En entendant la voix, le cœur de Loup manqua un battement. À une dizaine de pas il y avait un homme, grand comme une montagne, assis comme lui au bord du canal et qui prenait le soleil en fixant les reflets sur l’eau. Il était d’âge mûr, mais glissait vers Crapouille et Loup un regard d’enfant moqueur sous son bonnet gris.
― Je t’avais dit, murmura Crapouille, en jetant un coup de patte à l’oreille de Loup. Tu fais pas attention.
Elle fixa ses yeux billes sur l’inconnu qui riait encore et cela le secouait tout entier, comme un volcan qui aurait attrapé un rhume.
― Moi, c’est à mon chien que je parlais, comme ça, mais je dois dire qu’on n’a jamais eu de conversation aussi passionnée que la vôtre avec votre chat.
Il y eut un silence tendu, pendant lequel Loup se demanda si c’était à lui qu’on s’adressait. Puis, ayant remarqué les étincelles que l’inconnu lui jetait de ses yeux clairs, il eut la certitude que ça ne pouvait être qu’à lui. Alors, il se demanda s’il était obligé de répondre.
― Ah, fit-il, en tirant un sourire forcé pour répondre à l’air enjoué du bonhomme.
Crapouille se faufila hors des bras de Loup et s’avança d’un pas léger vers l’inconnu, la queue levée en point d’interrogation. Loup aurait voulu la rappeler, mais elle se cambrait déjà sous la main étrangère pour aller chercher la caresse. Il profita de ce que l’homme avait les yeux baissés pour l’observer. Il était costaud, pas de cheveux ou très peu, cachés sous un bonnet en laine sombre, des mains larges et longues qui couraient avec art au milieu de la fourrure de la petite chatte, un visage mobile et lumineux. Loup prit son sac et s’approcha afin d’être plus près de Crapouille qui se roulait de plaisir entre eux deux.
― Z'avez de la chance, c’est pas tous les jours qu’on croise des chats aussi câlins. Pas peureux pour un sou, en plus.
― C’est une chatte.
― Ah ! Et une pipelette, à ce que je vois.
L’homme n’attendit pas que Loup réponde, il riait sans bruit en grattant le menton de la pipelette qui s’était mise à ronronner. Comme Loup le dévisageait sans comprendre ce qu’il y avait de drôle, il se prit à esquisser un sourire crispé. Par imitation, comme les bébés sourient parce qu’on leur sourit. L’inconnu jeta ses yeux très bleus à la rencontre du visage froissé de Loup.
― Tu viens d’où, dis ?
― De loin. Je cherche une amie qui a disparu.
― Y en a beaucoup, des disparitions, par ici. Les gens sont inquiets. Tu devrais pas voyager seul comme ça, bonhomme.
― Je suis pas seul, j’ai Crapouille, répondit Loup d’un air ingénu.
― Ah ! C’est Crapouille ! fit-il, d’un ton caressant, en lissant le poil de la chatte qu’il avait délaissée le temps de s’adresser à Loup. Et toi, comment tu t’appelles ?
― Loup.
― Loup, répéta-t-il d’un air amusé que le jeune homme ne s’expliqua pas. Moi, c’est Pat. Eh bien, Loup, je vais te dire, sans mauvais jeu de mots, j’ai une faim de loup, et je suis sûr que Crapouille aussi. Si ça te dit de partager un repas avec ma famille et moi, tu sais, quand y en a pour trois, y en a pour cinq. C’est juste là. Tu manges, tu te reposes, tu nous parles de ton amie, et on va voir ce qu’on peut faire. Ça te dit ?
Loup ne répondit pas tout de suite, parce qu’il ne comprenait pas. Que des gens comme Laëtitia ou Jeff rendent service à Bell, ou qu’on se prenne d’affection pour Crapouille allait de soi. Mais qu’un inconnu lui propose de l’aider, lui, de but en blanc, c’était suspect. Cet homme avait l’air d’avoir tellement ri que sa peau souple en avait gardé des plis. Il avait des gestes d’enfants qui surgissaient dans son corps d’adulte et qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Comme celui de tendre les jambes au bord du canal où ils étaient assis, toutes droites et les pieds flex, en attendant la réponse.
Loup se demanda soudain s’il était encore capable de percevoir l’âme des gens d’un seul regard, comme quand il était un animal. Ou si cet homme aurait été si gentil, s’il avait été un loup. Sûrement non. Pourrait-on lui en vouloir ? Et peut-on se fier à quelqu’un qui nous accepterait sous une forme et pas sous l’autre ? Et alors, une fois qu’on le sait, qu’on n’est apprécié que sous certaines conditions, est-ce qu’on pardonne, est-ce qu’on reste, est-ce qu’on tente d’être amis quand même ? Et pourquoi est-ce qu’on reste ? Qu’est-ce qui nous fait peur au point de trouver normal de n’être aimé qu’en partie ?
― T’es pas obligé, tu sais.
L’inconnu gardait les yeux baissés sur Crapouille, peut-être pour ne pas avoir l’air de le dévisager, et lui laisser l’espace de la réflexion. Mais sa voix avait perdu le timbre enjoué qu’elle avait pris jusque là. Ses traits retombaient, au repos au coin des yeux. Crapouille ronronnait, collée contre sa jambe, sans se poser de question. Ce qui comptait pour elle, c’était la douceur.
― Je veux bien.
Pat releva la tête. Les résidus d’une drôle d’émotion encore présents dans ses yeux clairs.
― Mais juste une nuit. Il faut vraiment que je la retrouve.
Avoir quatre pattes pourvues de griffes et un long corps souple, c’était à la fois étrange et jubilatoire. Tellement jubilatoire que Bell, de là où elle se trouvait, avait à peu près oublié la colère et la peur ressenties avant la métamorphose. Elle avait attendu que le soleil se couche, assise à l’ombre du bosquet d’où on voyait émerger la pointe du Pic du Grand-Merle, tordue comme un vieux chapeau. Elle écoutait les oiseaux s’organiser en piaillant des remarques, des conseils, des recommandations. Il y avait en particulier un rouge-gorge qui, perché sur une branche, claironnait depuis des heures une conférence. Celle-ci traitait allègrement de la commodité d’une branche bien orientée, des subtilités de l’architecture d’un nid convenablement bâti, autant que des lois qui permettaient de repérer les meilleures larves de limaces. Et cela, tout en réitérant à chaque instant que c’était là, sur cette branche, qu’il était le mieux, le rouge-gorge, et qu’il avait bien l’intention d’y rester. C’était sa manière de séduire les femelles. Les autres oiseaux le savaient et répondaient avec indifférence. Le volatile poursuivait ses commentaires tonitruants.
― Et y a un loup, y a un loup tout calme dans le bosquet, regardez là, regardez-le qui nous entend et qui dit rien, l’a rien à dire, de tout ça, quand on est loup on cherche pas les limaces, ni les hautes branches, ni à faire un nid, mais y a un loup qui nous épie, c’est pas commode, c’est pas commun, regardez-le, qu’il est serein !
Bell s’amusait de son baratin. Les autres oiseaux s’en fichaient bien. Elle attendait la nuit. Déjà le soleil caché derrière la montagne teintait le ciel d’un délire mauve, et elle se demandait si elle avait pris le temps d’apprécier suffisamment les couchers de soleil, jusque là. Elle ne s’en souvenait que d’un. C’était Elena qui l’avait tirée en haut d’une tour, et elle était venue, parce qu’à Elena, elle ne refusait rien. Le soleil avait été là, un peu déformé contre l’horizon, orange dans un ciel repeint en rose bonbon. La fillette s’était exclamée : « on dirait un œuf au plat qui serait tombé amoureux », et ça l’avait fait rire.
Elle en était là de ses rêveries quand elle s’aperçut que les nuances de violacées laissaient place à un bleu teinté d’un gris laiteux, comme la fourrure du loup qui était resté sur la montagne. À cette pensée, son cœur se serra. Ses griffes aussi, grattant la terre meuble sous ses pattes. Il n’y avait qu’un mouvement à faire pour bondir hors du bosquet et filer au milieu de la campagne sous couvert de la nuit. La route pouvait être longue, et elle ne voyageait que du crépuscule à l’aube pour éviter les chasseurs. Sa première rencontre avec l’un d’eux, en pleine journée, l’avait rapidement persuadée de la nécessité d’attendre.
Elle pensait encore que le loup pouvait être en vie, elle voulait retrouver Crapouille.
Le soleil s’engouffra sous la montagne. Elle se releva avec son nouveau corps, léger, souple, puissant, et s’élança dans la plaine.
― L’est parti, le loup, l’a bondi comme un fou, l’a jailli, l’a surgi, déguerpi, hou hou hou ! chantait le rouge-gorge.
Je trouve ce chapitre très beau, plein de liberté et de poésie. On a l'impression d'assister aux lentes métamorphoses de l'esprit, après les brutales métamorphoses du corps. Cette baignade dans l'eau glacée est forte en symbolique (d'autant plus que Loup est comparé à un nouveau né peu après).
C'est toujours très très bien écrit, j'adore la description de Pat, son "visage mobile et lumineux". La conférence de l'oiseau est excellente aussi, c'est drôle et subtil (j'adore Prévert, et j'ai l'impression que vous partagez un peu le même sens de l'humour).
Merci encore pour ta lecture et tes précieux commentaires ! je suis contente que Pat te plaise :)
En effet je me suis beaucoup amusée sur la conférence du rouge-gorge, peut-être avec un petit côté Prévert ;)