11 — Entre Rideaux et Coulisses

Par Rouky

Un cigare aux lèvres, Rostand se tenait appuyé contre la balustrade de fer, dominant la foule de fiacres qui s’entassaient devant l’opéra. La nuit exhalait ses relents de suie et de pluie froide. Ses yeux s’illuminèrent d’un éclat mauvais lorsqu’un véhicule sombre s’immobilisa au bas du perron : Ronsard en descendit, suivi de ses fils. Un rictus se dessina sur le visage de Rostand, son regard s’attardant plus longuement sur Cézanne, qu’il dévisagea comme un faucon guette sa proie.

— Vous avez l’air d’un homme s’apprêtant à ourdir quelque funeste stratagème, murmura derrière lui une voix douce.

Rostand exhala sa fumée avec une lenteur théâtrale, soupira lourdement puis pivota. Son œil sombre accrocha la silhouette vive qui venait de l’interrompre, et il leva ostensiblement les yeux au ciel.

— Mon jeune frère…, lâcha-t-il avec agacement. Comptes-tu me suivre comme une ombre tout au long de la soirée ?

Rodin Rembrandt se pencha dans une révérence exagérée, ses habits éclatants — pourpre et safran — jurant avec la rigueur ténébreuse des costumes noirs qui envahissaient les couloirs.

— Cher Rostand, reprit Rodin d’un ton mielleux, je ne fais que m’enquérir de votre bien-être. Le froid n’épargne guère ceux qui s’attardent sur le balcon.

— Je vais où il me plaît d’aller, gronda Rostand, redressant sa haute stature avec une arrogance délibérée.

Il s’approcha, son ombre engloutissant presque la silhouette de son cadet. Douze années d’avance pesaient dans son regard, et Rostand ne manquait jamais une occasion de rappeler cet écart comme un droit d’aînesse.

Rodin, loin de se laisser intimider, se redressa à son tour, ses prunelles étincelant d’une malice contenue.

— À votre guise, murmura-t-il, sans quitter le regard noir de son frère.

— Ta tenue a-t-elle pour dessein de ridiculiser notre noble lignée ? lança Rostand, les sourcils froncés.

— Je me suis dit qu’un peu de couleur ne pourrait qu’adoucir l’ombre qui plane sur cette sombre dynastie.

— Il n’en est rien, gronda l’aîné. Tu nous fais honte, mais tu devrais y être habitué, n’est-ce pas ?

— Souhaitez-vous que je reste ici pour que vous puissiez déverser votre colère sur moi, ou préféreriez-vous que je vous laisse en paix ? demanda Rodin, le ton mielleux, défiant, presque joueur.

Rostand esquissa un sourire faussement amusé. Il inspira profondément une bouffée de cigare et, se penchant, laissa la fumée glisser sur le visage de son cadet, comme un voile toxique et moqueur.

Rodin toussota, reculant d’un pas, tandis que Rostand éclata d’un rire sec.

— Ta compagnie est tolérée, siffla l’aîné. Cézanne et Ravel sont hors de portée, pour l’instant, alors je me contente de toi, traître de chien.

Rodin redressa la tête, ses prunelles flamboyant d’une haine contenue, brûlante.

— Mon frère, je vous interdis... commença-t-il, la voix vibrante.

— M’interdire ? s’étrangla Rostand. M’interdire quoi, exactement ? Qui penses-tu être pour oser me dicter quoi que ce soit ? Tu n’es qu’un traître, un menteur, un bâtard que père et mère auraient mieux fait d’exiler dans les bas quartiers de Plumaville, parmi les pauvres et les porcs.

Le souffle de Rodin s’accéléra. Ses lèvres s’ouvrirent, mais aucun son n’en sortit. Le regard fuyant, il détourna les talons et s’éloigna vers l’entrée de l’opéra. Par-dessus son épaule, il laissa échapper, d’un ton sec :

— Je tiens à vous informer que père et mère requièrent notre présence dans l’aile gauche. Ils souhaitent s’entretenir avec toute la famille.

— Toute la famille ? répéta Rostand, un sourire cruel aux lèvres. Cela promet d’être… instructif. Vas-y, jeune frère. Je te suis.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez