Yo :-D

55. Yo :-D
(by la créature de Frankenstein)

Je te demande pardon, Chibi. Je ne voulais pas ça, il faut que tu me croies. À aucun moment de ma vie je n’ai souhaité tes membres. Ils m’ont pas laissé le choix. Je te jure que j’ai dit non, même s’il y en allait de mon évasion, j’ai dit non jusqu’au bout. J’imagine que c’est pas facile à croire maintenant que t’es enfermé et moi libre et avec ton corps. Mais c’est la vérité. J’ai rien voulu de ça. Je n’ai pas cédé dans un moment de faiblesse, je ne me suis pas fait avoir par du chantage ou des promesses en l’air, je n’ai pas craqué sous la pression. On m’a fait ça de force et maintenant... vivre avec... je pourrais pas, Chibi. C’est trop m’en demander. Tes bras, ils sont là, partout, où que je pose mes yeux je les vois. Impossibles à enlever. Comme une prison mais en pire. Quand quelque chose les touche, je le sens. J’arrive pas encore trop à les bouger, mais ça vient tout seul des fois, sans réfléchir. Ils sont mille fois plus légers que mes prothèses, ils pèsent rien. Mais je les veux pas. Et ce dont j’ai peur par-dessus-tout c’est de finir par trouver ça pratique, par m’y habituer. Il m’a fallu tellement de temps pour apprivoiser mes faux bras... je les ais gagnés. Ce sont eux, mes membres. Pas les tiens, Chibs, même si on a le même ADN et qu’ils me vont nickel, même si je ne peux pas faire un rejet de greffe, ils m’appartiennent pas et j’en veux pas. Je veux pas les accepter. Je serais capable d’y foutre le feu, de les plonger dans un mixeur sans me poser de questions. La douleur ? J'en ai rien a foutre. Je le ferais et avec le sourire si c’était pas... si c’était pas, putain...

Un souvenir de toi.

Grenade est entré dans la chambre. J’ai voulu me tourner dos à lui, malgré que ça fasse mal à l’épaule sur laquelle j’appuyais. Si elle pouvait s’infecter, se découdre, pourrir. Si je pouvais refaire un choc septique... J’en veux à Grenade comme j’en veux à tous, peut-être même plus. Ils m’ont fait évader alors que je leur avais dit que j’étais en paix. Ça avait rien à voir avec moi, ils voulaient juste soulager leur conscience, ou retrouver leur Barbie. S’ils se souciaient de moi ils auraient pas permis ça. Ils l’auraient pas causé.

- Kiwi, a fait Grenade.

Puis :

- Liam.

Je n’ai pas répondu. Pas envie de faire l’effort. Rien à lui dire. Il s’est assis près de moi, à une petite distance quand même. Hier soir, quand je m’étais réveillé, j’étais dans une chambre inconnue, Grenade en face de moi, j’avais super mal. J’ai essayé de bouger un peu, comme ça, et bim : un bras humain. Ça m’avait fait peur. Grenade avait attrapé la main et j’ai senti sa peau, j’ai eu la sensation, ça m’avait même un peu apaisé. Mais après, j’ai compris. Enfin, j’ai compris ce qu’on m’avait fait, j’étais encore loin de comprendre comment ça avait pu se produire, comment Grenade a osé permettre ça. Il m’a expliqué que Chibi avait agi dans leur dos, tout seul, après m’avoir fait perdre la boucle d’oreille, je vais pas revenir là-dessus. Chibi a plein de qualités mais c’est pas un génie, il sait même pas mentir. Un minimum de dialogue et d’attention aurait pu éviter ça. Grenade le savait autant que moi.

- Comment tu te sens ?

J’arrivais pas me tourner complètement, un des bras restait en arrière, coincé sous la couverture. Je suis donc resté sur le dos comme une baleine échouée. Grenade a eu pitié et m’a aidé à m’asseoir contre les coussins. Il fallait que je mange, d’après lui. Que je reprenne des forces pour pouvoir contrôler les bras et les jambes de Chibi. Il devait pourtant bien se douter que c’était hors de question que je m’en serve, puisqu’il a commencé à me nourrir à la cuillère. Ça m’a fait penser à Belasco. T’arriveras rien à me faire avaler, Grenade, j’ai de l’entrainement. On va voir si tu vas pas finir par y aller au tuyau toi aussi.

Après vingt minutes à s’échiner pour me faire ouvrir la bouche, Grenade a abandonné. Il a posé l’assiette sur la table de chevet et m’a dit :

- Dis-moi quelque chose, Kiwi. Je veux entendre ta voix.

- Je te déteste.

Il a soupiré. Qu’est-ce qu’il voulait d’autre ? Qu’est-ce qu’il pouvait attendre d’autre de moi dans cette situation horrible ? On est restés silencieux longtemps. Je le regardais pas. Il y a quoi à voir, de toute façon ? Comme s’il avait lu dans mes pensées, il s’est redressé, a ramené ses mains sur sa nuque :

- J’enlève mon masque, m’a-t-il prévenu.

Quoi ? Maintenant ? Il est sérieux ? J’ai tremblé sous le coup de... de l’insulte. J’ai pas d’autre mot. Comme s’il voulait détourner mon attention par un cadeau. Une sucette pour que j’oublie la piqûre du docteur. Comme si la colère, le dégout, l’horreur que je ressentais, à ses yeux c’était qu’un caprice de gosse trop gâté.

- Pourquoi faire ? ai-je rétorqué méchamment. Garde-le.

Il s’est figé une seconde, les bras levés, sans savoir quoi faire. Et ouais, Grenade, j’ai été à tes pieds toute ma vie. Depuis 11 ans je te supplie de me jeter une petite miette, la couleur de tes yeux, et tu as refusé à chaque fois sans exception. T’imaginais pas qu’un jour j’arrêterais. T’imaginais pas qu’une fois que t’aurais laissé sacrifier mon clone pour moi, j’estimerais que c’était plus la peine. J’en veux plus de ton visage, Rahim. Il était pas là quand j’avais besoin de lui. Me le montrer maintenant, précisément aujourd’hui, comme un putain de cadeau, c’est pathétique.

Après avoir hésité un peu, comme je n’ajoutais rien, Grenade s’est remis à défaire son masque avec des mains tremblantes. Je vais le regarder cinq secondes sans rien dire (parce que je suis quand même un peu curieux), et ensuite, quand il sera bien mal à l’aise, je lui dirai : tu veux pas le remettre stp ? Je te préfère avec en fait.

Est-ce que c’est assez méchant ? Est-ce qu’il sera suffisamment blessé ? J’espère. Sinon je trouverai bien un moyen d’en rajouter une couche, avec par exemple un mouvement de recul dégouté ou en détournant les yeux.

Le masque a glissé sur ses genoux, et les yeux de Grenade se sont posés sur les miens. Noirs et tristes, exactement comme je m’en souvenais. Mon cœur s’est mis à battre de manière incontrôlable. J’ai murmuré son nom sans faire exprès. Je me rappelais vaguement que je devais être méchant, le blesser, ne pas me laisser distraire comme il voudrait mais... toutes ces brûlures, elles m’ont ramené dans le temps. J’imaginais pas que c’était si grave, qu’il y en avait sur une aussi grande surface. Mon Dieu.

S’il n’avait eu que quelques cicatrices sur les joues, je pense que j’aurais réussi à l’envoyer se faire foutre. Mais devant cette peau défigurée, toute ma colère s’est évanouie. Des traits familiers surgissaient un par uns sous les brûlures. Ses yeux cernés. Sa bouche. La ligne de sa mâchoire. Il s’est passé bien plus que cinq secondes.

- T’es devenu adulte, c’est dingue, ai-je bredouillé complètement perdu.

Il a plus ou moins rigolé, nerveux, en tournant son masque dans ses mains. Dans un éclair j’ai vu son sourire, ses dents.

- T’es beau.

Ça m’avait échappé. Il a passé une main dans ses cheveux.

- Qu’est-ce que tu racontes encore ?

J’avais envie de toucher son visage, mon instinct me hurlait ça, et le bras de Chibi m’a envoyé une décharge. Non. Ça m’a ramené à la situation. Par moments, je sais pas pourquoi, j’essaie d’être FdB. Sans doute parce qu’il est tellement fort, tout le temps. Mais je ne suis pas lui, et être méchant avec Grenade maintenant, ça ne me fera pas de bien. J’ai inspiré un grand coup et j’ai dit :

- Grenade je trouve ça nul que tu me montres ton visage pour me calmer, comme si je faisais un caprice, alors que t’as passé des années à rien vouloir entendre. C’est minable. Chibi est pas... ce qui est en train de se passer avec Chibi dépasse infiniment... nous deux. Je te trouve gonflé de croire que j’ai juste besoin de voir ton visage pour aller mieux alors que avant il y avait tellement de moments où j’en avais besoin, il y avait tellement de moments où ça aurait été... approprié... et t’as toujours été implacable. Qu’est-ce que t’attends de moi maintenant ? Regarde-moi. Tu crois vraiment que c’est ce que je voulais ? Si la taule était le prix à payer pour que t’enlève ton masque, ça aurait été bon pour moi. Ça aurait marché. Mais ça... ce... cette horreur, merde. Je suis désolé mais ton visage vaut pas ça.

J’avais débité ça à toute vitesse, en essayant de pas me mettre à pleurer. Il avait l’air triste, et ça me bouleversait de pouvoir enfin voir ses émotions, je me rappelais plus comment y faire face. Il s’est penché et m’a touché la joue, le cou, comme il faisait quand j’avais mes prothèses. Il s’intéressait pas à la peau de Chibi. Il m’a dit :

- Je l’ai pas enlevé maintenant pour que tu arrêtes de m’en vouloir à propos de Chibi. Je l’ai enlevé parce que je me suis rendu compte que je t’aime, tellement, et j’ai été trop con de te rejeter, je pensais faire ça pour te protéger mais ça n’a fait que nous faire souffrir tous les deux et... et perdre du temps. Pardonne-moi pour ça, Kiwi, si tu peux. Pour Chibi... Pour Chibi j’ai rien. Je suis désemparé. Je pensais qu’avec FdB on arriverait à empêcher ça, je me pardonnerai jamais d’être arrivé trop tard.

Il m’avait expliqué hier que ça avait déjà été galère de s’organiser face à la décision que Chibs avait pris tout seul de se rendre, mais qu’en plus il y avait eu un cafouillage au niveau de la date, ce genre de détail aux conséquences démesurées. Grenade m’a essuyé un œil avec sa main chaude.

- Tu es sûr que tu ne veux rien manger ? Je peux faire autre chose.

- Nan... je voudrais être seul.

Ce que je voulais en vrai c’était m’approcher encore de lui, et toucher sa peau brûlée avec ma joue, avec mes lèvres et mon front, et je serais vachement près, alors il me prendrait dans ses bras et me serrerait fort, je pourrais enfin mettre ma tête dans son cou sans que les sangles de son masque à gaz me gênent. Je pourrais l’embrasser... Nan ça j’y arriverait pas, ça faisait si longtemps.

- D’accord, a fait Grenade après un moment. Je te laisse alors.

Il s’est levé, il a essayé de m’ébouriffer les cheveux mais ils étaient trop courts pour ça. La familiarité du geste m’a quand même un peu retourné. Il m’a laissé seul. Si on considère que je puisse encore l’être. J’ai baissé les yeux sur les bras autour de moi. Est-ce que Grenade avait remarqué ? Sur le gauche, à l’intérieur du coude, il y avait un espèce de tatouage tout baveux, aux contours encore un peu rouges. Ça me grattait sans arrêt. Chibi avait dû le faire lui-même avec des aiguilles, probablement juste avant de se livrer chez Santorga. Autrement dit, il avait écrit ça pour moi. Il s’était planté des aiguilles à répétition pour me transmettre ce message, bancal et tremblotant :

Yo :-D

Chaque fois que je posais les yeux dessus, et vu comme ça me grattait c’était souvent, j’étais pris de putains de bouffées de désespoir à en gerber. A la différence de nous tous, Chibi savait ce qui allait se passer. Il a fait en sorte que ça arrive parce que c’était ce qu’il voulait. Finir comme ça, amputé dans sa capsule. Grenade et FdB arrêtent pas de dire qu’on va le sortir de là, qu’on va le récupérer et trouver un moyen de lui rendre ses membres. Ils se trompent, on le fera pas. Chibs a proposé lui-même d’avancer la date de la greffe pour être certain que les autres ne puissent pas l’arrêter. Qu’est-ce qu’il ferait une fois libre, sans bras ni jambes ? Tout le monde a l’air de penser que ce n’est pas si difficile de s’adapter aux prothèses ou même à ne rien avoir, juste parce qu’ils ont vu que moi j’y arrivais. Mais justement, moi qui ai été à cette place je le souhaite à personne. Les deux années qu’il m’a fallu pour pouvoir bouger mes bras, toutes les opérations, le poids que ça pèse, les batteries à charger...  ça vaut pas le coup. La vie vaut pas cette peine. A la place de Chibi je ne voudrais pas qu’on me sorte de la capsule, tout comme moi-même je ne voulais pas qu’on me sorte de l’isolement, et Chibi l’avait compris. En avançant la date en secret il anéantissait aussi les chances que le plan de Grenade et des autres pour me récupérer fonctionne.

J’ai jamais cru que les clones et leurs souches pouvaient être lié par un genre de connexion mystique, ça pour moi c’est des conneries. Mais quand le bras me démange au niveau du tatouage, me rappelant à lui... Yo :-D... Chibi ne s’en tirera pas vivant. Si on le récupère, il trouvera un moyen d’y retourner. Ce tatouage sur sa peau greffée à moi, c’était son message d’adieu. C’est déjà assez... assez triste... assez déchirant comme ça. Alors quand j’entends les autres dire qu’on va le sauver, le ramener ici et que tout ira bien, j’ai envie de leur péter la gueule.