10 — Polyphonie d'encre et de couleurs

Par Rouky

Sorel frappa doucement à la porte. N’obtenant aucune réponse, il entrouvrit le battant et glissa la tête à l’intérieur. Sous les couvertures, une silhouette frissonnante se devinait dans l’ombre.

Il entra, referma derrière lui, et avança jusqu’au lit, chaque pas faisant grincer le parquet. La silhouette se recroquevilla davantage, tremblante.

— Cézanne… murmura Sorel. N’aie pas peur. Ce n’est que moi.

Un frisson parcourut le corps du peintre. Lentement, il écarta les couvertures. Son visage était marqué : rouge, boursouflé, les paupières gonflées, la lèvre fendue, l’arcade éraflée. Ronsard n’avait pas été tendre.

— Pars… souffla-t-il, la voix rauque et brisée.

— Je ne te laisserai pas dans cet état, répliqua Sorel en s’approchant, le regard déterminé.

Cézanne se redressa avec peine, le défi dans les yeux.

— Toi… m’aider ? pesta-t-il. Toi qui m’as ramené ici par la force ? Toi qui as frappé mon frère ? Et maintenant tu oses me proposer ton aide ?

Sorel ne bougea pas, plantant ses yeux dans ceux du peintre.

— Je pourrais me passer de ton aide, cracha Cézanne. Retourne voir mon père, ton maître, et laisse-moi tranquille !

— Tu étais bien moins audacieux dans son bureau, observa Sorel calmement. Je t’ai entendu gémir, jamais protester. Veux-tu que j’aille le chercher pour t’apprendre à mieux parler à tes aînés ?

Cézanne se figea, stupéfait. Ses yeux s’emplirent d'effroi. Sorel gronda :

— J’en ai assez de tes bêtises, mon frère ! Je n’ai jamais souhaité ton malheur, mais si tu continues à défier ainsi, il n’est guère surprenant que tu te fasses malmener. Alors laisse-moi te soigner. Père veut que tu sois présentable pour l’opéra de ce soir, c’est lui qui m’a demandé d’effacer tes blessures.

— L’op… l’opéra ? balbutia Cézanne.

— Notre tante Carmen nous y attend, nous ne pouvons nous dérober. Alors laisse-moi arranger ça, et après nous dînerons.

Cézanne ouvrit la bouche pour protester, mais Sorel leva la main, ferme.

— Je ne te demande pas la permission. Je vais te soigner, maintenant.

— Non, je ne veux-

Sorel l’interrompit :

— La douleur de Cézanne s’évanouit, les boursouflures s’apaisèrent, le sang séché disparaissant comme effacé par un pinceau invisible.

Cézanne porta les mains à son visage, bouche bée, tandis que son reflet redevenait presque normal.

— Maintenant… reprit Sorel, avec un léger sourire, allons dîner.

 

Ravel quitta son lit lorsque le serviteur en livrée vint le chercher pour dîner. Il se rafraîchit le visage, ajusta sa tenue avec soin, puis descendit dans le salon. Après un long sommeil, il se sentait revigoré. Retrouver le manoir familial avait ses charmes : la chaleur du feu, le luxe discret des lieux, la familiarité rassurante des meubles et tapisseries.

Dans la vaste salle à manger, Sorel et Cézanne étaient déjà attablés, silencieux. Sorel, sombre, semblait perdu dans ses pensées. Cézanne, lui, contemplait Plumaville à travers la baie vitrée, comme si chaque lumière en contrebas avait un secret à lui murmurer. La ville était plongée dans le noir et le brouillard, éclairée seulement par des réverbères.

Aucun ne se leva à l’entrée de Ravel.

— Bien le bonsoir, dit l’aîné. Je présume que nous attendons père ?

— Tu penses bien, répondit Sorel. Il ne devrait plus tarder.

— Je ne te parlais pas à toi, répliqua Ravel, sa voix s’égrenant en cadence, douce mais ferme. Père est nôtre et non tien, nul ne peut s’y tromper, ni toi ni personne.

Sorel soupira.

— Toujours tes mêmes airs, mon frère. Tu t’accroches à tes refrains.

Ravel vint s’asseoir à droite de Cézanne, face au siège encore vide. Ses mots glissaient, plein de colère :

— Fais-moi plaisir, Sorel, quand tu parleras à père, demande-lui ce qu’il en est vraiment, de cette maison, de cette famille. Ses réponses peuvent te surprendre, te troubler, te bercer, et pourtant… te réveiller.

Sorel secoua la tête, contrarié.

— Je le ferai, sois-en sûr. Mais pour l’heure, ne pouvons-nous pas goûter à ce moment ?

Ravel fit claquer sa langue, tournant son regard vers Cézanne :

— Mon frère, te sens-tu bien ? Ton souffle est-il calme ? Ton cœur chante-t-il encore sous cette tempête ?

Le peintre leva les yeux, prêt à répondre, mais son regard se figea. Derrière Ravel, une silhouette imposante se découpait dans l’ombre. Ravel sut, avant même de se retourner, de qui il s’agissait.

Ronsard se tenait à l’entrée, droit et majestueux. Son costume de soirée sombre absorbait la lumière de la pièce, son regard noir pesait sur ses fils comme un glaive suspendu.

Sorel se leva immédiatement, inclinant la tête. Cézanne se redressa péniblement, frissonnant. Ravel se leva lentement, défiant.

— Asseyez-vous, ordonna Ronsard.

Obéissant, les enfants prirent place, tandis que le patriarche s’installait en bout de table, son aura imposante enveloppant la salle comme un silence lourd de menaces.

Il claqua des doigts, et les serviteurs apportèrent les plats.

— Père, commença Sorel, pourquoi tante Carmen ne nous a pas prévenu plus tôt, pour l’opéra ? Pourquoi nous faire la surprise ?

Ronsard ne répondit pas tout de suite. Il détailla Sorel de son regard méprisant, ce dont ne sembla pas s’appercevoir son fils. Puis l’homme répondit :

— Je l’ignore. J’espère seulement qu’elle et sa voix ne nous joueront pas de mauvais tour. J’aurai préféré ne pas y assisster, mais avec toutes les rumeurs qui courent sur la famille Rembrandt, il vaut mieux montrer patte blanche auprès des nobles qui seront présents.

Ronsard se figea en posant son regard sur Cézanne.

— Qu’est-ce que ? Ton visage est ...

Puis, se tournant vers Sorel :

— Tu as soigné ton frère ?

Sorel gigota, soudain mal à l’aise.

Cézanne lui jeta un regard stupéfait, murmura :

— Je croyais que c’était père qui t’avait demandé de me soigner ?

— Qu’est-ce que tu chuchotes, toi ? gronda Ronsard.

— Inutile de poursuivre ce débat, les interrompit Ravel. Père, préféreriez-vous que Sorel rende ses blessures à Cézanne, afin que les bourgeois de l’opéra constate l’éducation que vous offrez à vos fils ?

Ronsard respira bruyamment, mais hocha la tête.

— Tu as raison, Ravel.

Puis, chuchotant comme pour lui-même :

— Tu as raison, comme toujours...

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