Dean progressait avec précaution sur le terrain irrégulier parsemé de touffes d'herbes. Dans cette partie excentrée de la ville, tout paraissait moins propre et moins organisé. Le soir tombant accentuait cette impression d'incertitude, les quelques immeubles disparaissant dans le flou de brumes persistantes. Mais il était résolu à aller jusqu'au bout de sa décision.
Un mois s'était écoulé depuis sa dernière rencontre avec Lana. Il avait bien essayé de renouer le contact, mais elle n'avait pas répondu à ses messages. Quand il s'était rendu à l'érable géant, on lui avait dit qu'elle avait déménagé, sans laisser de nouvelle adresse.
Et maintenant, il déambulait dans cette zone à risques qui n'était même pas desservie par les tubes de transport. Il avait fini le chemin à pieds, et à cette heure de la nuit...
Ses pensées furent interrompues par la vision d'une silhouette se déplaçant derrière les buissons. Il voyait enfin l'homme qui lui avait fourni son verre cocktail - et d'autres objets d'époque qu'il cachait soigneusement.
L'homme avait choisi une identité flatteuse - un mousquetaire français du 17ème siècle - mais son aspect défraîchi montrait le peu de respect qu'il portait au Similar. Dean l'avait rencontré par hasard, alors qu'il explorait un espace virtuel consacré aux civilisations disparues. La discussion avait d'abord été banale, mais son interlocuteur avait fini par lui proposer d'authentiques - et interdits - objets anciens.
L'avatar sous forme de vieil archéologue débonnaire n'avait rien à voir avec ce mousquetaire au regard dur et suspicieux.
"Appelez-moi Rusty" fit ce dernier.
"En général, je n'apparais pas au grand jour à mes clients, mais dans des cas comme celui-ci, je fais exception", reprit-il avec un sourire sarcastique.
Dean n'était pas rassuré. Ce qu'il s'apprêtait à faire était irréversible, et le mettrait définitivement en marge de la société.
"Alors comme çà, vous souhaitez faire le grand saut ? Vos séances d'immersion ne vous suffisent plus ?"
"Mes motivations ne vous regardent pas" répliqua Dean, sur la défensive. "Parlons plutôt de comment çà va se passer".
"Rien de plus simple" fit Rusty. "Ce n'est pas très différent de vos séances de plongée classiques, sauf que cette fois vous ne serez pas réveillé. La phase de sommeil est en principe infinie."
"Et comment pouvez-vous faire çà?"
"C'est assez compliqué techniquement...pour faire simple, il y a une nanopuce à fission nucléaire qui maintient le système activé. Pour les fonctions vitales, vous serez en stase et votre corps sera géré par un bloc somatique de dernière génération. Donc aucune inquiétude à avoir, nous avons des patients en immersion depuis déjà plusieurs années".
"Et pour la période, 1986 ?"
Dean n'envisageait pas une autre époque. S'il devait quitter sa vie actuelle, il fallait que ce soit pour un univers qu'il connaissait déjà et qu'il appréciait.
" C'est très bien; nos enregistrements sont bien documentés sur ces années. Nos techniciens ont fait un bon travail là-dessus".
Le point qui inquiétait Dean était celui de la contrepartie. Quand l'argent n'existe plus dans un système où rien ne vous appartient, qu'est-ce qui peut avoir de la valeur ? Il avait entendu toutes sortes d'histoires sur les pratiques des bandes de parias, qui ne le rassuraient vraiment pas.
Le mousquetaire l'observait en silence. Ses yeux brillèrent quand il reprit la parole.
"Je sais à quoi vous pensez, qu'est-ce que je veux en échange ?
Comme vous le savez, on change ses organes avec des greffons intelligents quand on atteint une centaine d'années. Tout le monde garde ses organes d'origine jusque là, mais certains chercheurs hors système en recherchent pour leurs travaux."
Rusty regardait avec délectation le visage de Dean se décomposer.
"Vous n'avez pas à vous inquiéter" fit-il enfin. "Vous aurez vos greffons IA avant le timing habituel, c'est tout, et bien sûr avant votre plongée. Vous ne verrez pas la différence, et de toute façon vous serez en immersion par la suite".
Dean savait qu'il devait faire confiance à son interlocuteur. Il était déjà sorti du système et avait pris des risques. Il ne lui restait plus qu'à aller jusqu'au bout.
"D'accord", fit-il dans un soupir.