XVIII. Sans Cœur

La Magicienne Sans Cœur fit face à la princesse de toute sa hauteur, mais n’esquissa aucun mouvement, ni pour s’éloigner ni pour s’approcher d’elle.

Bien que tout son corps fut plus tendu qu’une lame de fer, elle retrouva rapidement son calme. Elle demeura face à sa prisonnière, droite et fière, menton levé, épaules redressées.

Silencieuse.

Son immense manteau de velours se déployait de part et d'autre de ses pieds, ses larges manches suivant les courbes de son corps, ses lèvres d'un violet intense éternellement déformées par un sourire glacial.

À cet instant précis, sa stature majestueuse et son allure inquiétante en auraient terrorisé plus d'un.

Mais Juliette n’avait plus peur.

Elle ne craignait plus les yeux derrière la capuche, ni le corps caché sous le noir. Parce qu’elle ne croyait plus au cœur qui peut-être jadis gisait sous la peau blanche.

Elle était fatiguée d’avoir peur.

Mais peut-être pas assez lasse pour ne plus espérer.

La magicienne ouvrit alors ses lèvres fines. Un rire cynique s’en échappa, tandis qu’elle écartait les mains, comme pour ouvrir ses bras au monde.

Pour mieux le dominer.

— Ainsi, notre cher souverain avait raison. Une femme qui refuse un contact charnel est une femme froide. Une femme qui supporte la souffrance sans broncher est une femme insensible. Une femme qui est animée par la haine est une femme cruelle. Une femme qui préfère taire ses sentiments serait donc une femme sans cœur ?

Les bras de velours s’abaissèrent lentement.

— Ah, les hommes… siffla-t-elle, sardonique. Persuadés que les femmes sont moins intelligentes car elles ne parlent pas. Alors qu’il en est tout le contraire. La femme est consciente que chacun de ses mots pourra être un jour retourné contre elle. Elle sait pertinemment que le silence est d'or et la parole vaine. Les désirs des hommes passeront toujours avant ceux des femmes. À quoi bon parler pour ne pas être écoutée ?

À nouveau, la femme en noir écarta les bras. Pendant l’espace d’une seconde, dans un fragment de folie, Juliette se prit à espérer qu’ils l’invitaient à s’y réfugier, mais la froideur des mots l’en dissuada.

— Toutes celles qui ont parlé sont mortes. Avez-vous déjà entendu parler de cette jeune guérisseuse, morte sur le bûcher car elle avait osé un jour soigner l’irrécupérable ? Et de cette comtesse décrite comme démente, proclamée hérétique par les Cloîtres et son village tout entier ? Ou encore cette princesse qui a préféré pactiser avec le Néant plutôt que partager son souffle avec les hommes ? Certaines, comme ces femmes, ont un jour eu le courage de parler. Et regardez aujourd’hui la malédiction qui les entrave. Les autres, en revanche, ont préféré se taire, choisissant la survie aux dépends de la dignité. Alors, oui, peut-être avons-nous décidé d'accepter. Et maintenant, le silence serait synonyme d’infériorité ?  D’indifférence ? D’insensibilité ?

Un son dissonant, guttural secoua l’air et se fracassa contre les murs. Juliette mit quelques instants à le reconnaître pour qu’il était réellement : un rire.

Cynique, empli d’un venin qui pourrissait depuis des millénaires, et pas seulement dans les entrailles de la Magicienne Sans Cœur.

Dans toutes les bouches, dans toutes les gorges.

— Pauvre idiote. Pauvres idiots. Le silence est synonyme d'intelligence. Et c’est cela qu'ils n'ont toujours pas compris. On m'a traitée de tous les noms. Femme cruelle, sans pitié, sans état d'âme, être insensible, vile créature, servante du Néant. Crudelis, la sorcière qui emportera vos enfants et brisera l'âme de vos hommes !

Elle jeta ses bras vers le ciel, comme pour prendre les cieux, le monde à témoin. Juliette voulut courir et saisir ses bras pour les ramener vers la terre, les ramener vers l’espérance.

Vers elle.

— Alors, oui, évidemment. Magicienne Sans Cœur je suis devenue. Mais comment pouvez-vous affirmer qu'une femme n'a pas de cœur si vous ne l'avez pas cherché ? Si peu de gens le cherchent sincèrement. Et les imprudents qui parviennent à le trouver, n'y voyant pas de place pour eux, préfèrent dire qu'il n'existe pas. Il est si facile pour l’homme ne possédant pas le cœur d’une femme de dire qu'elle n'en possède pas. Oh oui ! Tellement plus facile que d'avouer qu'il n'y a pas de place pour lui. Tellement plus facile que de renoncer à posséder.

Les bras de la ténébreuse femme redescendirent avec lenteur et grâce. Sa main décorée d’une pierre bleue vint recouvrir la seconde.

Des bruits de pas légers retentirent tout près de la magicienne, et Juliette aperçut la large silhouette noire et soyeuse qui s’enroula tout autour des hanches de la magicienne.

Deux orbes dorées se braquèrent sur elle.

— Malheureusement, le cœur est toujours là. Il bat, plus faible et plus vide, au fond de la poitrine. Guettant la venue de l’âme charitable qui daignera écouter.

La bague saphir étincela dans la pénombre lorsque Crudelis tendit une main, impitoyable et accusatrice, vers la princesse.

Une main qu’elle aurait désiré prendre entre les siennes juste pour lui prouver qu’elle a tort.

— Alors à toi qui, comme tous les autres, ne sais pas voir au delà de l’illusion, ouvre grand tes yeux… Car aujourd'hui, tu vas enfin voir ce que cache la légendaire Magicienne Sans Cœur !

Juliette n’eut pas le temps de s’interroger sur la soudaine familiarité de Crudelis car déjà celle-ci levait les bras grands ouverts vers le plafond sinistre. Une épaisse fumée de la couleur de l’eau glacée s’engouffra dans la pièce circulaire, s’immisçant petit à petit par la petite meurtrière pour former un tourbillon parfait au centre du donjon.

Peu à peu la fumée s’entortilla, tournoya pour envelopper le corps de la Magicienne Sans Cœur, formant une immense tour de fumée, bleue et froide.

La princesse dressa un bras devant son visage pour se protéger du vent, mais rapidement, la tornade ralentit, ralentit et se laissa tenter par l’accalmie. La forme noire se dessina de nouveau derrière les nuages cyan.

Juliette ouvrit la bouche mais s’interrompit quand un craquement déchirant résonna.

Ses bras toujours tendus vers les cieux venaient de se briser en deux dans un angle étrange, comme une brindille. Puis, centimètre par centimètre, leur peau se solidifia et se recouvrit d’une écorce sombre, irrégulière. La parure de velours se dissolut pour laisser place à la silhouette d’un arbre droit et fier. La bague saphir, les doigts blafards devinrent feuilles mortes et grises.

Orbes de misère saupoudrées par endroit de taches rouge écarlate.

Un rouge que Juliette connaissait bien.

Sa mâchoire se décrocha. L’air froid emplit sa bouche, à défaut des mots qui ne pouvaient plus en sortir. Sans réfléchir, elle marcha vers l’arbre aux baies rouges, tendit une main…

 

Doum.

 

Elle s’immobilisa.

Le son assourdissant qui ressemblait à un coup de tambour provenait de nulle part et partout à la fois. Il perça la peau de Juliette lorsqu’il tonna pour la première fois.

 

Doum.

 

Et toutes les fois suivantes.

Et le tronc se déchira en deux. En son centre, à la naissance des branches tordues, un trou béant se découvrit. Un abîme sans fond qui abritait une petite pierre bleutée brillante à en éblouir la nuit.

Une petite pierre ovale et lisse qu’elle était persuadée d’avoir vue quelque part.

Doum.

Cette faible lueur solitaire ne le demeura pas longtemps.

Juliette écarquilla les yeux.

De la pierre bleutée jaillit un liquide bleu étincelant qui se répandit dans tout le tronc. La lueur cyan s’engouffra dans les rainures fines du bois pour descendre jusqu’au pied, voler jusqu’aux branches. Rapidement, elle forma des centaines de filaments scintillants qui serpentaient le long de l’écorce, illuminant les feuilles mortes pendant des poussières de secondes.

 

Doum.

 

Et le torrent bleu s’élança de plus belle.

Ébahie, Juliette ne chercha plus les mots.

Elle avança.

 

Doum.

 

Encore.

 

Doum.

 

Et encore.

Le saphir scintillait de mille feux, battait de plus en plus vite, de plus en plus doux.

Comme une mélodie.

La princesse sourit à l’arbre de saphir. Elle chassa le chatouillement au coin de ses yeux d’un revers de main, avant d’approcher ses doigts de l’écorce qu’elle imaginait chaude et rugueuse.

Lentement, sa main s’abaissa.

 

Doum.

 

Doum.

 

Ses doigts rencontrèrent le bois.

Elle décrivit un pas de plus.

Dans un soupir, elle tourna la tête, nicha sa joue au creux du tronc.

Écouta.

 

Doum.

 

Doum.

 

Un rire, étouffé par le poids qui compressait sa poitrine, s’échappa de sa bouche.

— Oui…

Elle murmura, pour elle et pour l’arbre.

— Je t’entends.

 

Doum.

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Papayebong
Posté le 17/01/2024
Ce chapitre est bien écrit, on part à la recherche du cœur de Saphira, mais pourquoi part-elle dans une diatribe sur la société patriarcale qui me parait hors propos pour introduire le fait simple "qu'il faut apprendre à la connaître pour decouvrir son coeur" ?
C'est une bonne idée de vouloir dénoncer la puissance des hommes à cette époque et l'impuissance des femmes face à leur destin, mais il ne faut pas tout mélanger...
Contesse
Posté le 09/02/2024
Je suis bien d'accord avec toi, mais c'est Saphira qui mélange tout, c'est ainsi qu'elle voit les choses et c'est ça qui est le ciment de sa haine ! Mais je suis parfaitement d'accord avec toi, ce n'est pas lié en réalité x)
Edouard PArle
Posté le 12/01/2024
Coucou Conts !
Très joli chapitre, je ne vais pas paraphraser Alodie, son commentaire résume bien mon ressenti ! On sent qu'il se passe quelque chose d'important et je suis curieux de voir les conséquences que ça va avoir sur nos deux protagoniste (=
Un plaisir,
A bientôt !
Contesse
Posté le 13/01/2024
Re !

Merci pour le compliment ! Je suis contente qu'il te plaise :D Pour les conséquences, tu verras ça bien vite ahah

Merci pour ton commentaire comme d'habitude !
A bientôt ;)
AlodieCreations
Posté le 16/12/2023
Coucouuu !

J'ai été captivée par le chapitre ! La transformation et tout... j'étais comme une gamine devant un disney quand il y a de la magie XD C'était très prenant ! Et intéressant.
Contesse
Posté le 28/12/2023
Awww je suis super contente que ce chapitre t'ait plu ! J'espère effectivement avoir réussi à retranscrire la magie et la beauté du moment entre ces deux p'tites dames :)

Merci pour ton com <3
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