Pierre regardait par la fenêtre de sa chambre d’internat. Dans la rue en contrebas, les passants vaquaient à leurs occupations : une esclave en sarrau brun chargée de sacs de courses, deux garçons tirant un balafen récalcitrant en laisse, un riche monsieur sur sa serpillière volante, un gendarme monté sur sa licorne, une bande de lycéennes en uniforme. Cela lui rappelait l’époque où il était lycéenne – enfin, lycéen. Pierre n’avait jamais été un élève turbulent, préférant lire dans son coin plutôt que de participer aux tournois de bilboquet ou de faire la course sur échasses.
Le son du carillon tira l’étudiant de ses rêveries. Le cours de droit commençait dans un battement et la salle de classe se trouvait de l’autre côté de la grand-place ! Pierre bondit sur ses pieds, chaussa ses bottines en vitesse et, sans même prendre la peine de les lacer, se précipita dans l’escalier.
En entrant dans la salle de classe, Pierre constata avec soulagement que le professeur n’y était pas encore. À l’université, la ponctualité était de rigueur, surtout dans la branche de l’administration. Les connaissances étaient utiles, mais le plus important était le respect absolu des règles. Si l’on vous prenait en faute une seule fois sur le respect des règles, vous voyiez dégringoler vos chances de recevoir un poste prestigieux. La récidive vous condamnait presque certainement à une carrière ennuyeuse au bureau de censure des blagues vaseuses, jusqu’à ce que vous ne démissionniez pour servir de secrétaire ou de comptable à un quelconque patron fortuné.
Heureusement, ce n’était pas encore son cas. Et ce jour-là encore, il se tenait parmi les élèves de sa classe, dans la position réglementaire, debout derrière son tabouret et les mains dans le dos.
Un instant plus tard, la porte du fond s’ouvrit et le professeur, sa longue cape bleue brodée d’argent flottant derrière lui, entra dans la pièce d’un pas vif.
« Vous pouvez vous asseoir. »
Enfant, Pierre croyait qu’attendre l’autorisation avant de s’asseoir était une marque de respect. Maintenant, il savait que c’était absurde : on pouvait très bien mépriser debout et respecter assis ! Il ne s’agissait en fait que d’un rituel de plus visant à leur enseigner la discipline.
« Rivière ! Un fils hérite de son père décédé ; le père possédait quatre esclaves qu’il souhaitait affranchir à sa mort, mais le fils se plaint d’être spolié de son héritage. »
La leçon commençait toujours par un interrogatoire sur les notions de base. Rivière, un jeune homme sérieux à la carrure massive, se leva et répondit sans hésiter :
« Le fils ne peut être déshérité, il a droit à 50 % de l’héritage de son père. Mais les esclaves ne sont pas une possession comme les autres, et leur affranchissement est prioritaire au droit à l’héritage. Toutefois, pour ne pas spolier l’héritier, si la valeur des quatre esclaves est supérieure à la moitié de la fortune du père, alors ceux-ci devront rembourser au fils la valeur manquante pour atteindre les 50 %. Ils sont donc affranchis avec reconnaissance de dette. Sachant cela, si l’héritier trouve fastidieux d’établir un tel contrat, il peut choisir d’affranchir complètement les esclaves, renonçant ainsi à la partie de son héritage correspondante ; d’autre part, si l’un des esclaves ne trouve pas avantageux de devenir endetté, il peut choisir de rester esclave.
- Bien ! »
Rivière se rassit. Pas spécialement de surprise : le jeune homme n’était pas des plus intelligents, mais il travaillait assidûment et n’avait pas oublié ses cours de première année.
« Question suivante. Une femme répudiée par son mari souhaite récupérer l’argent de sa dot, mais son mari et son père s’y opposent tous les deux. Qui a raison ? Pierre ! »
Cornegidouille ! Pierre se leva, inspira profondément. Aucune raison de s’angoisser, il connaissait la réponse.
« Il y a trois cas de figure. Si le mariage n’a pas été consommé et que l’épouse est vierge, alors ce n’est pas à proprement parler une répudiation, mais simplement une annulation. La fille et la dot retournent toutes les deux au père, et celui-ci pourra disposer comme bon lui semble de la somme d’argent. Dans le cas d’une vraie répudiation, si le mari décide de renvoyer sa femme, parce qu’il ne s’entend plus avec elle ou parce qu’elle tarde à lui donner des enfants par exemple, alors il doit lui rendre sa dot, dont elle pourra disposer comme bon lui semble. Enfin, si le mari renvoie sa femme pour faute grave, il garde la dot mais doit utiliser le montant de celle-ci en priorité pour s’occuper des enfants qu’il a eus avec elle. Les fautes graves passibles de renvoi sont : l’adultère, l’impudeur, la négligence envers les enfants, la violence physique, la médisance envers son mari ou sa belle-famille, l’abandon du domicile.
- Exact. »
Ouf ! Pierre se rassit, soulagé de n’avoir rien oublié.
« Quelles sont les quatre catégories… »
À ce moment-là, la porte s’ouvrit. Un jeune homme en uniforme impeccable et aux cheveux joliment bouclés fit quelques pas dans la salle, avant de s’arrêter en constatant que le professeur était déjà là.
« Plume ! Presque un battement de retard ! Répondez : quelles sont les quatre catégories d’armes, et qui a le droit de les porter ? »
Plume se décomposa. À deux pas de la porte, sa cape encore sur son dos, ce n’était pas la position la plus confortable pour répondre à une interrogation orale. Mais c’était la règle : les retardataires étaient systématiquement interrogés. S’ils avaient juste, ils étaient acceptés en cours, avec un simple avertissement ; mais s’ils avaient faux…
« Euh… Tout d’abord, les armes qui ne sont pas vraiment, enfin, les objets pouvant constituer des armes, mais avec aussi une autre utilité… comme les couteaux de cuisine… Tout le monde a le droit d’en avoir, mais pas en public… euh si, en public, on peut, à condition d’avoir une bonne raison, et les esclaves n’ont pas le droit, ou plutôt si, les esclaves ont le droit, mais ils doivent être sous la responsabilité de leur maître, et aussi avoir une bonne raison, et il y a une exception pour les esclaves de l’armée, puisque leur maître c’est l’Empire, ils peuvent manipuler les armes mais seulement pour les entretenir, et si jamais ils ont l’air menaçants on peut les abattre et ce sera considéré comme de la légitime défense… Il y a aussi les baguettes magiques, ça c’est la deuxième, euh non, troisième catégorie, la deuxième ce sont les armes blanches, on n’a pas le droit d’en avoir en public sauf si on est militaire ou noble, enfin, noble et homme…
- Suffit ! cria le professeur, hors de lui. Vous pouvez disposer. Nuage, répondez à la question. »
Plume baissa la tête. Mais déjà, le professeur s’était détourné de lui, et Nuage se levait pour prendre la relève. Alors il se dirigea vers la sortie. L’exclusion de cours était la punition la plus sévère que l’on pouvait prononcer sans convoquer de conseil de discipline, et Pierre avait presque de la peine pour lui. Enfin bon, il arrivait en retard et ne savait pas son cours, c’était mérité.
« Et enfin, les armes non-répertoriées, qu’il est strictement interdit de posséder en-dehors des laboratoires de recherche de la capitale. Posséder une telle arme est passible de la peine capitale. De plus, tuer une personne munie d’une telle arme est systématiquement considéré comme de la légitime défense, mais évidemment, il faut parvenir à prouver que l’objet identifié était effectivement une arme non-répertoriée, ce qui n’est pas toujours évident étant donnée la nature même des armes en question. »
Le professeur acquiesça et permit à son élève de se rasseoir. Puis il commença le cours. Celui-ci portait sur le code du commerce ; non pas sur ce qui était autorisé ou interdit, car ces notions étaient acquises depuis longtemps, mais sur les protocoles à suivre en cas de marché illicite. Tout le monde savait qu’il fallait une autorisation pour vendre des dragons, mais la plupart ne savaient pas qui il fallait contacter pour récupérer les dragons vendus illégalement. On ne pouvait pas les saisir et les entreposer dans un hangar, sinon on se retrouverait avec un stock de cadavres de dragons… ou bien avec des dragons furieux vagabondant dans la nature après s’être enfuis de leur hangar. Ils apprenaient aussi les trucs et astuces des contrebandiers pour trafiquer de fausses autorisations, le moyen le plus efficace pour vérifier si le dragon était bien un dragon et pas un varan peint en rouge, et évidemment, les punitions auxquelles s’exposaient les mis en cause.
« Pour la prochaine fois, vous étudierez l’affaire des faux esclaves du 15-7-3-IV du comté Est. Des questions ? »
Il n’y en avait pas : les élèves s’empressaient plutôt de noter la référence du devoir. Puis ils se levèrent pour saluer le professeur. Celui-ci leur rendit leur salut et ils quittèrent la salle en bon ordre.
Au battement suivant, l’ordre n’était plus au rendez-vous. Les étudiants s’étaient installés sous les tilleuls de la grand-place et discutaient vigoureusement en attendant l’ouverture des restaurants. Le sujet du jour était bien évidemment le retard et l’exclusion de Plume.
« Il est assidu d’habitude, ce devait être une mauvaise journée pour lui.
- Vous croyez qu’il s’est passé quelque chose de grave ? »
Au milieu de la place, la fontaine clapotait, toujours active bien qu’il n’avait pas plu depuis deux octaines. La région des montagnes n’avait jamais été confrontée à la sécheresse, et encore moins le district 8. D’ailleurs, leurs professeurs avaient survolé les protocoles à suivre en cas de pénurie d’eau. Les mesures de sécurité contre les avalanches leur étaient bien plus utiles.
« Dans le pire des cas, il sera moins bien classé aux concours. Ce n’est pas un seul incident comme celui-ci qui va le reléguer au bureau des blagues vaseuses. Surtout s’il présente un justificatif et s’excuse platement auprès du professeur. »
De l’autre côté, sous les platanes, les élèves en médecine sortaient eux aussi de cours. La place était construite de façon symétrique, avec à gauche le tribunal, et à droite, l’hôpital. Les deux filières de l’université, médecine et admin, avaient ainsi chacune leur côté de la place. Les futurs médecins se distinguaient par leur uniforme noir à cape blanche, le contraire des étudiants en admin. Et puis, il y avait aussi des filles dans leurs rangs.
En effet, le baron du district avait décidé, une cinquantaine d’années auparavant, qu’il n’y avait aucune raison de refuser les membres du sexe faible. Une bonne partie démissionnerait pour se marier, mais n’était-ce pas une excellente chose pour une mère de famille que de connaître la médecine ? Quant aux craintes qu’elles soient moins douées que leurs collègues masculins, le baron de l’époque les avait balayées d’un revers de manche. Après tout, les étudiants étaient sélectionnés suite à un concours : les candidats médiocres étaient éliminés avant même la première année, et ce, indépendamment de leur sexe.
« J’espère juste que ce n’est pas à cause de sa grand-mère. Elle était malade, vous vous souvenez ? Peut-être son état s’est-il dégradé. »
Pierre avait d’ailleurs envisagé, à la fin du lycée, de s’orienter vers la médecine. Peut-être se serait-il senti plus à l’aise dans une classe mixte ? Pas pour les courtiser, ça non : de toute façon, il était interdit d’entretenir des relations amoureuses pendant toute la durée des études universitaires. Mais une classe mixte… Pierre ne savait pas trop. Enfin, dans tous les cas, il avait opté pour l’administration. Une base de données, c’est plus facile à comprendre qu’un individu qu’on ne peut même pas démonter sans…
Oh, un sponpoulpin !
En un instant, l’attention de Pierre se détourna complètement des étudiants en médecine. Les sponpoulpins étaient ses animaux préférés. Celui-ci avait des tentacules pourpres, une fourrure brune et des piquants noirs à pointe claire. Un sponpoulpin de gouttière, donc. Enfin, celui-ci ne vivait pas dans les gouttières, mais dans la fontaine de la grand-place. Comme une dizaine d’autres, d’ailleurs, mais Pierre ne manquait jamais de s’extasier devant eux.
Le sponpoulpin prit appui, de ses tentacules, sur le rebord de pierre de la fontaine. Il se hissa et retomba sur les pavés de la place en un petit « plof ». Il tourna son adorable museau à gauche, puis à droite, pour vérifier qu’il n’y avait pas de danger ; il remua ses deux longues oreilles arrondies, avant de ramper lentement vers les platanes. Il y avait toujours quelques trèfles, quelques insectes à grignoter. Sans parler des miettes des étudiants en médecine qui n’allaient pas tarder à sortir leurs déjeuners.
À propos de déjeuners… Pierre reporta son attention sur ses camarades de classe d’administration. Trop tard : ils avaient tous disparu. Ce jour-ci, ils ne pique-niquaient pas sur la place : le professeur de géographie était absent, et ils avaient donc le temps de déjeuner à l’auberge. Ils devaient être chez Renard, ou peut-être aux Quatre Plumeaux.
Pierre, qui n’avait aucune envie de manger du poisson frit dans l’une des salles surpeuplées des Quatre Plumeaux, mit le cap sur la rue des Groseilles.
« Un jus d’anémone sans bulles, s’il vous plaît. »
Renard n’avait même pas attendu la fin de la phrase avant de s’affairer. Pierre commandait toujours un jus d’anémone sans bulles s’il vous plaît.
« Dix centimes de glandor. »
Pierre le savait, et Renard savait que Pierre savait. Cependant ils continuaient encore et toujours à s’échanger ces phrases banales. Après tout, c’étaient les règles.
Pierre posa cinq pièces argentées sur le comptoir, prit son verre de jus d’anémone – en réalité un cocktail de fruits, fleurs et épices – et s’installa sur la table ronde du côté de la fenêtre. C’était là que les étudiants en admin mangeaient. Mais ce jour-ci, la table était vide. Ils devaient être aux Quatre Plumeaux.
Cela ne faisait rien. Pierre tira une chaise, s’assit et sortit sa citrouille farcie. Rien de mieux que les citrouilles farcies quand on sortait de cours de droit. Avec du riz, du fromage, des pignons de pin et du nectar de fleurs… Délicieux !
Il sirotait son jus quand une voix tonitruante retentit derrière lui :
« Quatre cidres et un saladier de mille-pattes !
- Un glandor et vingt centimes. Asseyez-vous, Lili vous apportera les mille-pattes quand ils seront grillés. »
Brrr, des mille-pattes… Enfin, Pierre n’avait rien contre les mille-pattes, mais les gens qui mangeaient des mille-pattes étaient souvent effrayants. Surtout quand ils parlaient si fort. Et qu’ils commandaient du cidre. Pierre avala sa bouchée de citrouille et la fit passer avec une gorgée de jus d’anémone.
« En tout cas, c’était chouette ce matin !
- Oui, je me sens en super forme. Un gueuleton et on pourra reprendre le boulot. Eh, p’tit gars ! C’est libre ? »
Pierre releva la tête. Les quatre types effrayants se tenaient juste à côté de lui. Pris au dépourvu, il hésita une seconde – seconde que les énergumènes prirent pour une autorisation. Ils entourèrent la table, posèrent leurs cidres et s’installèrent n’importe comment sur les chaises.
« Oh, un étudiant ! Regardez-moi cet uniforme immaculé. Et la jolie petite cape noire et argent. Un futur administrateur, hein ?
- Pff, encore un bon petit soldat du système…
- Tu crois vraiment que t’émasculer entre les registres d’état civil et les livres de comptes, fera de toi un homme ? Avec son jus sans alcool et ta citrouille végétarienne… Ces types m’écœurent.
- C’est réciproque », marmonna Pierre entre ses dents.
À ce moment, Lili, la serveuse, apporta les mille-pattes. Il s’agissait d’une gnomesse de l’âge de Pierre, deux foulées et demi de haut, ses cheveux verts tressés en nattes. Elle portait le sarrau blanc des affranchis : Renard, connu pour ses positionnements quelque peu extrémistes, refusait d’avoir des esclaves et en avait déjà libéré une demi-douzaine à ses frais. Lili posa le saladier au milieu de la table.
L’un des hommes, un métisse mi-elfe mi-fée, claqua sa main contre les fesses de la jeune femme.
« Ne me touchez pas ! » siffla Lili à l’impoli.
Celui-ci éclata d’un rire gras, mais la laissa repartir sans l’importuner plus outre.
« Ce que les femmes peuvent être prétentieuses, de nos jours !
- Même si elle avait été d’accord, l’impudeur dans l’espace public est passible d’une amende de deux glandors, l’informa Pierre d’une voix glaciale.
- L’impudeur ! Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Mais c’est toujours les mêmes qui se font taxer d’impudeur. Une femme peut être divorcée trois fois sans rien encourir, mais si un homme s’avise de courtiser ne serait-ce qu’une fille d’auberge, tout de suite, c’est de l’impudeur !
- C’est la loi de l’Empereur, cracha Pierre.
- L’Empereur ! L’Empereur ! Est-ce qu’il s’embête avec ça, l’Empereur ? Bien sûr que non ! Il voit une fille qui lui plaît, il ordonne, et elle est à lui !
- Cela suffit ! »
Renard était intervenu. Il avait beau frôler l’extrémisme sur certains points, il n’en était pas un anarchiste pour autant.
« Je ne tolérerai aucun propos de lèse-majesté dans mon auberge. Si vous voulez continuer votre diatribe, ce sera au commissariat !
- Lèse-majesté, grommela l’individu, on ne peut plus rien dire de nos jours. »
Mais il accepta de se calmer.
« Excusez-le, citoyen, dit un autre des convives. Mon ami Hippopotame a tendance à s’emporter quand il boit. Sobre, il est de très bonne compagnie.
- Je n’en doute pas », répondit Pierre par pure politesse.
Il termina d’un trait son jus d’anémone et se leva.
« Bonne journée, camarades. »
Et, tâchant de ne pas paraître trop énervé, il quitta l’auberge.
Deux battements plus tard, il rejoignait la fraîcheur des sous-sols de la compta. Vérifier les comptes des entreprises était supposé constituer une corvée, mais Pierre aimait bien enchaîner les additions. Cela le calmait toujours de constater à quel point tout était en règle. Au moins, les chiffres, eux, se comportaient toujours de façon prévisible !
Il attrapa le registre d’Ivoire et Ébène. Petite entreprise, dérisoire, mais il avait toujours aimé les instruments de musique. Combien avaient-ils dépensé l’année précédente ?
Tout d’abord, 5000 glandors en taxes pour le terrain qu’ils occupaient. Leur usine faisait 25 foulées de longueur et 20 de largeur, sur la rive ouest, cela correspondait parfaitement. Pour la matière première, en additionnant le bois, le métal, l’ivoire, la peau et la corde, on obtenait 16 284 glandors.
Concernant le salaire des employés, il fallait se livrer à des petits calculs. Ivoire et Ébène employait cinq apprentis, payés 80 centimes de glandor par jour ; vingt-deux ouvriers payés 1 glandor par jour ; trente-six luthiers qualifiés, qui gagnaient le double, et quatre contremaîtres qui touchaient 3 glandors par jour. Il ne fallait pas oublier les cinq secrétaires-comptables, payés 2 glandors par jour, et la bonne qui apportait le lait de monoptère au douzième carillon : cette dernière était rémunérée à la hauteur d’un demi-glandor par octaine. Avec quarante-six octaines par an et un jour de repos sur huit, on arrivait à 38 663 glandors par an. Ouf !
L’entreprise avait aussi dépensé 0,05 x 72 x 7 x 46 = 1 159,20 glandors pour les laits de monoptère, 973 glandors pour remplacer le matériel défectueux, 4 x 32 glandors pour le nettoyage…
Un instant. 32 glandors ? Pierre ne se souvenait pas que les tarifs de nettoyage de Nous Savons étaient aussi bas. Vérification faite, Nous Savons, la principale entreprise de nettoyage du district, facturait 5 glandors par intervention, plus deux centimes de glandor par foulée carré. Or, Ivoire et Ébène avait trois étages en plus du rez-de-chaussée, soit un total de 2000 foulées carré. Donc une intervention de Nous Savons aurait dû leur coûter plus de 40 glandors !
D’ailleurs, dans les registres de Nous Savons, c’étaient bien 45 glandors qu’Ivoire et Ébène leur avait versés pour chacune de leurs quatre interventions. Pourquoi Ivoire et Ébène avait-elle oublié 13 glandors ? Non, pas 13. 4 fois 13. 52 glandors. L’année précédente, l’entreprise de fabrication d’instruments de musique avait dépensé 52 glandors de plus que ce qu’elle prétendait.
Pourtant, le reste des comptes était impeccable. La taxe foncière avait bien été payée, la matière première achetée était facilement retrouvable parmi les marchandises légalement importées dans le district, et même les outils à remplacer avaient été achetés en bonne et due forme. Ce n’était certainement qu’une erreur comme on en trouvait hélas parfois.
Mais si cela était une simple erreur, alors les comptes d’Ivoire et Ébène n’auraient pas dû tomber juste, si ?
Ce fut alors que la pique de l’un des sales types de Chez Renard lui revint à l’esprit :
« Tu crois vraiment que t’émasculer entre les registres d’état civil et les livres de compte, va faire de toi un homme ? »
C’était peut-être vrai, après tout. Peut-être que Pierre perdait son temps. Après tout, qu’y gagnait-il ? Un demi-point supplémentaire sur sa note finale ? Et puis, avait-il souvent eu l’impression d’être un homme, ces derniers temps ? À bien y réfléchir, non. Il avait dix-neuf ans pourtant, il était adulte. Alors pourquoi perdait-il tant de temps à pister cinquante malheureux glandors ?
Ferait-il mieux de boire du cidre et d’attenter à la pudeur des serveuses ?
Il soupira et se mit plutôt à ses devoirs. Il avait pris un peu de retard en histoire. Étudier les actes des grands hommes du passé lui donnerait peut-être de l’inspiration ?