12. L'abandon

Par Elka

Romain la ramène jusque chez elle, essaye de faire la conversation jusqu’à la porte de l’immeuble. Mahaut ne lui dit pas de se taire, alors que tout en elle hurle de le faire.

Ferme là ferme là ferme là

Qu’est-ce qu’elle en a à faire du jeu de rôle, d’Harry Potter, du devoir de maths ou des conneries de Gabriel ? Qu’est-ce qu’elle en à faire de toutes ces choses inutiles du monde réel alors que sa mère n’existe plus et que son père lui ment ?

Il lui a pas plus parlé de Sophie que de sa grand-mère.

Il lui a rien dit de cette Garance, cette étrangère qui a bousillé des vies dans son dos.

Sa mère a jamais existé. Sa mère est morte une seconde fois.

Alors quand Romain lui demande bravement si ça va aller, elle lui claque la porte de l’immeuble au nez et monte les escaliers en courant. Et cette clef qui refuse de rentrer facilement dans la serrure, et ce silence tout sombre de l’appartement. Elle balance son sac et ses baskets, accroche son manteau, s’étrangle dans son écharpe ; elle est comme du lait sur le feu, elle sent que ça va déborder et elle ne supporte pas ça.

Mahaut ravale les larmes qui frémissent sous ses paupières qu’elle ferme fort fort fort. Elle serre la mâchoire, se camisole dans ses bras, respire longuement longuement longuement. La psy lui a dit de se concentrer sur le vrai quand elle perd pied, qu’elle panique. Le vrai. Son cœur qui bat à tout rompre, sa respiration qui se coince, le sol tout froid sous ses chaussettes, ses doigts crampés qui s’enfoncent douloureusement dans ses bras, sa posture voûtée.

Elle se force à dénouer ses vertèbres une à une, se redresse, baisse les épaules. Okay, elle a le contrôle. Mais elle tremble. Elle file sous la douche et l’eau brûlante lui rougit la peau, mais ça fait du bien. Sur le miroir plein de buée elle trace un smiley souriant à la place de son visage, puis l’efface du plat de la main pour affronter la réalité.

Ses cheveux trop longs et mouillés sont collés à son visage, on dirait des tentacules brunes, ou des racines. Quelque chose de moche, en tout cas. Comme ses taches de rousseur, comme la lueur malade dans ses prunelles, comme son corps trop gros ou trop maigre selon les jours, avec ses poils et ses seins et ses boutons. Tout ça ça existait pas à Fort-Levant. Y avait plus important, plus grand.

Elle plante son regard dans celle du miroir et dit :

— T’aurais pas dû te réveiller, débile.

Ça la calme un peu, de le dire. Elle coupe le feu mais laisse le couvercle sur le lait. Ça bout plus, mais il suffit d’un rien. Mahaut fatigue.

Elle enfile un pyjama, deux grosses paires de chaussettes, un sweat dont elle rabat la capuche. Elle épingle sa broche sur son cœur, range les romans de la table ronde dans sa bibliothèque, se plante devant les cadres d’insectes sur le mur.

Elle pense à sa mère qu’elle aime, à cette Garance détestable, au fait que c’est la même personne et qu’elle a une grand-mère dans cette ville.

La porte d’entrée s’ouvre.

— Mahaut ? T’es rentrée ?

Non, c’est le teckel de la voisine qui a allumé toutes les lumières.

— Mahaut ?

— J’arrive !

Mince, elle a des trémolos dans la voix. Faut qu’elle se reprenne. Elle peut pas se perm…

— Tout va bien ?

Il a le manteau encore sur le bras et les sourcils plissés d’inquiétude. Ils se regardent un moment. Mahaut en a presque la tête qui tourne.

— Ça va, ment-elle.

Il suspend son manteau avec des gestes lents, en la regardant.

— Tu es sûre ?

— Mais oui, lâche-t-elle en se dirigeant dans la cuisine.

Faut qu’elle s’occupe les mains. Elle ouvre le frigo, trouve un Coca.

— Pas de soda avant de manger, rappelle son père.

Elle l’ignore, mais les gaz lui brûlent la gorge, et ça la dégoûte quand même tout ce sucre aussi tard. Elle a pas l’habitude.

— Mahaut… écoute, tu…

Il s’assoit, ou plutôt se laisse tomber. La fatigue et la lassitude lui creusent de lourds cernes, sa barbe a l’air de le dévorer vivant. Mahaut se sent très mal, coupable. Elle remet le Coca au frigo.

La cuisine lui paraît encore plus petite. Eux deux et leurs malaises et leurs angoisses, ça fait trop pour cette pièce.

— Et si on prenait un chat ?

— Quoi ?

Sa surprise le fait sourire. Un chat ?

— Je me suis dit… un animal… On a un peu de mal à communiquer en ce moment, ça peut nous faire du bien.

Du mal à communiquer. Un peu peut-être, mais elle croyait que ça allait mieux.

— Et justement, je connais quelqu’un qui peut nous avoir un chaton. T’en penses quoi ?

Sauf que rien va mieux et ça aussi, son père lui a pas dit.

— C’est Sophie qui donne des chatons ?

Envolé le sourire. Son père est une statue de granit et tout l’air de la pièce s’est figé. Mahaut se sent prise dans une grande toile d’araignée, elle peut plus partir, elle peut plus bouger. Les couleurs ont disparu : la nappe à fleurs, les pots d’épices et les magnets du frigo ont viré gris.

— Comment tu…

— Je te demande si c’est ta bonasse mexicaine qui t’a soufflé cette brillante idée.

Voilà, c’est tranché : son père trompe sa mère avec une nana Old El Paso.

— Comment tu parles ? s’exclame-t-il d’une voix blanche.

Blanche comme sa peau, qui a viré lait caillé. Il est en colère, Mahaut le voit bien, mais il perd pied surtout, et elle se sent toute-puissante. Elle a pour elle le coup-bas des connaissances insoupçonnées et une fureur qui gonfle dans sa poitrine depuis son réveil à l’hôpital. Son père ne peut rien contre sa rage à elle.

— Je parle comme je veux, crache-t-elle. T’allais attendre encore combien de temps avant de m’en parler ?

— Mahaut…

— Combien de temps ?

Il plonge le visage dans ses mains, s’octroie une pause, mais c’est dégueulasse ! Mahaut n’a eu droit à rien, elle ! Pas de répit, pas de pause !

Elle comble l’espace entre eux et lui tire violemment le bras, révèle un œil rond, outré et blessé.

— Réponds-moi ! Depuis combien de temps tu trompes maman avec cette fille ?

— Ça suffit, maintenant !

Son ton claque, la saisit dans sa colère. Mahaut bouillonne. Son père croise les bras et la regarde de haut. Il se protège. Elle veut frapper, mordre, crier.

— Tu mélanges tout, Mahaut. J’aurais dû t’en parler, mais Sophie n’est pas…

— NE MENS PAS !

— Mahaut, tu…

— TAIS TOI !

Elle a à peine conscience de le repousser. Ses poings rencontrent une épaule, un avant-bras, un placard ; elle se débat et hurle hurle hurle, hurle à en vomir. Son père lui parle, mais elle n’écoute plus. C’est trop. Il lui ment encore, il lui ment toujours, elle a une grand-mère et sa maman n’était pas cette personne parfaite qui lui manque tellement.

Il va pour l’étreindre. Elle s’arrache à ses bras de toutes ses forces, et soudain le fracas. Explosion de verre brisé, choc d’un objet qui heurte le sol, se casse.

— Merde ! Attention, ma puce.

Ma puce ?

Elle se laisse déplacer sur le côté, hébétée. Ma puce ? Après toute sa haine, elle y a encore droit ?

Elle baisse les yeux sur la cafetière morcelée. Son père se déplace de façon ridicule, pour ne pas écraser le verre sous sa semelle tout en atteignant la balayette dans le placard sous l’évier. Il ramasse les miettes. Le silence crisse aux oreilles de Mahaut. Il s’octroie encore une pause en nettoyant, mais elle aussi reprend son souffle.

Elle a la tête qui tourne et très envie de rendre son déjeuner.

La grande carcasse de son père finit par interrompre son mouvement. Il est loin d’avoir fini, mais il repose pelle et balayette, rejoint Mahaut et souffle :

— Viens. Au salon.

Il pose une main sur son dos mais elle se dérobe et le devance.

— Assieds-toi.

Il prend place sur le canapé, tout au bout, et tapote l’espace libre. Il a un regard de chiot, un regard de papa triste, un regard de parent inquiet.

— Non, répond-t-elle.

Il soupire, elle se crispe.

— Ma chérie, si je peux au moins t’expliquer…

— C’est vrai que j’ai une grand-mère dans cette ville ?

À nouveau, la peau blême sous les cheveux drus et la barbe ; à nouveau ce silence blessant. C’était vrai. Des larmes brûlantes lui montent aux yeux. Son corps devient brasier, fournaise. Elle se fait dragon.

— Je te déteste, papa.

Un voile rouge lui tombe dessus. Le salon se fait sanglant, les murs écarlates, son père calciné. Sa respiration est lourde, ses entrailles se sont changées en pierre de lave.

— Je te déteste.

Il bondit sur ses pieds, ouvre la bouche, mais elle crie :

— Tu m’as menti sur tout ! Tout, putain ! Maman a habité ici, je le sais ! Et tout le monde la haïssais, tout le monde !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Maman m’a menti aussi ! Elle m’a dit que ma grand-mère était morte, elle m’a jamais parlé d’Arthur, elle m’a jamais rien dit ! Elle m’a menti toute ma vie et elle… elle…

Et elle ne pourra jamais s’excuser.

— Je suis désolé, Mahaut. Ma chérie.

Son père la prend dans ses bras. Une étreinte de fer. Il s’excuse encore et encore. Il s’excuse de sa part, de celle de sa maman.

— Elle m’aimait pas, maman ?

La question est tombée. La suivante s’écoule, roule sur ses joues avec ses sanglots :

— C’est pour ça qu’elle m’a abandonné ?

Son père essaye une réponse qu’elle n’entend pas. Ses oreilles sont bouchées, son cœur prend trop de place et l’étouffe.

— Elle m’aimait pas ?

— Elle t’adorait, Mahaut.

Il a parlé fort, vite. Il la prend par les épaules pour qu’elle le regarde. Il est tout flou et tremblotant, mais elle distingue ses sourcils froncés et son air assuré. Il répète, lentement :

— Elle t’adorait. Plus que tout au monde. Pour l’heure, y a rien de plus à savoir.

Il l’embrasse sur le front, la serre contre lui.

— Je suis désolé de t’avoir caché tout ça. J’ai cru… j’ai cru que tu n’étais pas prête. Si j’évoquais ta mère, tu te braquais, alors je... J’ai été stupide.

Elle veut soudain lui dire que non, c’était pas stupide. Qu’elle est pas prête à ce que tout change ; à avoir une grand-mère à visiter, une Sophie à rencontrer, une maman à enterrer. Elle est pas prête pour tout ce qui l’attend, pour la fin de l’année, le brevet, le bac. Cette stupide photo de classe où elle choisira seule sa tenue. Elle est tellement pas prête que la tête lui tourne, alors non c’était pas stupide d’avoir voulu la préserver, et elle va lui dire. Elle se cramponne à lui, ouvre les lèvres et lâche un gémissement plaintif, qui devient un sanglot. Elle pleure finalement de tous ses poumons, se libère de tout ce qui traînait dans son corps et dans sa tête, et les pleurs de son père lui tombent dans le cou comme une pluie tiède.

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EryBlack
Posté le 29/07/2023
Coucou Claquette, là ça va être très difficile d'avoir du recul sur ce chapitre parce que je suis super émue. Cette explosion sonne très juste, je ne vois pas quoi dire d'autre si ce n'est que j'en ai les larmes aux yeux.
Le seul détail qui m'a fait tiquer, sans me sortir de ma lecture vu la force émotionnelle du chapitre, c'est la phrase sur la "bonasse mexicaine" parce que 1) je ne me souvenais pas du détail de l'origine de Sophie ni comment Mahaut l'apprend et 2) j'ai trouvé la phrase un poil à côté de la façon dont s'exprimerait une collégienne, pas pour les mots vulgaires mais pour le côté "Je te demande si..." et "t'a soufflé cette brillante idée". Ça fait un peu construit, comme une adulte souhaitant être venimeuse pourrait s'exprimer, alors qu'ici dans ma tête Mahaut certes calcule comment faire mal à son père, mais elle laisse aussi libre court à une violence très enfantine, bref, je me suis interrogée sur la formulation.
Autre micro-détails :
-"Ferme là ferme là ferme là" -> Ferme-la
"TAIS TOI !" -> TAIS-TOI
"tout le monde la haïssais" haïssait
"elle m’a abandonné" abandonnée

Je trouve incroyablement bien pensé que Mahaut se dise "T'aurais pas dû te réveiller, débile". C'est troublant de justesse en ce qui concerne ma perception de l'adolescence.

<3
Elka
Posté le 26/08/2023
Coucou Ery
Comme pour Rach je m'excuse à mort pour le retard de réponse >< !
En plus que dire d'autre sinon "merci" ? Que cette scène t'aie touché comme ça, c'est plus que je n'aurais pu espérer !
La remarque est bien noté pour la bonnasse mexicaine (j'aime bien cette vulgarité justement parce que Mahaut veut faire mal bêtement en cet instant... Mais je vois la dissonance avec les autres formulations. J'essayerai de changer ça ! Mais oui, c'est une conclusion qui suit plusieurs réflexions sur le physique de Sophie)
EryBlack
Posté le 26/08/2023
<3
Alors oui oui, je reprécise : cette vulgarité est super, aucun pb. C'est l'info du physique de Sophie que je me souviens pas avoir eue (quand elle avait regardé le portable de son père, il y avait une photo ?), et uniquement la formulation "je te demande si (...) t'a soufflé cette brillante idée" qui m'a parue plus adulte. Et après bien sûr à toi de voir :D
Rachael
Posté le 16/07/2023
C'est un chapitre complètement dans l'émotion, ça pète, ça crie, ça sanglote, et on sent qu'il va y avoir besoin de tout un tas d'explicaions derrière. J'admire que tu arrives à décrire tout ça avec autant de justesse, parce que oui, ça fonctionne. Au delà on réalise qu'il existe un tas de non dits entre Mahaut et son père, des non dits bien intentionnés mais pas forcément judicieux (enfin, ça, c'est à voir dans la suite). Au centre, le personnage de la mère est une ombre très pesante : même morte, elle reste au coeur de leurs vies et ils doivent réussir à régler leurs comptes d'une manière ou d'une autre pour avancer.
Elka
Posté le 26/08/2023
Rach je suis DESOLEE
J'ai mis un temps infini à te répondre.
C'est rassurant pour moi que tu dises de ce chapitre qu'il fonctionne ! Je voulais une scène qui claque... Mais une seule. Dans les films/séries, y a souvent qu'une seule scène pour faire exploser le conflit tout en le résolvant, et je voulais réussir quelque chose comme ça ♥
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