’instant où vous avez prononcé cette malédiction, vous aviez déjà gagné. Je me demande même pourquoi vous avez perdu votre temps et votre énergie à essayer de m’extirper de ma prison dorée pour me séquestrer dans votre donjon miteux.
La Magicienne tressaillit. Même le loup noir se figea.
— Je ne vous ai pas séquestrée, vous m’avez suivie de votre plein gré. Nous avons conclu un marché, vous…
— Oui, c’est ça, cracha la princesse.
Elle se courba pour placer son visage au niveau de la tête de velours, baissée, comme pliée par la honte.
— Un marché pour mieux me détruire, je l’ai bien compris. Inutile de me rappeler encore cette erreur, sans doute la pire erreur que j’ai jamais commise.
La tête de velours s’inclina sur le côté.
— Votre pire erreur ? l’interrogea-t-elle.
Sa voix caverneuse était imprégnée d’une réelle curiosité, qui mordit l’âme de la princesse comme un poison.
Celle-ci croisa les bras contre sa poitrine pour s’en forger une armure. Ses yeux noisette étincelaient de lucidité dans la lueur pâle du matin.
— Mon père avait peut-être raison depuis le début, sur ce que ma satané naïveté m’a toujours empêchée de croire.
Les doigts de Crudelis s’assemblèrent et se recroquevillèrent sur la table. Sa tête noire tomba en avant.
Elle ne s’y serait pas prise autrement pour reconnaître son forfait.
Elle ne dit rien, elle attendit.
Ces mots qui ne tardèrent pas.
— Je l’avoue, j’ai été sotte, murmura la princesse, abattue. J’ai été faible, et je me suis trompée. Lamentablement.
Et une fois qu’ils sortirent de sa bouche, ils valsèrent longuement dans l’espace.
Prisonniers entre les deux femmes.
La main tordue de colère s’agrippa à l’épaule de velours telle la serre d’un rapace.
— Finalement, vous n’avez sans doute pas de cœur.
Les mots empoisonnés échouèrent sur les lèvres closes de la magicienne.
À son tour, Saphira se leva de son séant, se dégagea de l’étreinte enragée, possessive.
Et pour la seconde fois ce jour-là, une chaise rejoignit le sol de pierre.
Mais je trouve qu'on tourne un peu en rond avec ces réflexions de "est-ce que Saphira est cruelle ou non"
Tout n'est pas noir ou blanc, je trouve cette dernière réaction de Juliette simpliste :/ dommage.
Mais l'esprit humain est rassuré par la binarité, donc il essaie de trouver des réponses binaires, mais parfois c'est impossible malheureusement x)
Ce chapitre me permet d'un peu mieux comprendre le personnage de la Magicienne, du moins certains de ces choix.
C'est un bon complément du chapitre précédent. En tout cas, content de me remettre à la lecture de la Magicienne sans Coeur (=
Contente si ce chapitre rapproche un peu le lecteur de la magicienne ! Effectivement, comme c'est un personnage assez mystérieux, je voulais qu'on entre quand même un peu en empathie avec elle au bout d'un moment xD
Merci pour ton passage et pour ton com, je suis ravie de te revoir par ici :D
Bon, au moins, certaines choses commencent à sortir et à être dites è_é ! La vérité fait mal, mais au moins elle est là !
En vrai, j'aime vraiment quand Juliette sort son caractère XD bon c'est pas cool pour elle, parce que quand ça arrive c'est que la coupe est pleine.... mais j'aime bien cette facette de son personnage.
Je me réserve la suite pour le week end ~
Oui, ça fait du bien de sortir des non dits même si ça peut être difficile à entendre :)
Oui j'aime beaucoup aussi quand elle est poussée à bout, ça construit un peu son caractère et sa personnalité, ça la fait sortir de son destin tout tracé imaginé par ses parents :)
Merci pour tes retours adorables comme toujours !