La lumière du ciel jaillit dès que Loup passa les portes de la ville. Dans la vallée, des maisons éparses, plantées sur la terre en pente, jetaient sur l’herbe la tache brune de leurs tuiles. Les troupeaux paisibles s’y répartissaient comme des pâquerettes. Çà et là, des îlots de verdure proposaient des refuges dérisoires aux voyageurs en mal de solitude. Loup déposa le petit corps inerte de Crapouille dans le creux de son bras, où il s’imaginait qu’elle sentirait moins les secousses de la marche, et se dirigea sans hésiter vers un bosquet qu’il connaissait, juste en face d’une bergerie. Si Bell était bien dans les environs, c’était là qu’elle irait.
Crapouille était loin en elle-même. S’il approchait son oreille du bout rose de son museau, il l'entendait qui respirait encore, mais d’un souffle plus léger, plus profond que quand elle dormait. Loup mit sa main libre sur sa tête pour la protéger, et accéléra le pas.
― Voilà, je te l’avais dit ! T’as voulu y aller seule, et maintenant il s’est enfui, avait platement conclu Vik après que Zia lui avait raconté ce qu’il s’était passé dans la ruelle.
De loin, on croirait voir des jumeaux. Deux jeunes types à l’allure désabusée. C’étaient des frères. Vik et Morice. Parfois Zia pensait qu’à force d’être avec eux, qu’ils auraient pu être ses frères. Parce qu’ils se moquaient d’elle à tout moment, et que cela l’énervait. Les frères, selon Zia, devaient être ainsi : collants, et ne la prenant jamais au sérieux. Tout cela ne se passait sans doute que dans la tête de Zia. De leur côté, Vik et Morice étaient loin de considérer Zia comme une petite sœur adoptive.
Elle avait été expéditive dans son rapport : elle n’avait pas eu le temps de poser des questions à l’étranger, son piaf l’avait agressée, et l’autre s’était enfui. Inutile d’entrer dans les détails.
Morice écouta avec attention et remarqua, avec l’air insinuant qu’il prenait quand il soupçonnait Zia de mentir ou de déformer la réalité :
― Les corbeaux, ça n’attaque pas comme ça.
Zia se contenta de lui jeter un regard de défi et décida de répondre à Vik plutôt qu’à Morice :
― C’était justement pour qu’il s’enfuie pas que j’ai voulu y aller seule. Jamais il aurait parlé si on y était allés à plusieurs, se justifia Zia, de sa voix monocorde.
― Oui, parce que là, maintenant, on en sait plus, lança Morice avec une brusque ironie. Tu crois qu’une brute comme toi suffirait pas à effrayer n’importe qui ? ajouta-t-il en riant bruyamment.
C’était la différence entre Vik et Morice : quand l’un haussait les épaules, l’autre éclatait. Zia se contenta d’abaisser froidement les paupières, pour ne pas montrer qu’elle était vexée qu’il la voie comme une « brute ». Le fait est qu’elle l’aurait été tout autant si Morice avait dit qu’elle était douce et compatissante.
― Qu’est-ce t’en as tiré, quand même ? Est-ce qu’il sait quelque chose ? relança Vik, que la querelle souterraine des deux autres laissait de marbre, et qui fixait la porte de la ville par où l’inconnu s’était échappé.
Zia resta impassible pendant un temps, goûtant secrètement le plaisir de détenir cette infime sorte de pouvoir, d’être celle qui décide de ce qui allait advenir.
― Évidemment, répondit-elle, dans un souffle, en détachant chacune des syllabes. Il est…
Elle allait dire qu’il était dangereux, songeant à cet instant où elle avait cru le voir se métamorphoser en loup. Elle eut même envie de leur raconter ce moment-là, ne serait-ce que pour effacer le sourire bestial qui déformait le beau visage de Morice, ou pour pousser Vik à écouter des deux oreilles, mais elle s’interrompit brusquement. Une petite main s’était glissée dans la sienne, légère comme une eau vive, capable de se faufiler n’importe où, et qui ne devient solide qu’au contact des autres. Elle baissa la tête. À côté d’elle, Joey tenait sa main dans ses doigts fins.
― Il est un peu bizarre, acheva-t-elle, dans un souffle.
Joey lui faisait signe de la tirer hors du groupe pour lui parler. Zia ne bougea pas.
― On avait remarqué. C’est qui celui-là ? demanda Vik, en ne soulevant qu’un seul sourcil.
Zia ne dit rien. Elle ne savait pas. Joey ne réagit pas non plus, parce qu’il ne répondait qu’aux questions qu’on lui posait directement. Aussi ne prit-il pas la peine de considérer Vik ni Morice. Ce dernier s'irrita de devoir attendre que Zia lui fournisse enfin des informations intéressantes. Morice était un traqueur. Il lui fallait une piste, et il était temps de partir. Il jeta un regard blasé sur la silhouette imperturbable de Vik.
― Bon, on y va, conclut Morice en saisissant son fusil.
Ils haussèrent les épaules à tour de rôle, se tournèrent vers la porte de la ville d’un pas nonchalant, du côté où l’étranger s'était échappé. Morice donna son arme à Zia. Elle la prit distraitement de sa main libre. C’était la gauche.
― Faut pas traîner si on veut le rattraper, renchérit Vik. Tu viens ?
Zia essayait de comprendre les paroles de Joey. Il murmurait pour ne pas être entendu des deux autres. La jeune fille céda. Elle s’accroupit face à l’enfant, et tendit l’oreille.
― Je vous rejoins, fit-elle à l’adresse de ses camarades.
À l’ombre, sous des branches fines qui regagnaient timidement leur couverture de feuilles, la louve considérait, pensive, les moutons qui paissaient dans les prés. De grands nuages parcouraient la vallée, comme un épais duvet, cachaient le soleil. Celui-ci se manifestait par des rayons intermittents, coulant dans l’herbe, puis se retirant, discrètement. Il semblait bien que personne ne surveillait le troupeau, que l’espace était lavé de toute présence humaine. Le vent charriait une odeur d’orage. Qui s’intéresserait à un loup qui passe, s’il pleut, s’il tonne ?
Bell aimait ces nuits grisantes, ces courses à travers le pays, la souplesse de son corps glissant dans la nuit, les vibrantes sensations de la matière qui change sous le tissu tendre de ses pattes, le sentiment d’appartenir à cette terre, tout entière, de remuer avec elle, d’y être attachée comme à un être éternel qui la porte tout au long de son voyage, qui lui infuse la force de filer, le cœur battant. Elle aimait le spectacle tournant de la lune et des étoiles qui rythment la nuit, les concerts d’insectes, d’oiseaux, de crapauds qui saluaient son passage, la manière douce dont ses griffes s’enfonçaient dans la terre meuble, puis, à la fin quand le soleil pointait le bout de ses flammes à l’horizon, le plein contact du sol sur son ventre affamé et frémissant.
Elle se dirigeait toujours vers le Pic du Grand-Merle, mais obéissait en cela à une force qu’elle s’expliquait mal. Elle se souvenait seulement qu’elle devait s’y rendre. Pour le reste, elle aviserait. Mais pour l’heure, il y avait plus urgent à décider.
Allait-on le remarquer s’il manquait un mouton ? Si oui, et alors ?
― Bell ?
Bell releva la tête. C’était une pie. C’était la pie. Elle s’était perchée sur une branche, juste au-dessus d’elle. Le cœur de Bell bondit de joie. La pie, celle qui rentrait son bec dans son plumage et disparaissait dans les longs poils du loup, qu’il avait à la base du cou. Cette pie connaissait Crapouille et le loup, elle avait fait partie du voyage, elle avait été témoin de cette partie de sa vie dont les souvenirs ressurgissaient, sans ordre, comme les lambeaux d’une toile déchirée. La pie. Boule de plumes blanches et noires dans la gueule adorable d’une petite chatte aux yeux verts. Un sursaut d’amour la fit se lever et elle posa ses deux pattes avant sur le tronc de l’arbre pour se rapprocher de l’oiseau et mieux l’entendre.
― J’étais pas sûre que ce soit toi. T’es presque à découvert, qu’est-ce que tu fais ?
― J’ai les crocs.
― Forcément, admit la pie, en s’éloignant d’un battement d’ailes, par sécurité. Écoute, j’ai des nouvelles.
Bell, déjà, n’écoutait que d’une oreille, attirée par le blanc éclatant d’une tache bondissante et gauche qui scintillait dans un coin de son œil. C’était un agneau qui rejoignait sa mère en bêlant.
― Bell, reste concentrée. Loup et Crapouille te cherchent.
L’information mit un certain temps à faire son chemin jusqu’à la conscience de Bell, d’autant que les moutons, avec leur lainage d’hiver, paraissaient tous plus gras les uns que les autres.
― Il est en vie ? interrogea-t-elle, dans un nouveau sursaut.
― Bien sûr, répondit la pie sur le ton de l’évidence.
― Mais la sorcière a dit que…
Bell s’arrêta net. La pie avec tourné la tête en entendant un de ses congénères émettre un chant qui la mettait en concurrence auprès des femelles.
― Est-ce que tu sais où ils sont ? poursuivit Bell, plantant ses griffes dans l’écorce afin de ne pas se laisser distraire.
La pie reporta son attention vers elle.
― Quelque part dans la ville, il paraît. C’est un vieux corbeau qui me l’a dit.
Bell prit appui sur le tronc d’arbre afin de retomber sur ses pattes, fixant la ville qui se dressait entre elle et le Pic de la Sorcière. Ce qu’ils faisaient là, elle l’ignorait. Ils n’étaient pas loin, c’était tout ce qui importait.
― N’y va pas, qu’est-ce qui te prend ?
Bell s’apprêtait à bondir, et c’était plus la joie qui la poussait vers l’avant que la réflexion.
― Ça peut pas être si dangereux que ça…
― T’es un loup, t’as oublié ?
― Attends, que fait le loup dans la ville ? Il déteste ça…
― C’est un humain, maintenant.
Bell considéra la chose sans la comprendre, et se mit à douter.
― Tu es sûre ce que ce sont eux ?
― Évidemment. Je suis restée avec Loup quand la sorcière t’a éloignée. Et Crapouille, c’est Crapouille.
― Mais à quoi ressemble le loup ? Comment je peux les trouver ?
― Les humains, c’est tous les mêmes. Je saurais pas le décrire.
Bell demeura un temps muette de stupeur. Un humain. Elle tenta de se représenter quel genre d’humain il pouvait être, mais ne put former en elle aucune image, même vague.
― Il faut qu’ils s’éloignent de la ville.
― On sait. Toi, ne bouge pas. Et ne t’approche pas des moutons.
La pie s’envola. Les arbres fins, les insectes, d’autres oiseaux, des rongeurs étaient là, mais Bell se sentait quand même seule. Les moutons paissaient mollement dans l’éclat argenté de l’après-midi finissant. Comment pouvait-on s’attendre sérieusement à ce qu’elle reste là, avec sa faim qui lui tordait l’estomac et se rappelait à elle à chaque instant ? La nuit tombait. Le temps que la nuit tombe, Bell avait de toute façon déjà oublié le sens de son échange avec la pie. Plus personne ne rôdait, dans la vallée, ou presque plus. Pas dans son champ de vision, en tout cas. Bell se leva.
― Bell, laisse les moutons, sonna le coucou du haut d’un arbre.
Bell émit un soupir frustré et enfouit son museau dans la mousse. Elle attendit, sans bouger, suivant des yeux ces formes bondissantes. Au bout d’un temps, un buisson remua. Une de ses oreilles pivota vers l’arrière. Tournant la tête, elle identifia la cause du trouble : un lapin profitait du crépuscule pour grignoter au milieu des broussailles. Bell fut plus rapide.
Encore un beau chapitre avec des personnages très intrigants, bien différents de ceux rencontrés jusqu'à maintenant. Cette histoire commence à ressembler à une belle mosaïque du genre humain, pleine de nuances et de regards croisés.
Je n'ai juste pas compris "Tu me prends pour une blette ?", comme tu venais de parler de cafards j'ai pensé aux blattes plutôt qu'aux légumes mais je ne vois pas ce qui fait dire ça à Alfrid. J'ai raté un truc ?
Hâte de voir Loup s'enfuir d'ici ! A très vite :)
Je suis contente que tu t'amuses en suivant les aventures de Loup. J'aime beaucoup Alfrid, même s'il n'a pas un caractère bien original !
C'est amusant, ta remarque sur les blettes et les blattes ! Alors pour la petite histoire, il y a une expérience de wwoofing très décevante derrière cette expression : il n'y avait que des blettes à récolter ! J'avoue ne pas considérer les blettes comme un légume particulièrement digne d'intérêt (en plus d'avoir une consonance ridicule) et j'ai imaginé qu'Alfrid partageait tout naturellement mon indifférence (d'autant que c'est plutôt un viandard). D'où l'expression "tu me prends pour une blette" : un petit être imbécile, inutile, dérisoire et insipide.
Ce n'est pas sympa pour les blettes, je te l'accorde. Peut-être je trouverai mieux comme répartie, pour l'instant je n'ai pas d'idée :D
A bientôt !
Belle soirée :)
J'ai fait la blette ce soir en entreprenant de réorganiser le chapitrage ce soir, et du coup, je suis vraiment désolée, mais t'es en avance d'environ 3 chapitres ^^ Alfrid et les blettes, maintenant, c'est au chapitre XVII, maintenant. Je maitrisais sans doute mieux la technique du chapitrage vers le milieu-fin du roman parce que sur ces trois derniers, je n'ai pas changé grand chose, mais sur le début, il y en a plein que j'ai fini par fusionner parce qu'il s'y passait pas grand chose du point de vue de l'arc narratif, ce qui explique ce décalage ^^'. Au niveau du contenu et de la chronologie, pas de changement, par contre !