01 || IL PLEUT DANS MON CŒUR COMME IL PLEUT SUR LA VILLE

Par Eckynox

          Il fait si beau, dehors. Il fait si beau que le soleil entre à flot, transcende les rideaux, jusqu’à envahir ma chambre d’une douce lueur familière, réconfortante. Cette même lumière solaire passe aux travers de mon âme et me réconforte un peu. A mes pieds, ma valise ouverte, où j’envoie valser chacun de mes vêtements, les uns après les autres, telle une bouillie incommensurable de tissus et de coton dans un bol de cuire. Je la déteste, cette valise. Elle a appartenu à mon père.

 

          Ce matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, bien avant que les astres ne le fassent, j’avais dans mon cœur un profond désarroi. Les vacances ont pris fin, et après deux mois de paresse, je ne suis pas sûr d’avoir envie de reprendre la cadence des jours qui défilent. La vérité est là; je ne voulais pas me réveiller ce matin. Mon esprit me paraît semblable à cette valise, cette valise qui, je le veuille ou non, ne sera bientôt plus la sienne, mais la mienne, un simple amas incompréhensible, inédit, de stupeur, et de tragédies.

 

          Dur de penser qu’hier encore, j’étais au potager, j’arrosais mes carottes en fuyant mes pensées corrosives, plongé dans une sorte de déni interstellaire pour m’empêcher de penser à aujourd’hui. Mais voilà, nous y sommes. Dimanche a sonné à ma porte, et dans moins d’une heure, valise en main, je reprends le chemin de l’école.

 

          En mars dernier, j’avais fait une demande de bourse pour payer mes frais de scolarité. En plus du potager et des travaux ménagers, je passais donc mes nuits à travailler. J’ai décortiqué chacune des figures célèbres des temps jadis et du nôtre, j’ai retenu tous les noms, toutes les dates, tous les théorèmes, j’ai vomi des mathématiques entre deux cafés et, au fil de mes nuits blanches, de mes insomnies, j’ai fini par réussir.

          En bref, il n’y a pas de secret; j’ai travaillé comme si ma vie en dépendait. J’ai sacrifié mon quotidien pour obtenir cette bourse, ce même argent que nous n’avions jamais eu, manifestement. Car depuis le décès de mon père, ma mère et moi sommes loin de crouler sur l’or, on survit comme on le peut. Je m’occupe de la maison plus qu’il ne l’a jamais fait; ma mère me reproche parfois d’en faire trop, mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que j’ai besoin d’être là, de l’aider. Elle a tellement souffert de sa présence qu’elle ne devrait plus jamais souffrir de son absence, alors, j’essaye de faire un maximum pour que cela ne lui pèse pas. Grâce à cette bourse, je ferai de longues études, qu’importe ma destination, je récolterai assez d’argent pour nous faire sortir de cet endroit miséreux, de ce village étroit, isolé, qui nous a tant détruit. Parce que tout autour de nous, la campagne gémit, des champs, des champs interminables de tous côtés, une annexe de mairie, des maisons sans histoire, toutes identiques, même toit, mêmes fondations, même briques, des maisons où tout jusqu’à leurs habitants se ressemblent.

          Je vois souvent ma mère éplucher les magazines, envier les publicités à la télévision comme si elle voulait les dévorer. Un jour, elle m’a confié qu’elle adorerait faire les boutiques dans une grande ville. Quand j’ai eu treize ans, on y est allé, elle et moi. On avait économisé pendant des semaines. Tout là-bas était tellement cher ! On s’est promené longtemps dans les allées du centre commercial. Je voyais les yeux de ma mère briller dans chaque vitrine, devant chaque bijoux, chaque vêtement qui valait le prix de son salaire- qu’elle ne pourrait jamais s’acheter. Elle s’arrêtait, elle observait. Parfois, je la poussais à l’intérieur d’un magasin, où elle entrait timidement. Et puis elle prenait rapidement ses aises, discutait avec les vendeuses, tournoyait dans les rayons, comme une petite fille dans un magasin de jouets. Il n’y avait plus d’ombres sur son visage. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Si la situation avait été différente, si j’avais été un adolescent différent, j’aurais sûrement pleuré de honte, c’était ma mère qui trépignait d’enthousiasme à chaque essayage, c’était ma mère ! Mais j’avais simplement envie de pleurer de joie, et de soulagement, sans doute. Elle avait l’air heureuse. Alors je l’ai aidée à choisir une robe. Elle est retournée en cabine. Quand elle a ouvert le rideau, elle avait rajeuni de plusieurs décennies. On a donc regardé les prix, mais rien que la robe était au-dessus de nos moyens. Tous les deux un peu déçus, on a rejoint un café, et on a partagé une glace au caramel. Et puis il nous restait un peu d'argent, alors on est allé au ciné club, et on a acheté un film que l’on avait pas encore vu, « le cercle rouge » de Melville. Depuis la mort de mon père, ma mère et moi passons nos soirées à regarder des films. Le tiers de nos faibles économies partent au ciné club.

          Après notre sortie, j’ai commencé à économiser, dans le plus grand des secrets. C’est là que j’ai créé le potager. Tous les lundis, avant les cours, après avoir préparé le petit déjeuner, j’empoignais la moitié de mes légumes et j’allais les vendre à Clotilde. Clotilde, c’était une dame d’âge mûre, la soixantaine, qui tenait un étalage au marché. Et elle était très amie avec celle qui tenait l’épicerie, alors, en plus de l'argent que la vente de mes légumes rapportait, elle me donnait parfois un peu de chocolat en poudre.

 

          Il me fallut un peu plus d’un an pour rassembler les moyens nécessaires à mon dessein. Ce jour finit par arriver, cependant; on approchait de Noël, c’était l’occasion parfaite. Un matin, j’ai laissé un mot sur la table de la cuisine, puis j’ai sauté dans le premier train pour la ville. Je me suis rendu au centre commercial. Au préalable, j’avais vérifié dans le magazine mensuel de la boutique que la robe de la collection de l’année dernière y était encore (et c’était le cas). Une fois sur place, je me suis rendu compte que l’habit en question était en promotion. En tradition, je me suis rendu au ciné club, et j’ai acheté « retour vers le futur » , un film de Robert Zemeckis, qui était sorti quelques mois auparavant.

          Et puis le soir, je suis rentré à la maison. Ma mère n'avait pas l'air inquiète, bien au contraire, elle semblait amusée par mon comportement et mon sourire idiot. Elle m’a lancé un regard suspicieux, puis j'ai sorti de ma poche la cassette vidéo que j'avais achetée, et nous nous sommes installés sur le canapé, un chocolat chaud entre les mains, et ce nouveau film en face de nous. Elle ne se doutait de rien.

          Est ensuite venu le jour du réveillon de Noël. Nous n'étions que tous les deux, ma mère et moi, comme tous les vingt-quatre décembre depuis quelques années déjà. Sous le sapin, qu’on avait préalablement décoré, j’avais emballé la robe. Lorsque je l'ai offert à ma mère, après avoir ouvert mes propres cadeaux, elle s’est étonnée; elle l’a déballée, a fondu en larmes. La voyant ainsi, je n’ai pas tenu longtemps. Pour la première fois depuis des années, j’ai pleuré avec elle.

          L’un contre l’autre. Je l’aime.





 

          Toujours est-il que nous sommes dimanche, et que c’est le jour J. Ma malette enfin bouclée, j’ajuste mon col de chemise puis je descends les escaliers. Sous mes pas frais et enthousiastes, le parquet des marches grincent joyeusement.

 

          La maison a beau partir en ruine, c’est une vraie mine aux trésors. On y sent les souvenirs imprégnés dans chaque mur, chaque centimètre de papier peint. A chaque couloir, chaque pièce, mon enfance revit, peinte sur chaque photographie. Même les meubles ont une histoire à conter. J’aime cette maison parce que j’ai grandi ici et que j’y ai ma place. J’aime cette maison parce qu’elle fera toujours partie de moi d’une manière ou d’une autre. Mais j’ai beau l’aimer, cette maison, comme le moi d’aujourd’hui, appartiendra bientôt au passé.

          Dans la cuisine, ma mère m’attend. Je constate non sans nostalgie qu’elle porte la robe que je lui ai offerte, deux années auparavant. Mes larmes remontent jusqu’à mes yeux, mais d’un battement de cils, je les contiens; et je sens que ma mère fait de même. On lit l’émotion dans son regard comme dans un livre ouvert. Elle fait taire un épis dans mes cheveux, mais demeure muette. Il y a, dans ces gestes, bien plus que ce que de simples mots pourraient exprimer. 

 

          Et puis, elle se recoiffe elle-même, ajuste ses propres chaussures et on prend la route. Dans les deux heures qui séparent le pensionnat Paul Verlaine de chez nous, on écoute de la musique à la radio. Ma mère pianote sur le volant au rythme de la chanson tout en fredonnant les paroles. Depuis le départ de mon père, elle semble redevenue adolescente. Elle m’a eu très tôt, alors peut-être a-t-elle l’impression d’avoir grandi trop vite, ou qu’on lui a volé sa jeunesse. Parfois, je sens un si fort décalage avec les gens de mon âge que je me demande si l’on n’a pas volé la mienne, d’une manière ou d’une autre, et si un jour, je serais comme elle. 

 

          Le jour défile derrière la vitre et nous on s’enfonce dans la ville. Ce n’est que le matin, le soleil se lève à grand peine, et moi, malgré ma fierté, je me noie dans le stress. Mon enthousiasme semble s’être évaporé; chaque seconde nous rapproche de cet étrange lieu dont je ne connais rien mais qui m'accueillera les deux années à venir. L’angoisse tord mon estomac, au point où je pourrais vomir mon chocolat chaud. Les heures passent, les minutes ruissellent, si vite qu’à un moment je me rend compte que je converse avec ma mère. Je ne sais pas de quoi l’on parle. Quand elle comprend que je ne suis pas vraiment là, elle m’abandonne à mes rêveries d’un sourire. 

          Afin d’échapper à mon anxiété, qui m’est revenue juste après ma légère absence, je me décide à laisser vagabonder mes pensées. Inévitablement, elles se transforment en vers, puis en quatrain. Les rimes s'enchaînent dans mon esprit, tout semble si naturel, et il me tarde d’écrire ce nouveau poème; il m’arrive d’apprécier ce que je fais.

          On traverse une demi-douzaine de communes, plus d’un département, au fil des nationales, de l’autoroute. Deux heures après notre départ, on retrouve la campagne, une route cerclée par des champs, mais qui sont très différents de ceux que je connais. Les champs de mon enfance sont doux au regard, frêles au toucher, ce sont de jolies fleurs violettes qui s’étendent sur des kilomètres à la ronde, regorgeant d’allégresse, de vie. C’est l’odeur de la lavande, les piqûres d’abeilles, le pollen dans les cheveux. Mais ces champs-là ne sont que des champs de blé; ils ne dorent pas au soleil comme je l’aurais imaginé, ils ne sont que ternes, de simples plantes comestibles destinées à l’abatoire. 

         Le soleil est au zénith quand notre voiture se gare. Le stress m’envahit une nouvelle fois; mes organes fondent à l’intérieur. J’ouvre la portière, ma mère coupe le moteur, éteint la radio. Timidement, mon regard parcourt le paysage et remonte vers la grande bâtisse qui se tient en face de moi. Ce grand bâtiment, aux allures rupestres, domine mon âme. Je n’en suis qu’impressionné.

 

          Et tandis que mes pas s’enfoncent dans le gravier, j’ai dû mal à réaliser que cette imposante bâtisse sera maintenant ma nouvelle maison.

 

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