10. Alliance

Depuis que le garçon était revenu dans son champ de vision, Ayleen avait décidé de l'ignorer. Alors qu'il faisait tout son possible pour l'éviter d'habitude, il semblait ne pas avoir eu le choix ce soir-là. La jeune femme remarqua juste qu'il paraissait de méchante humeur et s'en trouva ravie. Ensuite, elle s'était replongée dans ses pensées jusqu'à ce qu'une étrange parole attire son attention : "Terreur Noire". L'exclamation de la petite qui suivit la déclaration de son aîné acheva d'intriguer la princesse. Elle tendit l'oreille, suspicieuse : comment quelque chose aurait pu effrayer les Demis, si réputés pour leur brutalité ?

« Plusieurs disparitions ont eu lieu ces derniers temps, marmonna le jeune homme. »

Saraï tenta de refréner les battements de son cœur : elle savait très bien ce que son frère sous-entendait.

« C'est plus que d'habitude, poursuivit-il comme s'il se parlait à lui-même, comme si... Comme si cette créature avait trouvé une planque d'où lancer toutes ses attaques.

— Et ce ne serait pas loin d'ici selon toi ? osa la fillette.

— Forcément, ça expliquerait ce nombre plus élevé. »

Sur cette sombre constatation, tous deux retournèrent au silence tendu qui imprégnait l'atmosphère. Ayleen, quant à elle, tentait de comprendre ce qui se passait. À travers ses bavardages incessants, elle se souvenait que la gamine avait parfois fait allusion à un contexte préoccupant et aux alentours plus dangereux que d'ordinaire. Sur le moment, la princesse n'avait guère prêté attention à ces élucubrations.

De son côté, Shan réfléchissait : depuis quelque temps, l'ennemi semblait donner l'assaut à partir d'un point stratégique, ce qui contrastait fortement avec les assauts hasardeux du début. La preuve en était les agressions qui paraissaient désormais concentrées sur Kaïs. C'était étrange, on aurait dit que...

« Ça contrôle le royaume ! s'exclama-t-il à voix haute. »

Un bref silence accueillit sa déduction, rapidement brisé par une réplique outrée :

« Non, c'est moi ! »

Malgré l'indifférence qu'elle avait décidé d'afficher, Ayleen n'en avait pas moins suivi la tournure que prenait cette étrange conversation. Et elle avait aussitôt réagi à ces paroles dénigrant sa fonction : la force de l'habitude sans doute. À présent, les deux autres la dévisageaient avec surprise : apparemment, aucun d'eux n'avait pensé qu'elle pourrait prendre part à la discussion de cette manière. D'ailleurs, la princesse prit le parti de se taire, préférant réfléchir à ce qui venait de se produire. La phrase du garçon, même si elle était irrespectueuse, n'était pas anodine... En effet, la jeune femme n'avait-elle pas elle-même subi une attaque des plus dévastatrices quelques jours auparavant ? Un raid dont l'auteur lui demeurait inconnu. Elle n'avait jamais compris non plus les raisons de cet assaut à l'encontre de son palais mais, à l'instant, cette situation apparaissait sous un tout autre angle.

« La planque de votre "Terreur Noire", c'est mon château, exposa-t-elle avec une apparente nonchalance. »

Les Demis, qui jusque-là étaient demeurés dans l'expectative, dévoilèrent leur étonnement face à cette affirmation. Pourtant, même s'il se refusait à le lui dire en face, Shan sut aussitôt que la princesse avait raison. Ça expliquait sa présence parmi le petit peuple, alors qu'elle n'aurait jamais franchi les remparts de sa muraille de son propre chef. Elle avait purement et simplement été éjectée de son trône.

« Comment peux-tu en être aussi sûre ? préféra-t-il tout de même demander. »

Cela augmenta encore la tension d'Ayleen qui fulminait déjà. Elle aurait dû s'en douter venant de sa part ! Contrairement à la gamine qui buvait la moindre de ses paroles, lui remettait en cause tout ce qu'elle disait.

Elle s'efforça de se calmer, inspira un grand coup et se mit à raconter son étrange dernière journée entre les murs protecteurs du château.

« Je n'ai rien vu venir. »

Son récit s'était amorcé d'instinct et, après quelques secondes, la situation dans laquelle elle se trouvait lui apparut dans toute son étrangeté et, en son for intérieur, un drôle de dilemme s'enclencha : qu'est-ce qui lui prenait ? Voilà qu'elle était en train d'expliquer tranquillement ce qui lui était arrivé comme si elle s'adressait à deux personnes normales alors qu'il s'agissait de Demis ! Quand s'était-elle ramollie à ce point ?

Malgré son incompréhension, Ayleen devait reconnaître que ça ne la dérangeait plus tant que ça. En une semaine, en dépit des nombreuses frayeurs qu'elle s'était faites, la princesse devait admettre qu'elle ne s'était jamais retrouvée en véritable danger jusqu'à présent. Et, même s'ils lui étaient tout à fait insignifiants, ses hôtes ne présentaient pas de mauvaises intentions envers sa personne. Finalement, profiter de cela tout en continuant à se servir d'eux ne pourrait pas lui nuire.

Comme à son habitude, Saraï écoutait la jeune femme avec une grande attention. Le récit n'avait pas été agrémenté de descriptions concernant le palais, mais la fillette n'avait pas eu de mal à se représenter tout ce luxe : des couleurs éclatantes, des couloirs immenses, des plats raffinés... La suite, en revanche, était plutôt digne d'un cauchemar. Malgré le dégoût que cela pouvait inspirer, elle était demeurée vigilante. Tout comme son frère d'ailleurs, à sa grande surprise.

Shan, lui, voyait sa supposition se confirmer. La princesse n'avait pu voir en face l'instigateur de cet assaut et ce genre de mystère faisait partie de la légende qu'on attribuait à la "Terreur Noire". L'ennemi était notamment connu sous de nombreux noms, tout aussi imprécis les uns que les autres. Jamais personne n'avait pu s'enquérir de son apparence durant les attaques éclair qui étaient sa marque de fabrique et rares étaient ceux qui avaient survécu à une rencontre avec lui. Et maintenant qu'il occupait le château, le "Seigneur Sombre" avait déniché un quartier général de choix et entouré d'une immense muraille qui plus est ! Une très mauvaise nouvelle...

« Je crois qu'il ne reste personne... d'humain là-bas, murmura Ayleen les yeux baissés. »

Sa tirade finit par mourir à son tour dans l'inquiétant silence qui dominait cette étrange soirée. À nouveau, les différents membres attablés ne pipèrent mot durant de longues secondes, tentant de digérer la nouvelle et toutes ses implications. Faire ainsi le point avait permis à la princesse de réaliser que son sort était en grande partie lié à l'ensemble du royaume. Bien entendu, c'était loin de lui plaire vu qu'elle se pensait capable de résoudre seule son problème. C'était de retrouver sa place à elle qui importait le plus. Nul besoin de se soucier de la perte de trois ou quatre loqueteux ! Non, c'était son château, son trône et sa vie qu'on lui avait pris et il était hors de question de laisser un tel affront impuni ! Il fallait seulement trouver comment et, petit à petit, un plan se dessinait dans l'esprit de la souveraine pour tourner la situation à son avantage.

« Il n'y a pas beaucoup d'options, commença-t-elle, mystérieuse. »

Ce faisant, elle s'attira à nouveau l'attention des deux autres et se prépara à devoir faire preuve d'ingéniosité afin de convaincre le plus âgé.

« C'est moi la plus lésée dans cette histoire, on m'a volé mon pouvoir.

― Où veux-tu en venir ? l'interrompit Shan, bien décidé à ne pas se laisser abuser.

― Eh bien, répliqua-t-elle sèchement, si je retrouve ma place sur le trône, c'est qu'il n'y aura plus de raison d'entendre parler de cet ennemi. »

A ces mots, Saraï joignit les mains et son visage s'éclaira : comme elle avait eu raison de faire confiance à la princesse ! À peine remise sur pieds, la voilà qui s'affirmait prête à reprendre les choses en main et à tous les libérer. Ravie, elle tourna son regard vers son frère mais son air sceptique l'attrista : fallait-il absolument qu'il voie le mal dans le moindre mot de la jeune femme ? Apparemment, il ne changerait pas de sitôt.

« Tu as l'air sûre de toi, marmonna-t-il ironiquement en s'attirant un regard noir d'Ayleen.

― Tu doutes de moi ? insinua-t-elle, sournoise.

― Évidemment. Si, par le plus grand des hasards, tu parviens à récupérer ta chère couronne, qu'est-ce qui me prouve que tout ne va pas recommencer comme avant ? »

Pour toute réponse, la princesse afficha un sourire éloquent qui en disait bien trop long au goût de Shan. Elle n'hésiterait pas une seule seconde à reprendre ses bonnes vieilles habitudes, c'était certain !

Alors qu'il s'apprêtait à se redresser, les poings déjà serrés sur le bois de la table, sa petite sœur l'interrompit :

« Moi je suis certaine qu'Ayleen fera en sorte qu'on ne souffre plus d'injustices maintenant qu'elle a appris à nous connaître. »

Certaine de son affirmation, la fillette coula un regard rempli d'espoir en direction de l'intéressée. Le sourire de cette dernière avait disparu, révélant sa surprise face à ces paroles. Elle garda le silence une poignée de secondes puis, comme si elle avait pris une décision, ses lèvres s'étirèrent à nouveau.

« Mais bien entendu, susurra-t-elle au grand plaisir de Saraï.

― Prouve-le ! s'insurgea aussitôt Shan. »

Le jeune homme fulminait : sa cadette semblait avoir une confiance aveugle en cette vipère, soit ! mais lui refusait de la laisser abuser de ce dévouement, c'était impensable.

« Rien n'est gratuit bien sûr, il faudra mériter une telle clémence... commença la souveraine.

― Prouve-le ! s'exclama-t-il une nouvelle fois, plus fort.

― Très bien, je le jure sur mon honneur, annonça-t-elle en recouvrant son sérieux. »

Toujours méfiant, son interlocuteur s'efforça de la sonder aussi longtemps qu'il le put, espérant déceler une trace de mensonge. Hélas, toute sa volonté n'y changea rien : les beaux yeux verts qui lui faisaient face ne laissaient rien transparaître.

« Dans ce cas, nous avons un pacte, finit-il par déclarer, bien à contrecœur. Nous t'aidons à reconquérir ton trône et en échange, tu abolis le joug qui nous accable. »

Ayleen observa la main qui lui était tendue : il n'était pas dupe. Il avait bien compris qu'elle exigeait leur participation à cette mission. Quelques sacrifices ne seraient peut-être pas inutiles. Cependant, il ignorait qu'elle se fichait totalement de son sens de l'honneur.

Sortie victorieuse de cette joute verbale, la jeune femme n'éprouva aucun remords lorsque ses doigts enserrèrent ceux du Demi.