Sorel se figea, la main prête à toquer. Il entendit des cris de colère, des cris de douleur, des suppliques étouffées.
Il baissa lentement la main, le coeur palpitant.
Il tourna les talons, et s’enfonça dans la chambre de Ravel. Ce dernier était allongé sur son lit, les paupières dégonflées. Sa gorge était moins endolorie.
Sorel avait finalement décidé de lui retirer sa souffrance, mais il ne pouvait rien contre l’immense fatigue du musicien.
En voyant entrer le jeune homme, Ravel fit mine de se lever, mais Sorel l’en empêcha.
— Reste couché, tu as besoin de repos.
— Que fais-tu ici ? Ta présence grince en moi comme un violon désaccordé. Pars… avant que mes accords ne se brisent davantage.
— Je suis passé près du bureau et... j’ai entendu des cris. Je crois que père s’en prend à Cézanne.
Ravel émit un rire sacrastique.
— Oh, tu chantais pourtant que ses mains n’étaient faites que de silence. Étrange, comme ta mélodie change.
— Ravel, s’il te plaît... Pourquoi fait-il du mal à Cézanne ? Est-il à ce point en colère contre sa fugue ?
— Il s’emporte parce que la fugue de Cézanne fait grincer l’image qu’il joue devant la haute société. Nous sommes ses instruments de pouvoir, ses artisans de la terreur, voués à l’harmonie de la couronne. Mais quand l’un s’échappe… le ton devient faux. Et lui, il passe pour quoi ? Un chef d’orchestre trahi. Un traître. Un lâche.
— Alors... pourquoi ne s’en prend-il pas à toi non plus ?
Ravel haussa les épaules, lèvres pincées.
— J’ignore... Mais Cézanne a toujours été sa cible privilégiée. Cézanne bâtit des royaumes, les anéantit, porte et ôte la vie. C’est lui que la couronne regarde avec respect.
— Mais toi, tu peux faire souffrir rien qu’en jouant d’un instrument. Tu peux endormir, tu peux plonger dans des souvenirs... tu peux même tuer !
— Ah, voilà un détail : posséder un instrument à portée de main. Ce qui, hélas, n’est pas toujours donné.
Sorel s’assit au bout du lit, forçant Ravel à replier les jambes.
— Mais Cézanne, lui, a besoin d’un pinceau, d’une toile, non ?
— Non, il ne dépend pas toujours de son pinceau pour façonner ses mondes...
Sorel voulut l’interroger, mais Ravel reprit aussitôt :
— Sans pinceau ni toile, son pouvoir demeure colossal. Une mauvaise utilisation pourrait avoir des conséquences fatales. Maintenant, si cela ne te pose nul problème, je vais essayer de me reposer.
Il n’attendit pas de réponse. Il s’allongea à nouveau, forçant Sorel à se relever.
Le valet s’inclina profondément.
— Madame vous attend dans le petit salon, monsieur.
Ronsard étouffa un soupir agacé. Il n’avait ni le temps ni l’envie pour ces politesses, mais il savait que sa sœur ne lâchait jamais prise. Elle resterait plantée là jusqu’à ce qu’il cède.
Il essuya le sang sur ses mains d’un geste sec, rajusta sa veste et suivit le valet.
Carmen, son aînée de six ans, se tenait près de la cheminée, drapée dans une robe rouge aux manches bouffantes qui semblaient éclater comme des fleurs sombres. Elle se retourna à leur entrée, congédia le domestique d’un geste délicat, puis fit tourner entre ses doigts une lettre rose.
— Ronsard, fit-elle en s’asseyant, la voix sucrée mais la pupille dure. Cela faisait longtemps.
— Que voulez-vous, Carmen ?
Elle feignit l’offense, une main sur la poitrine.
— Voilà bien des manières… Des années sans se voir, et c’est ainsi que vous m’accueillez ? Quelle grossièreté, mon cher frère.
Il s’assit face à elle, secouant lentement la tête.
— Pardonnez mon humeur. Les derniers événements m’ont… éprouvé.
— Je comprends, murmura-t-elle avec un sourire qui disait tout l’inverse. Comment vont mes neveux ?
— Ils vont bien, répondit-il entre ses dents. Fatigués, c’est tout. Ils se reposent.
— Ah… vraiment ?
Ses lèvres s’étirèrent en un rictus presque amusé.
— Allons, ne me prenez pas pour une sotte : pourquoi se sont-ils enfuis ?
— Cela ne vous—
— Vous avez toujours eu la main lourde avec eux, je ne vous le reproche pas. C’est ainsi qu’on élève les nôtres, n’est-ce pas ? Mais il y a autre chose. Est-ce… lié à Cassandre ? Cézanne était si proche d’elle…
Elle se pencha vers lui, comme pour sceller un pacte. Ronsard se contenta de secouer la tête, un sifflement de mépris aux lèvres.
— Tendre Carmen, dit-il lentement, même si ce sont vos neveux, je ne vous dois aucun compte. Ils sont partis, je les ai ramenés. C’est tout ce qu’il y a à savoir.
— Toujours aussi grossier… et opaque, soupira-t-elle. Vous finirez seul, Ronsard. Vous avez eu une femme, et vous l’avez perdue. Vous avez des fils, et vous les perdez déjà.
— Assez ! gronda-t-il, bondissant sur ses pieds.
Ses poings se crispèrent.
— Ma femme est morte, et je l’aimais. Je vous interdis de parler d’elle ainsi. Quant à mes fils, je ne les ai pas perdus. Je les ai ramenés à la maison.
Carmen se leva à son tour, et lui tendit la lettre rose.
— Très bien, petit frère. Ne me dites rien, je trouverai mes réponses ailleurs. Ce soir, vous et vos fils êtes conviés à l’opéra. Je chante, figurez-vous. L’assemblée sera soigneusement choisie. Alors, je vous en prie… tenez vos fils en laisse et cessez de faire honte à notre nom.
La phrase claqua comme une gifle.
Ronsard prit la lettre sans un mot, le regard noir. Carmen se pencha, déposa deux baisers secs sur ses joues, puis s’éloigna.
Il la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se referme. Il y avait peu de choses qu’il haïssait autant que la voix de Carmen… sauf peut-être l’opéra où elle s’apprêtait à chanter.